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Le développement de la prédication à la fin du Moyen Âge

Odile Pruvot

Selon la définition qu’en donne le prédicateur Alain de Lille au début du XIIIe siècle, la prédication est « un enseignement public et collectif des mœurs et de la foi, en vue d’instruire les hommes, appuyé sur la raison et puisé aux sources de l’autorité ». Cette forme d’enseignement des masses – en particulier des femmes et des enfants – se répand au cours du Moyen Âge. Elle avait commencé tôt, comme en témoigne, dès le IVe siècle, l’évêque d’Arles, saint Césaire.

Mais durant le haut Moyen Âge, elle avait notoirement reculé. François Petit, dans son livre sur saint Norbert, nous décrit ainsi les choses :

Au XIIe siècle l’usage de prêcher à la messe n’était plus si normal. La prédication demandait une juridiction bien établie et par-là était réservée à l’évêque ou au curé. En fait, elle était rare [1].

Saint Norbert fait scandale quand il commence à prêcher partout où il passe pour réveiller la foi des fidèles. Il lui faut une autorisation pontificale émanant du pape lui-même pour vaincre les résistances.

Pourtant, la prédication se développe au cours du XIIe siècle, notamment pour combattre les hérésies. Elle connaît un vif essor au XIIIe siècle, sous l’influence des ordres mendiants, dominicains et franciscains. Le concile de Latran en 1215 en fixe les principes et les buts principaux.

Sous l’influence des frères mendiants, qui concurrencent largement le clergé séculier et remportent un grand succès auprès des foules, la prédication se répand sur les places publiques et aux carrefours des villes, où elle rassemble un maximum d’auditeurs. Contrairement à la messe, prononcée en latin, le prêche public se fait en langue vulgaire pour être compris de tous. La « leçon », ainsi donnée publiquement, peut durer plusieurs heures. Pour capter l’attention du public populaire, il faut aux prédicateurs un grand talent d’orateur, doublé de qualités de mime et d’acteur. Les recours aux paraboles et aux historiettes divertissantes (les exempla), tirées de fables ou de la vie quotidienne, sont fréquents pour illustrer un sermon ; certains prédicateurs n’hésitent pas à raconter des histoires drôles, à gesticuler ou à agiter des objets incongrus pour réveiller la foule.

Les buts de la prédication

La prédication a pour but de transformer celui qui écoute, de le rapprocher de Dieu, notamment par une meilleure connaissance des Écritures. Cette catéchèse se résume en trois points (ce résumé provient de l’analyse des exempla rassemblés dans le recueil d’Étienne de Bourbon).

  • Inspirer la peur de la damnation éternelle. Pour l’éviter, il faut mourir en plein accord avec le Seigneur, donc ayant obtenu le pardon des fautes commises. L’on insiste sur la nécessité de penser constamment à la mort, et on insiste sur les horreurs de l’enfer et les peines du purgatoire.
  • Montrer la voie du salut. Les exempla démontrent aussi les multiples avantages du jeûne, du pèlerinage, de la croisade, des aumônes. L’appel aux saints et à la Vierge est tout autant recommandé. Elle passe bien sûr par la confession, qui aide à triompher du Malin. Les œuvres de pénitence et de miséricorde en sont les compléments indispensables.
  • Lutter contre les vices. Plus de la moitié du traité d’Étienne de Bourbon y est consacré. L’auteur range sous l’un ou l’autre des sept péchés capitaux tous les crimes et les vices de son temps.

En 1208, le pape Innocent III de son côté donne une norme pour les sermons, qui est reprise dans les canons du concile de Latran en 1215. Le sermon a quatre buts principaux : attaquer l’hérésie, affirmer la foi catholique, extirper les vices et semer la vertu.

