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Le droit d’ingérence

Père Jean-Yves Calvez

Dire que je suis familier de ce sujet, ce n’est pas tellement vrai. Je suis familier des relations internationales, de la politique internationale, du droit international lui-même qui a à faire avec tout ça, mais au fond je serais porté à dire que personne n’est très familier de ces notions comme « ingérence » ou « intervention ». Ce sont des termes qui ont été employés dans le débat public lors des dix ou quinze dernières années, mais non sans beaucoup d’ambiguïtés, et sans beaucoup d’équivoques, et donc ma tâche sera au fond d’abord d’essayer d’éclairer un petit peu ces termes, de dire quelque chose des problématiques récentes à cet égard, et puis je n’oublierai pas la question principale, qui est de savoir ce que théologiquement on peut dire de tout cela.

Poser le problème

Je commence donc par un certain nombre de précisions, de réflexions sur la problématique générale, qui mènent à s’interroger spécialement aujourd’hui.

« Ingérence » : ne vaudrait-il pas mieux plutôt dire « intervention » ? J’ai publié dans la revue Etudes en juillet 2003 un article qui porte sur le droit de renverser des gouvernements et des régimes. J’y utilise plusieurs fois le mot ingérence. J’ai reçu une lettre violente d’un groupement qui défend la pureté de la langue française, et qui écrit régulièrement à la revue Etudes d’ailleurs, pour protester contre toutes sortes d’emplois de certains termes, et le terme auquel ils en avaient, c’est le terme « ingérence ». Il ne faut absolument pas dire cela, selon ces personnes, parce qu’ingérer, c’est d’abord absorber quelque chose en le mangeant, et puis surtout, je pense que la difficulté qu’avaient ces puristes avec le terme, c’est que l’ingérence, c’est normalement indu. On ne doit pas s’ingérer. Donc si on parle d’ingérence, c’est mal. Or, j’en parlais sinon bien, du moins de manière un petit peu neutre. On nous répond qu’il ne faut pas dire « ingérence » mais « intervention ». Si les deux termes se recoupent beaucoup, le mot « intervention » est très ample, très large, et je crois que si on veut parler un peu du genre de problème qui nous intéresse, il faut presque tout de suite ajouter, non pas de manière exclusive tout de même, mais il faut ajouter avec un lien assez fort, l’adjectif « militaire ». Donc, nous allons parler d’intervention plutôt militaire, d’exercice de force en tout cas, ou plus exactement de contraintes. Exercer une contrainte sur quelqu’un, un groupe, un État.

En deçà même du militaire, parce qu’on peut parler d’intervention ou même d’ingérence, par des procédés non militaires : certaines influences contraignantes qui peuvent être exercées par la voie d’une propagande, d’une désinformation, des modes de ce genre méritent bien la qualification également d’intervention ou d’ingérence, y compris une ingérence indue. Je pense que ce n’est pas mauvais de se rendre compte que ce n’est pas toujours très évident, l’emploi de ce terme. Mais c’est bien vrai d’autre part que dans la période récente la question s’est posée d’exercice de contrainte à l’égard d’une communauté politique donnée, reconnue comme telle dans la communauté des nations : c’est de cela que l’on parle en général quand on dit « l’ingérence ».

