Rechercher

Le nouvel Adam et l’Ève nouvelle

Christophe Bourgeois

Dans le récit de la Genèse, la polarité homme-femme apparaît d’emblée comme une donnée fondamentale de l’existence humaine. La création divine la rattache ainsi à la condition créée en général, marquée par la différence sexuelle et le cycle des reproductions. Pourtant, l’expression « à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) vient au terme d’un processus ascendant dans l’acte créateur et ajoute un second sens à cette polarité. Le face à face entre Adam et Ève, la relation personnelle de deux sujets spirituels qu’il introduit, la dimension nouvelle des noces et de la fécondité qu’il laisse pressentir, fait participer l’ordre humain à la vie divine. De fait, dans la Bible, le symbolisme de la paternité et de la maternité, comme celui des noces, est employé de manière privilégiée pour exprimer l’alliance entre Dieu et son peuple.

La question surgit donc naturellement : la relation entre l’homme et Dieu peut-elle être comprise à partir de la relation entre l’homme et la femme ? Il faut dire d’emblée que, d’un certain point de vue, une telle question risque de paraître peu pertinente. Si Adam éprouve de la joie à la vue de celle qui lui est donnée comme son « aide » (qu’il n’a trouvé nulle part ailleurs dans le cosmos, Gn 2, 20-23), c’est qu’il a besoin de ce dialogue jamais achevé entre ces deux pôles d’une même nature humaine pour s’épanouir ; or, cette dépendance entre l’homme et la femme, même positive, n’est pas analogue à la libéralité gratuite de Dieu qui se donne librement un partenaire, l’homme, qui n’est nullement nécessaire à sa plénitude.

La question resurgit pourtant au centre de l’histoire du salut. Le Christ fait homme est le « nouvel Adam » (1 Co 15, 45) selon l’expression paulinienne ; Marie, dès la plus haute antiquité chrétienne, est la nouvelle Ève ; plus encore, de même qu’Ève est formée de la côte d’Adam, l’Église naît, pendant le sommeil de la mort, du côté ouvert du Christ en Croix, comme une nouvelle Ève. Les images ont ici plus qu’une fonction poétique, elles suggèrent que la polarité homme-femme reçoit une place décisive dans l’histoire du salut. En assumant et en récapitulant en lui toute la nature humaine, quel sens lui donne finalement le Fils de Dieu ?

Il ne s’agit pas de proposer des réponses exhaustives, qui excèdent largement les limites d’un simple article. Il s’agit plutôt d’esquisser quelques vues largement inspirées des développements d’Hans Urs von Balthasar sur le sujet.

I - Fécondité humaine et amour créateur

L’amateur d’analogies est sans doute tenté par une première lecture naïve. De même que la femme est donnée à Adam comme « aide », tout en étant tirée de lui, ce qui semble asseoir la primauté de l’homme sur la femme, c’est la paternité dans ce qu’elle a de plus masculin qui caractérise la relation de Dieu envers l’homme. Un freudisme caricatural s’empare volontiers de cette idée pour assimiler la religion au surgissement d’une culpabilité provoquée par le meurtre du père qui fonde toute civilisation. Le père, dans sa virilité, signifie la loi, l’interdit et l’autorité. L’appauvrissement est double : l’anthropologie perd de vue le mystère biblique de la relation entre l’homme et la femme ; la théologie perd la transcendance divine.

Paternité et maternité

Dans la Bible, images masculines et images féminines se complètent au contraire pour exprimer la richesse de Dieu. Dans l’Ancien Testament, l’image nuptiale est décisive pour exprimer l’alliance entre Dieu et son peuple. Les noces décrites au Psaume 45(44) correspondent à l’union entre le Roi-Messie et Israël, dans des termes qui paraissent proches du Cantique des Cantiques. Avec le livre d’Osée, l’union conjugale devient un motif décisif du corpus prophétique pour décrire l’histoire de l’Alliance : on peut penser aux chapitres 16 et 23 du livre d’Ezéchiel ou encore aux promesses formulées au chapitre 62 d’Isaïe : « c’est la joie de l’époux au sujet de l’épouse que ton Dieu éprouvera à ton sujet » (Is 62, 5).