  • Attaquer l’hérésie : on n’en trouve peu de trace dans les sermons retrouvés, mais on sait que ces discours ont existé (saint Antoine de Padoue prenant à partie des Cathares dans le midi de la France, sur le point de la présence réelle de Jésus dans l’hostie). On cherche surtout à prévenir l’hérésie. Inversement, on surveille les prédicateurs et leur orthodoxie par des contrôles, et une censure peut s’exercer. Ce fait est connu par les chroniques.
  • Affirmer la foi catholique : on met l’accent sur l’importance du Christ et de sa vie d’homme, sur la place du crucifix qui doit concentrer tous les regards, et surtout sur l’importance du précieux Sang qu’il a versé.
  • Extirper les vices et semer la vertu : les vices et les vertus sont le sujet exclusif de l’enseignement aux XIVe et XVe siècles, après la disparition des principales hérésies. Ce thème concerne la confession : la prédication doit provoquer la confession, c’est-à-dire mettre en avant le péché. À Paris, l’idéal social du « prud’homme » (honnête homme à la bonne réputation) va de pair avec les vertus cardinales (justice, force, tempérance, prudence) ; à Florence, on met en avant la réussite sociale, excluant la violence et l’orgueil, ainsi que les comportements féodaux.

On ajoute également le thème de la conversion intérieure, le fait de se tourner vers Dieu. La paix intérieure est le préalable à toute paix civile, et a comme conséquence la paix éternelle. Ce sont là des préoccupations italiennes : la paix n’est pas imposée par le pouvoir politique mais se construit d’abord dans les cités.

Le public des prédications

Parmi le public habituel des prédicateurs, les femmes et les jeunes filles représentent une majorité. On trouve également dans la foule des étudiants et des maîtres d’université, ainsi que des écoliers, des jeunes gens ou des apprentis de métiers. Il existe même des prêches spécifiquement destinés aux enfants. Nullement passif, le public des prédications, qui se chiffre en milliers de personnes au XVe siècle, interpelle parfois le prédicateur pour contester ses propos ou l’appeler à davantage de modération. On ignore quel est l’impact réel de ces sermons sur les mœurs et les connaissances des gens ordinaires, mais ils font en tout cas complètement partie du paysage urbain à la fin du Moyen Âge.

Sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois à Paris, au XIVe siècle, on trouve des plaintes des curés à leur évêque. Ils déplorent que leurs paroissiens territoriaux délaissent leurs offices pour aller chez les Franciscains ou Dominicains les plus proches, attirés par les prédications ! À défaut de textes sur la réponse de l’évêque du moment, on constate que la prédication se développe dans tous les lieux de culte. Stimulée par les ordres mendiants, elle devient nécessaire pour conserver les fidèles qui sont demandeurs. Certains prédicateurs sont salariés par les assemblées urbaines pour organiser la représentation de mystères théâtraux et assurer les grands cycles de prêche public qui rythment la vie des villes tout entières, particulièrement au moment du carême et de l’avent.

L’art de la prédication : de la technique aux prédicateurs inspirés

La prédication est désignée au XIIIe siècle comme ars prædicandi. C’est une technique, appuyée sur des manuels. Le prédicateur doit savoir maîtriser ses gestes. C’est avant tout une maîtrise de la parole, avec une structure du texte. Il faut aussi adapter le contenu.

L’Ars prædicandi fournit, du XIIe au XVe siècle, le sujet de nombreux traités dont les manuscrits, encore conservés par centaines, attestent le succès. Nous y découvrons une science d’une complexité déroutante, où l’influence des modèles universitaires est très nette. Un bon sermon est comme un arbre. Le thème en représente la racine, le pro-thème, le tronc ; l’annonce du plan correspond à la diversification du tronc commun, et, sur le rameau des distinctions, pousse le feuillage du développement. Dès le XVe siècle, des voix s’élèvent pour juger excessif un tel développement, faisant valoir que la prédication des Pères n’avait pas besoin de tant d’artifices pour suppléer au manque d’inspiration. Cependant les auditeurs, surtout dans les villes, ne sont pas insensibles aux belles constructions, et de toute façon les exempla animent l’ensemble.

La démarche intellectuelle des prédicateurs révèle leur formation écrite : ils analysent le réel, l’ordonnent avec des structures qui font sens. On associe dans une même démarche des procédés de l’école et des formes plus poétiques, liées à la mémoire des récits.