Est-ce que tout cela est nouveau ? Non. Le XVIIIème et le XIXème siècles sont pleins d’interventions militaires, non seulement les guerres de Napoléon, mais en plein milieu du XIXème siècle, pas mal d’interventions, généralement pour protéger des chrétiens dans diverses dépendances de l’empire turc. Les Français sont allés au Liban un certain nombre de fois pour protéger en particulier les chrétiens contre les Druzes, avant que les uns et les autres ne s’entendent un peu mieux. Il y a eu au XIXème siècle des interventions en Amérique latine, je pense au Venezuela et la Colombie, pour obtenir la restitution de dettes internationales. On parle beaucoup de dettes aujourd’hui, on en parlait vers 1850 : pas tout à fait de la même manière mais presque. A cette époque là, il y a eu des réactions assez vives des nations sud-américaines et de leurs juristes, et cela donna naissance à des principes généraux bien admis en droit latino-américain, pas forcément ailleurs dans le monde, une certaine doctrine Drago, du nom d’un juriste, doctrine aux termes de laquelle on peut être amené à faire des interventions pour certaines choses, peut-être de type humanitaire, mais sûrement pas pour récupérer l’argent des dettes. Et c’est un principe qui a été admis de manière très universelle dans l’Amérique latine du XIXème siècle. Ce n’est pas pour insister sur ce point que j’en parle, mais c’est pour dire qu’il y a eu dans la problématique internationale, dans la diplomatie, dans les actions des États, dans la confection du droit, il y a eu bien des choses qui avaient trait, qui dépendaient d’actions du type qu’on appellerait, qu’on appelle aujourd’hui ingérence ou intervention principalement militaire. En Chine, on en a fait pour ouvrir ce pays au commerce - de l’opium d’ailleurs. On a fait un certain nombre de coups de ce genre, qui se sont terminés d’ailleurs par l’emprise territoriale de nombre de ces fameuses concessions qui existaient tant à Pékin qu’à Shanghai.

Donc c’est une longue histoire, et une histoire qui en gros ne rend pas l’idée d’ingérence ou d’intervention tellement sympathique. Soit chez les peuples qui les ont subies au XIXème siècle, soit chez les juristes un peu plus pointilleux, qui souvent les ont condamnées.

Je crois qu’effectivement on avait beaucoup oublié tout ça entre les deux guerres mondiales et après la seconde guerre mondiale : quand on a commencé à en reparler dans les années 80, c’est apparu un peu tout neuf.

On peut dire que l’ingérence est interdite, aux termes du droit international courant. Interdiction qui a été recueillie par la charte des Nations Unies, Charte de San Francisco, en 1945, un des plus importants documents du droit international contemporain. Là vous avez le paragraphe sept, article deux, qui dit : « Aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations Unies (elles-mêmes) à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État. »

Ce principe suppose un certain intérieur par rapport à un extérieur. Si quelqu’un franchit en armes la frontière de son pays pour envahir le voisin, cela s’appelle une agression. Le paragraphe sept ajoute qu’on n’a pas le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures d’un État. Et même les Nations Unies, qui ont beaucoup de pouvoir pour intervenir en cas d’agression, doivent se garder d’intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État.

Donc il y a plutôt en général une interdiction : par rapport à cela, une tentative a été faite récemment, malgré le principe général, au cours des guerres des Balkans, pour faire reconnaître un droit d’ingérence, y compris avec des moyens militaires. Un droit d’ingérence à finalité d’abord humanitaire, pour assurer en particulier des couloirs de passage de secours d’urgence alimentaires ou médicaux, pour permettre à des équipes médicales de se rendre sur le terrain malgré les combats qui ont lieu dans la zone, et on peut ajouter en opposition à l’attitude du gouvernement local, s’il y en a un.

L’idée était d’intervenir de force, créer un couloir par la force militaire des Nations Unies, mais peut-être n’aurait-on pas exclu que ce droit bénéficie aussi à une nation particulière, voisine par exemple. C’est comme cela en tout cas que la question est revenue sur le tapis. Donc celle d’un droit d’ingérence à finalité humanitaire, sans apporter le moindre concours aux parties en conflit, spécifiant bien qu’on cherche à rester neutre à cet égard, même s’il y a des raisons pour l’organisation internationale de n’être pas neutre tout court ; mais on estime qu’il faut bien distinguer les choses, et que de telles ingérences doivent être strictement réservées à ces finalités. Donc, je répète, sans apporter le moindre concours aux parties en conflit, sans favoriser aucune d’entre elles.

Des résolutions de l’assemblée générale des Nations unies ont été prises en ce sens à ce moment-là. Il y en a deux qui portent sur le droit d’ingérence, mais tout autant sur le devoir : il y a corrélation entre droit et devoir.