Dans cette perspective, l’image de la paternité exprime également la bienveillance du Dieu qui fait alliance : Israël est son fils (Ex 4, 22). Elle renvoie également à la puissance créatrice de Dieu, principe de toutes choses : « Peuple insensé et sans sagesse ! N’est-ce pas lui ton père, qui t’as procréé, lui qui t’a fait et par qui tu subsistes ? » (Dt 32, 6). Mais l’amour mystérieux dont il enveloppe l’humanité s’exprime tout autant par des images maternelles. Le mot qui exprime la tendresse compatissante qui ébranle Dieu jusque dans ses entrailles, rahanim, provient de rehem (sein maternel). La promesse de la consolation donnée au chapitre 66 d’Isaïe (« Comme un fils que sa mère console, moi aussi je vous consolerai »), utilise le symbolisme très riche de l’accouchement (v.7-9), de l’allaitement (v.11) et de l’éducation maternelle (v.12) pour décrire l’avènement du peuple nouveau.

Image trinitaire

Si Dieu ne saurait se laisser enfermer dans les catégories du masculin et du féminin, s’il transcende toute figure de la paternité et de la maternité, c’est que la fécondité de son amour demeure insaisissable. C’est peut-être aussi pour cette raison que les images de la génération et de l’engendrement ne suffisent pas à rendre compte pleinement du mouvement d’amour des personnes de la Trinité. De même, on aurait tort de voir la relation entre Adam et Ève comme l’analogie adéquate de l’amour de Dieu pour sa créature car là où, dans l’humanité, la composante essentielle de cet amour est l’unité de nature qui existe entre deux êtres par ailleurs différents, la composante essentielle de l’amour divin est la distance infinie qui le sépare de sa créature . Pourtant, le couple humain est appelé à une fécondité unique puisque non seulement il engendre d’autres individus de la même espèce (selon la loi du cosmos) mais qu’il donne aussi la vie à des créatures spirituelles, personnes uniques façonnées elles-mêmes à l’image de Dieu. La fécondité du couple originel est ainsi associée par bonté à l’intimité de l’acte créateur divin. Bien qu’ordonnée à une fécondité divine qui la transcende de manière radicale, elle constitue une analogie féconde de la relation qui unit les personnes trinitaires . Comprise ainsi, la polarité homme-femme revêt une signification essentielle dans la révélation de Dieu à son peuple. Le Seigneur ouvre en effet le monde à sa propre fécondité. Cette manifestation atteint toute sa profondeur dès l’instant où le Père envoie son Fils. C’est donc dans la venue du Verbe qu’il faut chercher la signification profonde de cette différence qui traverse l’existence humaine.

II - L’Incarnation

La venue du Fils montre en premier lieu que la polarité homme-femme n’est nullement un « accident » de la création, il s’agit là d’un rapport définitif . En effet, pour rejoindre tous les êtres humains, le Christ se montre comme un sujet personnel unique et donc sexué. Le Christ est d’ailleurs bien homme (vir) dans la création nouvelle qu’il institue non seulement à cause de l’antériorité d’Adam dans la création mais aussi parce que sa personne masculine révèle le Père principe de toutes choses. Par ailleurs, son dessein se dévoile à travers la relation unique qu’il institue entre un homme et une femme, entre lui et Marie. A vrai dire, il s’agit tout autant d’un accomplissement du projet de la Genèse, qui acquiert soudain dans le nouvel Adam et la nouvelle Ève un rayonnement inouï, qu’un bouleversement profond des représentations de la relation homme-femme.

Le consentement féminin

Le pôle féminin prend toute sa signification dans la scène de l’Annonciation. Pour parler abruptement, rien n’aurait eu lieu sans son acquiescement, qu’elle devait renouveler après l’annonciation tout au long de son existence en acceptant d’être dépossédée de son fils, en observant le drame de la Passion et en acceptant la nouvelle maternité que Jésus lui confie sur la Croix (Jn 19, 26). Bien sûr, la grâce toute puissante du Christ a permis cet acquiescement, mais Dieu a souhaité lier son initiative à la réponse libre de son partenaire humain.

