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Le grand absent du Kéry Cube

P. Michel Gitton

Le Kéry Cube ? Il s’agit tout simplement d’un outil pédagogique élaboré par nos amis canadiens, qui ont voulu contribuer à la nouvelle évangélisation par un support visuel, résumant selon eux « le cœur de la foi chrétienne [1] ». Il s’agit d’un cube s’ouvrant par le milieu, comme ceux qu’utilisent les enfants d’aujourd’hui, et qui comporte sept tableaux. Des flèches disposées sur chaque face aident à suivre le parcours dans le bon ordre.

On peut déjà se réjouir d’une chose : on a compris que l’évangélisation supposait un discours organisé, présentant la logique profonde de la doctrine chrétienne, et que, pour cela, on ne pouvait s’en tenir à des généralités moralisantes, ou à un simple parcours biblique, il fallait entrer dans le détail des articles de la foi et s’efforcer d’en donner un aperçu organique, en explicitant les affirmations clefs du Credo : création, péché, rédemption, etc. Il y a déjà là beaucoup de chemin parcouru et les auteurs de parcours catéchétiques d’aujourd’hui seraient bien inspirés d’en tenir compte.

Les auteurs du Kéry Cube ont justement mis au centre de leur parcours le mystère du salut, la rédemption par le Christ, le rachat du péché, la délivrance de la mort. Il y a là des pans de la foi qu’on n’était plus habitué à voir mettre en avant dans les ouvrages destinés à présenter la foi au public. On peut aussi noter le souci de rester dans une perspective catholique, même si le schéma d’origine est sans doute issu du protestantisme : la place de l’Église (au moins esquissée à partir de l’image de la Pentecôte), la présence de Jésus dans l’Eucharistie (avec la scène d’Emmaüs). Réjouissons-nous.

Les réserves que nous allons être appelé à faire n’enlèvent pas l’estime que nous portons au travail ainsi fait et nous savons bien la difficulté de ramasser les données de la foi dans un cadre aussi restreint. Tout choix serait en ce sens critiquable. Néanmoins, on doit souligner une grave absence : celle de toute perspective eschatologique, absence qui en entraîne, comme on va le voir, quelques autres.

Le Kéry Cube se termine sur une vision de l’Église rassemblée autour de l’eucharistie qui est des plus sympathiques, mais qui reste terriblement située dans ce monde-ci, sans ouverture sur une autre vie, qui est pourtant celle de Dieu. Les premiers chrétiens n’auraient sans doute rien compris à une histoire qui semble se terminer sur terre, sans que Jésus revienne prendre avec lui son peuple pour l’entraîner vers la Jérusalem céleste. L’accomplissement de la destinée humaine n’est certes pas limité au bonheur matériel, il s’agit bien, dans le Kéry Cube, d’une libération du péché – mais qui reste, si on peut dire, dans le domaine moral. La Résurrection de la chair, pourtant présente en ce qui concerne Jésus, n’est pas esquissée dans ses conséquences sur l’humanité.

Quand on y regarde de près, l’histoire du salut telle qu’elle figure là se déroule toute entière dans le cadre du monde tel que nous l’appréhendons. La seule image qui évoque un ailleurs est celle de la création où on voit la planète Terre dans la main de Dieu. Mais rien ne nous dit que ce Dieu sans visage soit Trinité (le nom du Père n’apparaît pas, semble-t-il, tout se passe entre le Fils et nous). Dieu se donne, et par amour, il n’y a pas de doute là-dessus. Mais ce que Dieu est en lui-même ne semble pas avoir un grand intérêt, on croit entendre Luther disant du Christ : « Que m’importe qu’il ait deux natures, pourvu qu’il soit mon Sauveur. » De Dieu, on ne voit que les bienfaits, du coup, la prière comme quête de Dieu, désir de le voir, semble bien loin. C’est pour ce monde-ci que Dieu agit, afin d’y faire régner un peu plus de bonheur. Pas beaucoup de mystique dans tout cela.

Il y a certes Jésus qui donne sa vie pour nous, qui prend nos maladies, mais dont on ne nous dit pas qu’il s’offre en sacrifice à son Père. En quoi la condition humaine est-elle changée par la mort d’un innocent ? En quoi la solidarité qu’elle traduit avec les hommes pécheurs serait-elle de nature à les arracher au péché ? Serait-ce seulement une leçon, un grand exemple d’amour qui devrait nous entraîner ? Il semble plutôt qu’on soit dans la perspective de la réconciliation : Dieu, qui pourrait être offensé, décide de ne pas nous en vouloir ; mieux : il se donne à travers le Christ. Fort bien. Le thème de la réconciliation est incontestablement biblique (2 Co 5, 18-19), mais celle-ci se limite en l’occurrence à une volonté bienveillante, unilatérale, qui décide de passer l’éponge sur les torts des hommes. La gravité du péché, qui lèse plus la créature qu’elle ne blesse le Créateur, n’est guère prise en compte. Il ne paraît plus un obstacle si grave, puisqu’il suffit du pardon octroyé par Dieu pour changer tout cela. La croix était-elle même nécessaire, puisque Dieu de tout temps nous a enveloppés de sa miséricorde ? On ne va pas se plaindre que l’amour soit mis ainsi en avant, mais quand il devient la seule explication du mystère du salut, on a l’impression d’être en face d’une histoire sentimentale, qui ne fait pas très sérieux devant le drame du mal qui s’étale tous les jours sous nos yeux.

De cela beaucoup de jeunes sont obscurément conscients, au terme d’un parcours de catéchèse où on leur a constamment montré Dieu comme une belle âme, un peu désarmée devant la méchanceté des hommes mais se faisant pardonner sa transcendance à force d’abaissements. Et c’est sans doute la raison secrète de leur éloignement de toute foi. Nietzsche n’avait pas tort de voir dans cette synthèse larmoyante l’ultime aboutissement d’un christianisme qui avait érigé la faiblesse en valeur et ne voyait plus en Dieu que l’hypertrophie des grands sentiments humains. Or est-ce bien l’image que le Nouveau Testament nous donne du Sauveur ? On peut sérieusement en douter, quand il n’est plus question ni de sacrifice, ni de justice, ni de réparation.

Si on veut sortir de cet affaissement de la doctrine chrétienne, la première condition est de situer l’homme par rapport à autre chose que lui-même : un Dieu éternel qui ne l’a pas attendu pour exister et être amour, et un Royaume qui n’est pas de ce monde. À mesure que l’homme moderne s’approprie la nature et le cosmos, à mesure que la société humaine est de plus en plus mondialisée, il faut à tout prix marquer que Dieu n’est pas prisonnier de ce cadre, qu’il le dépasse infiniment, même s’il a décidé d’y intervenir. Et, s’il y est venu en son Fils, ce n’est pas pour nous laisser dans les coordonnées du présent, c’est pour nous faire pressentir un ailleurs qui seul correspond à l’immense désir de notre cœur.

Osons dire non à un salut qui sent par trop le renfermé et qui ne change décidément pas grand-chose par rapport au présent ! En « oubliant » l’eschatologie, on a fermé les fenêtres sur notre vraie patrie.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Pour se renseigner sur le Kéry Cube, consulter : http://kerycube.editionsnehemie.org/autovideo.php

Réalisation : spyrit.net