Il y a eu aussi à cette époque-là (1989) une conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, à Paris, et où le président Mitterrand a parlé de ce problème et a proclamé avec beaucoup d’insistance le devoir d’ingérence ; il a dit, entre autres choses, que l’obligation de non-ingérence, qui est la règle générale, s’arrête à l’endroit précis où naît le risque de non-assistance. Il y a alors non plus obligation de non-ingérence mais obligation d’ingérence. C’est un moment important dans l’histoire de cette question.

Une résolution de l’assemblée des Nations Unies, ce n’est pas grand-chose, ça n’a rien d’exécutoire, c’est une bonne intention exprimée par l’assemblée en question. Mais cela a sûrement ramené l’idée d’ingérence pour cause humanitaire au niveau des principes du droit. Le droit international de toute manière n’est pas codifié, il y a des choses partielles, des traités, des conventions, beaucoup de choses qui sont acquises dans des conférences internationales. Il existe des codifications partielles : il y a quelques années on a fait une grande conférence du droit de la mer où on a essayé de mettre bout à bout les grands principes en matière de droit international maritime. C’est toujours très fragmentaire le droit international, mais, quand même, à travers les débats des Nations unies, ces résolutions dont on parle, le principe d’un droit d’ingérence pour cause humanitaire est entré dans le droit général.

Si les choses ne sont pas plus évidentes au XXème siècle qu’au XIXème, c’est que dans le débat qui a conduit à ces résolutions, il y a une très forte opposition des pays petits et faibles, en général pays dits du tiers-monde, parce qu’ils ont vu dans cette idée un instrument pour intervenir chez eux. Ils se sont méfiés. Les choses ne vont donc pas de soi.

La deuxième étape, c’est que la question s’est formidablement élargie récemment, du fait de l’initiative américaine d’entreprendre pas moins que le renversement d’un gouvernement. Parce que dans l’histoire de l’Irak bien sûr, les États Unis pouvaient dire qu’on allait courir après les armes que Saddam Hussein aurait possédées, en contravention avec ses engagements devant les Nations Unies elles-mêmes, mais ça n’a jamais été la seule idée des Américains. Finalement, cette histoire des armes ayant été ramenée à sa juste mesure, les Américains n’en considèrent pas moins qu’ils ont bien fait d’aller abattre ce régime politique en tant que tel.

C’est la principale justification qu’ils donnent désormais à leur entreprise : des actions militaires conduisant à la disparition de ce gouvernement, à son évanouissement. Et c’est ce qui amène à la question : peut-on dire que la charte des Nations Unies permettrait aux Nations Unies elles-mêmes d’aller carrément abattre un gouvernement oppresseur de son peuple, violant les droits de l’homme élémentaires des populations ? Est-ce que cette charte peut autoriser une initiative de ce genre, de la part du Conseil de sécurité ? Je ne le crois pas. Même les Nations Unies et, je pense, en raison de l’article deux, ne sont pas autorisées par leur droit fondateur à entreprendre quelque chose comme cela. À plus forte raison, c’est interdit par le droit en vigueur à une nation particulière. N’empêche que l’opinion est souvent diversement favorable à une telle entreprise aujourd’hui. Moins en France qu’aux États-Unis, admettons-le pour des raisons obvies quant à la manière dont tout cela s’est déroulé au Conseil de sécurité, mais les Américains disent, eux, en tout cas volontiers aux Européens : nous avons en fait renversé une dictature, un dictateur, qui méprisait les droits de l’homme, nous avons fait ce que vous n’avez pas su faire en 1935-1936 à l’endroit de Hitler, pour empêcher la catastrophe qu’a été la deuxième guerre mondiale. M. Bush a redit cela à peu près aux Nations Unies. Pour le gouvernement américain actuel, pour la grande majorité du peuple américain, il va de soi qu’on pouvait le faire, qu’on pourrait le refaire dans des circonstances analogues.