La prédication (le prêche) se rapproche du sermon, généralement prodigué dans une église, alors que la prédication se développe surtout en plein air. Comme une leçon de théologie, le sermon est une explication d’un petit fragment de l’Écriture, éclairée par la tradition patristique et scolastique. L’analyse se fait à la fois sur le plan du dogme et de la morale. À l’instar du message dont elle est la proclamation, toute prédication véritable doit enrichir la foi des fidèles et guider leur conduite. Le sermon au XIIIe siècle est un commentaire au fil du texte d’un extrait d’évangile. Maurice de Sully, à la fin du XIIe siècle, rédige un manuel en fournissant des sermons tout faits : le texte est traduit, avec une simplification ou une explication de certains termes. Sa première préoccupation est de rendre accessibles les textes à ceux qui ne connaissent pas l’écrit. La traduction est suivie d’une explication morale simple.

Si cette ambition d’explication des textes est haute, il faut cependant la nuancer. Beaucoup de textes prêchés devant des auditoires populaires n’accordent qu’une place restreinte aux questions de théologie, dont les liens avec l’éthique sont ténus. Ils effleurent à peine les sujets qui sont pourtant au centre des débats des docteurs, l’essence de Dieu ou la nature de la Trinité ; par contre, ils exposent largement les points de foi qui manifestent l’amour de Dieu pour sa créature, en particulier la Passion. Le rappel insistant de l’œuvre rédemptrice conduit droit de la croyance à la conduite, puisqu’à la miséricorde doit répondre la gratitude, dont le respect des commandements est la seule expression convaincante.

La prédication évolue entre le XIIIe et le XVe siècle, en fonction du public visé, de plus en plus large.

L’usage de la métaphore – il faut trouver le langage adéquat pour transférer la réflexion du peuple du littéral au moral – est permanent. On utilise diverses métaphores, comme la maladie, la vieillesse. Le choix entre Dieu et le diable est comparé au choix matrimonial. Les exempla récapitulent et permettent de mieux mémoriser. Il s ne sont pas très nombreux dans chaque sermon, afin d’être plus efficaces.

Les prédicateurs associent une culture savante et une culture commune. La culture commune, populaire, s’exprime par l’importance donnée aux métaphores. Le mari idéal a la force, la haute naissance, la beauté, la sagesse. Cette image circule même dans les vies de saints. C’est un schéma enrichi au XIIIe siècle par la culture en langue vulgaire avec les romans de chevalerie (Chrétien de Troyes). En 1270, la culture aristocrate et courtoise domine, avec les tournois, la chasse, la vie « courtoise ». La plus grande qualité de Dieu est alors la courtoisie.

Il y a aussi des adaptations géographiques : on met en avant des valeurs aristocratiques à Paris, mais pas dans les villes marchandes de l’Italie du Nord. La culture savante demeure importante, quels que soient les prédicateurs, franciscains autant que dominicains, même si ces derniers sont réputés plus savants.

On trouve rarement des références aux représentations figurées (peinture, sculpture, vitrail), sauf l’image du crucifié qui est souvent détaillée. En revanche, avec la grande réforme franciscaine, des images apparaissent au début du XVe siècle ; cela vient de ce que les prédicateurs itinérants ne connaissent pas les lieux où ils vont prêcher, et emportent leurs supports, tel saint Bernardin de Sienne qui apporte avec lui un tableau qui représente le Saint Nom de Jésus sous forme d’un anagramme avec des rayons qui partent du centre.

Retenons que les prédicateurs sont des hommes de parole avant tout. Pour eux la vérité sort de l’Écriture, sans cesse citée et méditée.

Quand Luther, au début du XVIe siècle, accusera l’Église romaine de fournir aux fidèles une nourriture insuffisante en matière de foi et de mœurs, se contentant de les bercer de cérémonies absconses et de théories scholastiques, le reproche ne sera pas toujours fondé, pour ce qui est de la deuxième moitié du Moyen Âge, qui fut un grand âge de la prédication, animé d’un sincère amour de la Sacra pagina, la parole de l’Écriture.

Odile Pruvot, mariée, mère de cinq enfants. DEA en Sorbonne sur les implantations cisterciennes à Paris. Co-auteur du hors-série Le Point Religion (2011). Enseigne l’histoire dans un collège de la région parisienne.

[1] Saint Norbert et l’origine des Prémontrés, Paris, Le Cerf, 1981, p. 61.

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