L’image de « l’aide » présente dans la Genèse, reçoit alors sa pleine valeur : Marie, comme modèle et comme archétype de l’Église, devient l’aide du Verbe et, en quelque sorte, son complément. Le pôle féminin devient alors, pour tous les hommes, une réalité essentielle par le truchement de l’Esprit-Saint : à Dieu qui appelle par la voix de l’Ange, répond la féminité qui contemple et acquiesce. C’est alors seulement que la représentation du couple originel gagne toute son acuité. Le dialogue qui le fonde (insatisfaction d’Adam comblée par la réponse d’Ève) dévoile l’absolu d’une relation (appel de Dieu et consentement) où la différence n’est pas séparatrice mais créatrice. L’unité est vécue non dans l’isolement et la solitude mais dans l’enrichissement constant que lui procure le jeu de l’altérité.

Fécondité paradoxale

La venue du Fils au monde emprunte un chemin étrange puisqu’elle « évince », en quelque sorte, le père terrestre (Joseph) et fait par ailleurs l’économie de la sexualité : la virginité de Marie demeure inaltérée. Il serait tentant d’interpréter ces données en terme de rupture absolue et d’y voir une dégradation de la valeur du mariage ou de la sexualité. Or, en saisissant l’humanité tout entière, le Christ jette plutôt une lumière nouvelle sur la réalité profonde. Les deux pôles renvoient au mystère de communion entre le Verbe et son Épouse, communion qui fait entrer cette dernière dans une fécondité inouïe, dans le prolongement des paroles de saint Paul : « ce mystère est de grande portée : je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église » (Ep 5, 33).

La fécondité complémentaire de l’homme et de la femme se trouve ainsi « sublimée » dans la priorité définitive du « second Adam » qui, en sa fécondité transcendante au sexe se constitue, à partir de sa propre substance, la « compagne » qui est l’Église.

Le Verbe incarné et son Église constituent bien un nouveau couple, dont l’insigne fécondité est appelée à se déployer sous la forme de l’agapê la plus haute. Dans l’esprit de Balthasar, la sublimation de la fécondité du couple originel, correspond d’une part à la fin de la liaison entre génération et mort, telle que nous en avons aujourd’hui l’expérience, et d’autre part à la priorité accordée définitivement à la fécondité spirituelle, telle que la vit Marie dans sa virginité (devenue Mère des croyants) et les chrétiens qui renoncent au mariage et à la génération . Il s’agit peut-être moins de reprendre le débat sur la hiérarchie des états de vie que de distinguer ce qui, dans la relation homme-femme, renvoie en propre au mystère nuptial de l’alliance voulue par Dieu.

L’histoire du salut précise donc ce qu’on ne pouvait qu’esquisser en assimilant la fécondité du couple humain à une image de l’amour trinitaire ; le Christ, par sa mort librement consentie qui remporte la victoire sur la mort, par son union charnelle à l’humanité tout entière, par la relation exceptionnelle qu’il tisse avec la femme, par la dimension sponsale qu’il donne d’emblée à l’Église, permet de prendre la vraie mesure de l’ouverture à la fécondité, jaillissement sans fin de la vie nouvelle acquise par la Passion et la Résurrection.

Maternité nouvelle

La personne de Marie réconcilie virginité et fécondité . En elle s’unissent l’offrande totale à Dieu et la maternité. C’est en s’abandonnant de tout son être, corps et esprit, à l’action de Dieu qu’elle engendre le Verbe pour tous les hommes. Elle enfante le Christ et cette maternité n’a rien d’abstrait : tout ce que Jésus a d’humain, c’est-à-dire également sa personne spirituelle, lui vient de sa Mère immaculée. En enfantant le Fils, elle enfante la Tête de l’Église, à la fois Mère du Christ et Mère des hommes. Le schéma antique activité-passivité pour exprimer la différence entre le masculin et le féminin se trouve ainsi largement dépassé par le mystère chrétien . Tout le peuple des croyants se trouve en effet préfiguré dans la réponse d’une femme épouse active et mère du Fils : à l’Église de reproduire ce consentement et, en quelque sorte, d’enfanter à son tour les vrais fils du Père.