Les Européens se sont, eux, réjouis de la chute du régime de Bagdad, et un certain nombre d’entre eux auraient appuyé certaines actions contre l’Irak pour diverses raisons, en particulier pour détruire ou trouver des armes que les inspecteurs des Nations unies auraient estimé exister. Je pense que ce fut, au moins au début, la position très claire du président Chirac en France. Il était disposé à intervenir militairement avec les Nations Unies, s’il y avait matière. Pas mal d’Européens auraient aussi marché en ce sens. Peu d’Européens au contraire auraient accepté l’idée d’aller renverser ce gouvernement comme tel – ce qui a été fait –, tout en ayant un jugement plus que réservé, voire très négatif, sur ce gouvernement. Je crois qu’il n’y aurait pas eu en Europe grand monde pour dire aussi facilement que les Américains : oui, on peut faire cela, on doit même le faire, pour le bien du peuple irakien.

Mais que diraient les Européens dans un autre cas de ce genre, je n’en sais rien. Ce que je tire de tout ceci, c’est qu’il y a sûrement une tendance historique à accepter, à justifier des interventions de ce genre, qui auraient paru extrêmement dangereuses il y a un siècle. Peut-être changera-t-on d’avis. Mais, pour l’instant, on a plutôt tendance à justifier de telles interventions. Tout le monde est prêt, à le faire dans le cas des causes de type humanitaire, tout en sachant que ça ne plaît pas beaucoup au tiers-monde. Renverser des gouvernements paraît plus problématique [1].

Mais cette tendance même se développe aussi et s’inscrit dans le même esprit selon lequel on se montre favorable à l’exercice d’une juridiction sur des crimes contre l’humanité, des crimes commis par des gens d’autres pays mais non jugés dans leur propre pays. Que cela touche ou non des nationaux de notre propre pays à nous. Il y aurait peut-être des nuances apporter à cet égard, mais ce n’est pas le premier point : le premier point, c’est que voilà des crimes contre l’humanité qui de toute manière nous concernent, concernent tout le monde. Si on peut mettre la main sur leurs auteurs, on estime avoir le droit de les juger. Au nom du droit pénal de toutes les nations, qui se ressemblent, surtout dans les dispositions concernant les crimes contre l’humanité, les génocides.

Cette idée s’est répandue rapidement. Bien sûr, on avait jugé un certain nombre de personnes à la fin de la deuxième guerre mondiale à Nuremberg et à Tokyo, mais c’était quand même très limité. Dans les dernières années, on est devenu bien plus favorable à ces entreprises. Le cas Pinochet a été évidemment exemplaire. Récemment, les Français demandaient à mettre la main sur Astiz en Argentine, accusé (et condamné d’ailleurs en France par contumace pour le meurtre de deux religieuses françaises, il y a maintenant bien des années). Le gouvernement argentin ne voulait certes pas procéder à une extradition, en disant qu’il allait lui-même juger ce crime.

Les opinions sont en général favorable à l’extension de la juridiction pénale, et vous savez qu’on a créé des cours de justice internationale pénale pour un certain nombre de forfaits nommément désignés : à La Haye, pour ce qui concerne la Serbie et le Kosovo, où sont jugés de gens comme Milosevic ; en Tanzanie, pour juger des crimes commis au Rwanda. Tout cela fonctionne, lentement.

