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Le fondateur de l’Opus Dei face aux douleurs de Marie

P. Bertrand de Margerie

Le bienheureux José-Maria Escriva de Balaguer nous a communiqué ses émotions à propos des souffrances de Marie lors de la Présentation de l’Enfant Jésus au Temple et face à la Croix. Pour lui, Marie s’est « fondue » dans l’amour rédempteur de son Fils. Elle a offert pour le genre humain « sa douleur immense, transperçant son Cœur comme une épée », ainsi que le lui avait annoncé le vieillard Siméon, prophète du mystère pascal (Lc 2, 34-35).

Les fautes de l’humanité, pense notre bienheureux, nous ont valu « le don inestimable » accompagnant et conditionnant celui de Jésus : le don de Sa Mère. Heureuse faute ! Nous avons obtenu à cause d’elle la Madone : Marie est la Toute-puissance suppliante à laquelle le Christ ne refuse rien [1].

Escriva est demeuré très impressionné par la pensée du pape Benoît XV. Celui-ci écrivait au lendemain de la guerre (1918) :

Marie avait semblé presque absente de la vie publique du Christ. Non sans une disposition de la divine Providence, elle fut présente au moment où il rencontrait la mort, suspendu à la croix. Elle souffrit avec Lui. Elle est presque morte avec son Fils mourant. Pour le salut des hommes, elle abdiqua ses droits maternels sur son Fils. On peut donc dire que, en union avec son Fils, elle a racheté le gente humain : « Cum Christo humanum genus redimisse ». [2]

Pour Benoît XV, Marie est notre co-rédemptrice. Son offrande au pied de la Croix est, en quelque manière, sacerdotale ; elle n’a pas reçu le sacrement de l’Ordre, mais elle est plus que simple fidèle : Mère de Dieu, elle appartient à l’ordre de l’union hypostatique [3] et personnelle entre le Fils de Dieu et l’humanité, elle dépasse le sacerdoce commun et universel des baptisés. Par sa maternité divine, elle dépasse immensément l’ordre de la grâce sanctifiante des fidèles baptisés, tout en étant comme eux créée et sauvée par les mérites de son Fils.

Voilà ce que l’un des plus fervents et actifs évangélisateurs des temps modernes lisait et retenait sous la plume de Benoît XV. Quatorze siècles auparavant, Ambroise de Milan, tout en rejetant l’idée d’une association de Marie sur un pied d’égalité indépendante au Sacrifice du Christ, Ambroise percevait avec Marie obscurément et contemplait dans les blessures de son Fils le salut du monde. Elle aurait voulu, pensait-il, associer sa propre mort à celle de son Fils ; pour Ambroise, dès l’Annonciation, Marie a conçu spirituellement et corporellement la Rédemption de tous et opéré (en dépendance du Christ) le salut du monde. Mère, sachant que son Fils allait mourir, et qu’elle serait ainsi transpercée d’un glaive de douleurs, comment n’aurait-elle pas voulu mourir avec lui pour le salut éternel de tous ceux qu’il aimait ? [4] Léon le Grand, peu après, écrivait : « Par son consentement au mystère de l’Incarnation Rédemptrice, Marie acceptait de fournir la matière du Sacrifice (de la Croix) »(DS 294).

Pie XII a prolongé ces pensées de saint Ambroise et de Benoît XV. Il enseignait en 1943 Mystici Corporis : « Marie a offert sur le Golgotha au Père éternel, avec son Fils, ses droits maternels et son amour pour les fils d’Adam. Elle est devenue la Mère spirituelle de ses membres par un nouveau titre de souffrance et de gloire », c’est-à-dire non seulement comme Mère du Sauveur, mais encore comme associée à son sacrifice. [5]

C’est encore ce que le Concile Vatican II (Lumen Gentium 53 et 56) devait confirmer en citant saint Augustin et Irénée : « La mort par Eve, la vie par Marie » [6]. Après le Concile Vatican II, Paul VI écrivait (Signum magnum, 1967) : « Marie fut notre Mère spirituelle en participant au sacrifice de la Croix. Cette participation fut partie intégrante du mystère de notre salut. Cette vérité doit être tenue comme de foi ». Nous lisons dans ce texte la substance de la doctrine suivant laquelle Marie est co-rédemptrice.

Un théologien italien, spécialiste du monde protestant et auteur d’un livre récent sur « Marie co-rédemptrice », Mgr Bruno Gherardini précise :

C’est au sens large qu’elle accomplit au Calvaire une action sacrificielle, en s’offrant à la volonté divine et en unissant sa compassion maternelle avec l’offrande du sacrifice de son Fils, en souffrant intensément avec lui, suivant les termes de Vatican II. Marie, en immolant son cœur et sa liberté, demeure loin d’une immolation sacrificielle proprement dite, mais elle y participe par son consentement. [7]

Ce que le Bienheureux José Maria a compris en profondeur, c’est qu’on ne peut annoncer Jésus crucifié comme sauveur du monde sans parler des souffrances de Marie au pied de la Croix. On ne peut annoncer l’Évangile du Sang de Jésus Sauveur, la Bonne Nouvelle de la Rédemption sans faire allusion aux larmes de Marie, pleine de grâce, de la grâce donnée par Jésus.