On a vu, c’est le cas extrême, et l’opinion n’y était pas défavorable non plus, le Parlement belge voter une loi de compétence pénale universelle, ou de juridiction pénale universelle, ce qui voulait dire que si la police belge s’emparait, ou bien si on lui extradait un criminel, un suspect quelconque de crime contre l’humanité, si par exemple cette personne était prise par la police belge de passage à Bruxelles, à l’aéroport, on la jugerait, où qu’aient été commis les crimes et sur qui que ce fût, à savoir des nationaux belges ou pas, peu importe. D’où ce terme de compétence universelle. Cela veut dire que tout bon tribunal pénal, quelque part dans le monde, a compétence sur des cas de ce genre, qui relèvent de la juridiction pénale de l’humanité entière. C’est l’extrême de la tendance et ça n’a pas tenu la route. Les États-Unis qui n’étaient pas du tout heureux de cette initiative, comme ils se sont opposés à la cour pénale internationale, ont menacé, paraît-il, de retirer le siège du quartier général de l’OTAN de Belgique. Les Américains ont peur d’être l’objet de beaucoup de plaintes de ce genre, même non fondées. Ils peuvent avoir quelque raison de les redouter d’ailleurs, étant donné l’ampleur de leur engagement dans le monde entier. Les Belges ont modifié la loi, la rendant pratiquement inopérante.

Mais tout cela montre qu’il y a une tendance à ne plus admettre l’impunité d’un certain nombre de crimes. Et si on n’admet pas cette impunité, n’a-t-on pas le devoir d’intervenir à l’avance, de protéger les populations à l’avance de tels crimes ? Quand on est bien assuré des intentions criminelles, ou par exemple d’actions antérieures de tel ou tel de ces chefs d’État, Saddam Hussein ou un autre, quand on sait que, s’il reste en place, il va continuer à violer les droits de l’homme, n’a-t-on pas le devoir d’intervenir à l’avance, cette fois de manière préventive, d’intervenir pour renverser ce régime, faire disparaître ce gouvernement ?

À travers tout cela, le problème est devenu très actuel. Il est vrai que ce ne sont pas les mêmes qui sont favorables à l’action en Irak ou sont favorables à la cour pénale internationale, puisque les Américains par exemple n’ont pas hésité à justifier une intervention en Irak, et qu’en même temps ils sont hostiles à la mise en place de la cour pénale internationale. Ces tendances sont néanmoins claires. C’est ce qui me frappe et d’une certaine façon, cela constitue une remise en question de bien des choses du droit international courant.

Ce que l’on peut dire de façon très générale, c’est que, pour des raisons historiques très importantes, comme les guerres de religion au XVIème siècle, les traités de Westphalie en 1648, et les traités de Vienne en 1815, après les guerres napoléoniennes, on s’est fait, en Europe au moins — et puis ça s’est répandu dans le monde entier —, une espèce de doctrine que les États sont souverains et qu’on n’a pas le droit d’aller s’occuper des affaires des autres, même si ce ne sont pas des affaires propres, même s’il y a des injustices. Pourquoi ? Il s’agit d’un principe pratique, et cela vaut ce que cela vaut : seulement, la situation devient pire si tout le monde peut intervenir dans tout, s’ériger en juge pour faire justice. Cela risque d’entraîner la guerre de tous contre tous. C’est que pensaient les hommes du traité de Vienne. Et c’est compréhensible.

En même temps, c’est admettre que des quantités de choses restent impunies, des choses graves. C’est admettre qu’on ne peut même pas facilement aller porter secours à des gens en danger de mort, en danger de maladie, etc. Or, aujourd’hui, peut-être parce que nous sommes plus loin des grandes guerres, que nous en avons perdu un peu le souvenir, nous commençons à nous dire que ces vieux principes sont compréhensibles, mais qu’on assure tout de même par là l’impunité de quantités de choses abominables, on laisse faire des quantités d’horreurs de par le monde. Notre mentalité bascule en faveur de la justice. Et c’est là le problème actuel.

Perspectives théologiques

Théologiquement, que peut-on en dire ? D’une certaine manière, rien d’immédiat, parce que ce sont des problèmes d’une grande complexité, qui ont des aspects très divers, qui dépendent beaucoup de l’histoire, et qu’on ne peut pas dire que l’Évangile, ce que signifie le mystère du Christ, nous dise exactement quoi faire. Est-ce qu’il faut encourager ce mouvement ou bien le décourager ? Ce n’est pas tout à fait obvie. Mais je crois qu’il faut dire cela pour commencer. Ensuite, certes, il faut dire aussi qu’il y a un certain nombre de traits de la foi chrétienne qui, premièrement, nous obligent à n’être point indifférents à ces questions et à leurs divers aspects. Et deuxièmement, j’allais dire qu’ils excluent un certain nombre de réponses trop simples ou trop immédiates.

La première chose est claire : le devoir d’ingérence est un devoir d’assistance, et il est bien évident qu’on doit assistance à son prochain. Si on a lu la parabole du bon Samaritain, le geste de celui-ci est un geste de grande charité, et il n’est pas facultatif. De plus, le devoir d’assistance est sans limite, d’une certaine manière, en cas d’urgence. Bien sûr, il y a des degrés d’urgence, mais en cas d’urgence, je dois toute l’assistance que je peux à mon prochain.

Les droits de l’homme s’inscrivent dans le respect dû à toute personne, quelle qu’elle soit, où qu’elle soit, cette personne étant comprise par le chrétien comme un frère, une soeur de Jésus-Christ, Dieu parmi nous.

Un peu plus négativement, la division du monde en juridictions indépendantes les unes des autres est un arrangement qui ne contredit pas l’unité du genre humain. Cependant, cette division n’a jamais eu qu’une portée relative, l’Église n’a en conséquence jamais accepté l’idée de souveraineté absolue sans limites. Elle s’accommode de cette répartition des hommes en diverses juridictions, mais à condition que ça ne soit pas une emprise absolue. Il y a les nations, mais à lire Jean-Paul II qui a souvent défendu leur inviolabilité, plus que quiconque, d’une certaine manière, il s’agit de réalités principalement culturelles. Qu’est-ce qui a valeur ? L’État ? Non ! La culture, si. La culture de l’homme, et finalement l’homme lui-même. Il y a une espèce de cascade de l’homme à sa culture, aux nations, aux États, et si l’homme lui-même est strictement inviolable, si la culture est très fortement inviolable aussi parce que très essentielle, très proche de l’homme, les organisations politiques qui se greffent là-dessus, qui peuvent être légitimes certes, n’ont, elles, qu’une valeur relative. Dans la cascade de termes employée par Jean-Paul II, par exemple dans son discours à l’Unesco à Paris en 1980, on peut dire que les nations sont des réalités politiques, mais dans la mesure de l’identité culturelle et dans la mesure de la nécessité de l’identité culturelle.

Le culturel est le plus sacré parmi ces réalités humaines. L’économique ne l’est pas beaucoup en comparaison. S’il faut contraindre une nation, un État, un groupe humain pour des raisons économiques, pour assurer le bien du voisin qui manque de ressources etc., j’allais dire : pourquoi pas ? S’il faut lui faire faire le sacrifice de quelque chose de sa culture, on est incité à beaucoup plus de prudence. Il y a un texte très intéressant de Jean XXIII à ce sujet, dans son encyclique Pacem in terris (1963), sur les minorités. L’Église a toujours défendu les minorités, et dans les minorités a surtout défendu les droits culturels, ce qui est très proche de l’intime de l’homme. Mais Jean XXIII, qui comme toute l’Église aux XIXème et au XXème siècle en général, a défendu les minorités, et demandé qu’on respecte bien leurs droits, a en même temps éprouvé le besoin de dire que les minorités doivent aussi savoir qu’elles ont des avantages à fréquenter d’autres groupes humains. Ce n’est pas seulement un déficit d’être une minorité, c’est un avantage, c’est une possibilité d’ouverture. Et puis, deuxièmement, si on est une minorité qui n’est pas susceptible de vivre toute seule par elle-même, c’est un devoir de vivre avec les autres, donc il y a en droit des nations mais c’est toujours quelque chose de relatif dans l’esprit de l’Église.