C’est aussi ce qu’ont entrevu les interlocuteurs protestants du groupe des Dombes [8] en soulignant que Marie « a joué un rôle unique principalement lors de la naissance et de la mort du Christ » : non seulement lors de sa naissance – sans Marie nous n’aurions pas l’humanité du Verbe ni, par conséquent, le sacrifice du Christ – mais encore lors de sa mort, qu’elle a offerte en union avec Lui. Aux yeux de Marie, Jésus est né pour mourir en notre faveur.

Manière de dire qu’on ne peut annoncer l’Évangile du Christ sans annoncer Marie. Nos frères protestants annonçaient déjà (avec Luther) Marie comme la toujours Vierge, mère de Dieu : le « Dialogue des Dombes » les invite directement à réfléchir, avec plusieurs d’entre eux, sur le rôle de Marie au pied de la Croix.

Marie représente lors de l’Incarnation (et par suite au pied de la Croix) l’humanité entière. Saint Thomas d’Aquin [9] l’avait très bien dit. Par son offrande sublime, elle nous invite tous à nous associer au Sacrifice du Fils de Dieu. Nous aussi, nous sommes nés pour mourir avec le Christ, dans le Christ et pour le Christ :

L’immense charité de Marie au pied de la Croix, à l’égard de l’humanité entière, fait que s’accomplit aussi en elle l’affirmation du Christ : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13).

Tels sont les propres mots du Bienheureux.

Catholique exemplaire, il a revécu la pensée des Pères anciens et des Papes modernes, ensemble témoins de celle que Méliton de Sardes appelait déjà, au début du IInd siècle, « la belle agnelle de Dieu » [10]. Il a été sensible à l’extraordinaire service marial des Papes, au point d’écrire : « Les Souverains Pontifes ont eu raison d’appeler Marie co-rédemptrice ». C’est en effet une donnée impressionnante de l’histoire moderne de l’Église. Depuis Pie VII, au début du XIXème siècle, les Papes successifs ont exalté et approfondi la splendeur des douleurs de Marie. Rappelons seulement Pie IX et Pie XII définissant dogmatiquement Immaculée Conception et Assomption, Léon XIII nous donnant une quinzaine d’encycliques sur les mystères du Rosaire, saint Pie X soulignant l’association indissoluble de Marie avec le Christ, Jean-Paul II prononçant 71 catéchèses sur la Vierge Marie, de 1995 à 1997 [11] ! De quoi faire réfléchir non seulement les protestants, mais tout homme.

Oui, en soulignant cet extraordinaire témoignage marial des Papes modernes, notre Bienheureux le prolonge et participe à son efficacité : il fournit à l’Église des formateurs et des apôtres.

P. Bertrand de Margerie, P. Bertrand de Margerie, s.j., né en 1923, prêtre en 1956, théologien. Ouvrages récents : Ambassadeurs du Christ, autobiographie (1996) ; Les Pères commentateurs du Credo (1998) ; Le mystère des indulgences (1999).

[1] J.M. Escriva de Balaguer, Amici di Dio, Omelie, Milan, 1978. Cf. F Delclaux, Nel dolore invocare Maria, Eco del Santuario dell’Addolarata, Castelpetroso, 1995.

[2] Benoît XV, Inter Sodalicia, AAS 10 (1919), 182.

[3] Cf. M.J. Nicolas, o.p., L’appartenance de la Mère de Dieu à l’ordre hypostatique, Bulletin de la Société Française d’Études Mariales, 1937, 145-181, Paris, Vrin, 1938.

[4] B. de Margerie, s.j., Le mystère de la mort de Marie dans l’économie du salut, Marian Library Studies, vol.9, Dayton, Ohio, USA, 1977.

[5] B. Gherardini, La Corredentrice nel mistero de Cristo e della Chiesa, Roma, 1998, p.126. Mgr gherardini est l’auteur de plusieurs livres sur l’ecclésiologie et d’un autre livre sur Marie, La Madre, 1989.

[6] Saint Augustin, De Santa Virginitate, 6 ; PL, 40, 399 ; « Mère des membres du Christ, Marie a coopéré par sa charité à la naissance des fidèles dans l’Eglise » (LG 53). Irénée, AH III.22.4 : « Marie est devenue, par son obéissance, cause de salut pour tout le genre humain ». Jérôme, PL 22, 408.

[7] B. Gherardini, op.cit., p.363.

[8] Groupe des Dombes, Marie dans le dessein de Dieu et la Communion des Saints, Paris 1998, § 226 ; Voir France catholique, 15 mai 1998, où j’ai présenté le document.

[9] Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, III.30.1.

[10] Méliton de Sardes, Sur la pâque, SC 123 I.513 ; cf. II.511-512 : l’Agnelle dépend de l’Agneau.

[11] Jean-Paul II, Marie dans le mystère du Christ et de l’Église, éd. Parole et Silence, Paris, 1998.

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