La quatrième chose qu’il faut dire, c’est que, dans notre tradition récente aussi, l’Église s’est inspirée de l’unité du genre humain, fortement marquée dès les origines, marquée dans la prédication de saint Paul - tous les hommes issus d’un même principe -, l’unité du genre humain en Adam. Dans la première théologie que rapporte le P. de Lubac, en son livre Catholicisme, il montre très bien que Dieu créa l’homme oui, mais il crée l’homme, homme et femme, et il crée l’humanité entière. Le P. de Lubac a l’impression que, dans les premiers Pères de l’Église, l’idée collective d’humanité est absolument fondamentale dans l’interprétation chrétienne de la création comme de la rédemption.

Que ce soit à partir de là où à partir d’autres aspects du mystère chrétien, l’Église a fortement insisté récemment sur notre devoir à tous de prendre toutes mesures, internationales s’il le faut, pour résoudre les problèmes de dimension internationale qui se posent désormais. C’est en particulier dit fortement dans l’encyclique Pacem in terris (§ 135) : ce n’est pas seulement une convenance, c’est un devoir moral strict de créer, de mettre en place des autorités publiques nécessaires pour résoudre ces problèmes, à l’échelle où ils se posent désormais. Des formes d’autorité, des moyens d’action également internationaux, qui n’étaient sans doute pas nécessaires hier, le deviennent aussi, à un certain moment. Et quand ils le deviennent, ça n’est pas facultatif, c’est vraiment un devoir moral de travailler à établir ce qu’il faut comme moyens pour résoudre ces questions.

Ceci ne nous dit rien de précis sur l’intervention comme telle, mais il est bien question de moyens, d’un système capable de résoudre les problèmes qui se posent, et certains de ces moyens pour résoudre ces questions peuvent supposer une intervention, une ingérence, l’imposition d’une contrainte à l’égard de tel ou tel. Tout cela se tient également. Cette vision qu’a l’Église de l’organisation internationale en général, a certainement une incidence sur le devoir d’ingérence, le droit d’ingérence, aussi.

La protection des droits de l’homme en d’autres pays, dans d’autres régions, fait-elle partie de ces problèmes qui débordent les frontières des États particuliers ? La lutte contre l’esclavage, contre la traite, ont fait partie au XIXème siècle de cette protection des droits de l’homme ailleurs. Ce n’était pas un point de vue partagé par tous, mais cela animait beaucoup de chrétiens au XIXème siècle. La lutte contre la prostitution, contre le proxénétisme international, contre la drogue, contre l’organisation internationale de la drogue, tout cela fait partie aussi aujourd’hui, aux yeux de beaucoup, de ces causes d’ingérence. La lutte contre les violences d’un dictateur n’en fait-elle pas partie également ? À plus forte raison, serait-on porté à dire. Cependant, on hésite en même temps à le dire : l’hésitation concerne le cas où ces violences ne débordent pas les frontières. Si c’est chez lui, j’hésite à aller m’en mêler. Et nous hésitons en effet. Nous demeurons inhibés par le vieux principe de la souveraineté… Il paraît, malgré tout, que la solidarité entre les hommes, l’unité du genre humain proclamé dans nos Ecritures et confirmé dans la geste de Jésus, appelle vraiment à considérer que le devoir de fraternité s’étend au-delà des frontières. Le « tous sommes responsables de tous » de Jean-Paul II (Sollicitudo rei socialis, 1987, §38) va jusque-là, tout en admettant qu’on n’est pas pour autant capable de déterminer la nature des actions à entreprendre dans tel ou tel cas. Que faire une fois qu’on est convaincu de cette solidarité ? Ce n’est pas toujours évident. Il faut d’abord que les actions entreprises soient efficaces. Mais il y a d’autres conditions aussi, évidemment.

Pour conclure

A la question de savoir si le devoir d’ingérence a des racines chrétiennes, je pense donc qu’il faut répondre globalement : oui. Mais il faut dire, surtout si on va jusqu’à la question de renverser un gouvernement, de renverser un régime pour des raisons de violations des droits de l’homme, que cela ne peut pas être laissé à l’initiative d’un chacun, de quiconque. Cela ne peut être qu’entre les mains d’une autorité internationale véritable, impartiale, reconnue. Je crois que ça ne peut, que cela ne peut qu’être réservé à une telle autorité.

Si je parle d’autorité internationale véritable, c’est que je ne suis pas très satisfait des Nations Unies et de leur Conseil de sécurité, pas bien efficace, pas bien équipé, mal conçu dans sa composition. La composition n’est peut-être pas le pire. M. Chirac accepterait d’ajouter quelques membres permanents. Or il faut sûrement veiller à la représentation, mais ce n’est pas le seul souci à avoir.

Si on ne tient pas compte réellement du fait qu’il y a aujourd’hui un centre de l’empire mondial qui est une puissance sans égal, et probablement telle que cela ne s’est jamais vu dans l’histoire de monde, si on n’en tient pas réellement compte, dis-je, si le système du Conseil de sécurité fait que ce centre n’est certes pas un État parmi les autres tout court, mais tout de même un membre permanent parmi les membres permanents, et pas plus important que les autres, avec cela on n’arrivera jamais à rendre ce Conseil efficace. Il faut trouver quelque chose qui fasse que le poids particulier de ce membre central soit respecté, reconnu, traité correctement en quelque sorte, et qu’on ne prétende pas l’ignorer.

Cette réflexion est en fait pour dire qu’il faut sûrement donner place à un droit d’ingérence. Cela répond à un certain progrès de la conscience de l’humanité, et dans l’esprit du christianisme, cela répond à l’effort d’unité du genre humain, à la fraternité des hommes en Jésus-Christ, mais cela ne doit pas entraîner la dispersion de l’intervention ou de l’ingérence dans le monde.

J’ai débordé ici les exigences évangéliques tout à fait claires, pour entrer dans des applications complexes où il n’est pas aisé de prononcer, mais il ne faut pas oublier les exigences fondamentales sous prétexte de difficulté des applications. L’Évangile nous dit au moins beaucoup sur l’ingérence, ce devoir, en nous disant l’unité du genre humain, la responsabilité de tous en ce qui concerne tous, une solidarité radicale en somme, à ne jamais trahir : sur cette orientation de fond il n’y a pas l’ombre d’un doute.

Père Jean-Yves Calvez, s.j., né en 1927. Philosophe et professeur de théologie sociale, rédacteur en chef de la revue Projet, dirige actuellement le Département d’Ethique Publique du Centre Sèvres (Paris), enseigne à l’Institut Catholique. Le P. Calvez a enseigné à l’Université de Georgetown (Washington, Jesuit Chair 2001-2002), à la Faculté de Philosophie de Chantilly, à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, a dirigé le Centre Action Populaire, l’Institut d’Etudes sociales de l’Institut Catholique de Paris et le CERAS ( Centre de Recherche et d’Action sociales). Ancien Provincial de France puis Assistant Général, membre du Conseil Pontifical pour les Non Croyants, puis du Conseil Pontifical « Justice et Paix ».

Bibliographie  : Droit international et souveraineté en URSS (Colin, 1953), La Pensée de Karl Marx (Seuil, 1956), Aspects politiques et sociaux des pays en voie de développement (Dalloz, 1970), La Politique et Dieu (Le Cerf, 1985), Une éthique pour nos sociétés (Nouvelle Cité 1988), Tiers Monde, un monde dans le monde (Ed. Ouvrières, 1989), Questions venues de l’Est (Ed. Ouvrières, 1992), Politique, une introduction (Aubier-Flammarion, 1995), Le Père Arrupe. L’Eglise après le concile (Cerf, 1997), Socialismes et marxisme, inventaire pour demain (Seuil, 1998), Les Silences de la doctrine sociale catholique (L’Atelier, 1999), Compagnon de Jésus, un itinéraire (DDB 2000), Histoire et politique en Allemagne au XXème siècle. La pensée politique des historiens allemands (PUF, 2001), Croyant chrétien (Cerf, 2005).

[1] Voir mon article : « Du droit de renverser des gouvernements », Etudes, juillet-août 2003.

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