Le sens du couple originel apparaît ainsi dans ses deux dimensions principales, dialogue et fécondité. Il serait trop faible de dire qu’il sert uniquement de représentation symbolique à l’union du Christ et de l’Église puisqu’il en devient, dans le régime chrétien, à travers le mariage, le sacrement. C’est dire que toute la vie de l’Église repose en quelque sorte sur cette relation entre féminin et masculin, si on la regarde à la lumière nouvelle du Christ et au sens nouveau qu’il donne à la fécondité, à la virginité et à la maternité. A partir de là, on pourrait envisager une voie de réflexion assez simple, une définition du rôle différent des hommes et des femmes à l’intérieur de la vie de l’Église. On le sait, c’est à des hommes (viri- qu’est confiée la mission de faire retentir l’appel du Christ là où les femmes, plus naturellement identifiées à Marie, sont comme le poumon contemplatif de l’Église. Et l’Église ne saurait abolir une différence qui tient tant de place dans l’histoire du salut.

Même si une telle réflexion ne manque pas d’intérêt, l’originalité de Balthasar est de suggérer que cette polarité traverse en fait l’existence de tout le corps ecclésial et, par là, d’une certaine manière, l’existence de chaque chrétien, comme si la différence sexuelle commençait de s’abolir non dans ce qu’elle a de créateur mais de ce qu’elle a de séparateur.

III - L’Église au masculin et au féminin

Dans la vie de l’Église, les deux pôles se complètent en effet étroitement. Un passage de la Dramatique divine distingue ainsi deux aspects complémentaires :

L’institution est la garantie de la présence constante du Christ-époux pour l’Église-épouse ; c’est pourquoi elle est confiée à des hommes (viri) qui, bien qu’appartenant à la féminité englobante de l’Église, tirés d’elle et restant en elle, possèdent le ministère et la fonction de personnifier le Christ venant vers l’Église et la fécondant.

L’Église est d’un côté instituée par l’envoi des Douze, appelés à donner aux hommes la présence sacramentelle du Christ-Tête. De ce point de vue, elle est le prolongement de l’action rédemptrice du Christ pour l’humanité tout entière. C’est là en quelque sorte son pôle masculin. De l’autre, elle est l’acquiescement de chaque croyant à la réalisation en lui de l’œuvre du Fils : il revient à chacun de prononcer le même fiat, de contempler dans son cœur les merveilles du Seigneur et d’être au pied de la Croix pour partager la Passion du Christ . C’est cela que Balthasar nomme la « féminité englobante », au sens où cette réponse de la femme est l’archétype de la collaboration de l’homme au dessein divin, elle est la forme de son abandon à l’action du Christ qui vit en lui.

Le théologien montre dans Le Complexe antiromain comment cet entrelacement des deux réalités s’applique fort bien aux successeurs de Pierre, gardiens par excellence de l’autorité et du service des croyants qui caractérise l’Église, mais dont le ministère masculin est soutenu et englobé par le oui actif de la disponibilité imitant la Mère des croyants . Il suggère également que cette double polarité, malgré son schématisme, éclaire la théologie de l’eucharistie. En effet, le sacrifice offert par l’Église au cours de la messe est intégré dans le sacrifice du Christ qu’il rend présent à la fois parce que l’Église à travers ses ministres fait, effectue l’eucharistie (pôle masculin) mais également se laisse faire dans son acquiescement le plus profond à l’imitation du Christ (pôle féminin).

On ajouterait volontiers que le pôle masculin de l’existence chrétienne ne concerne pas la seule réalité ministérielle. Balthasar mentionne, dans la ligne de Newman, la tension et la complémentarité qui existent dans la vie ecclésiale entre ministère « épiscopal » et ministère « prophétique » : l’appel prophétique que peuvent lancer certains laïcs à l’autorité prolonge aussi l’action du Christ dans les membres de l’Église. On peut aller plus loin et rappeler que le baptisé est incorporé à la triple fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ. A ce titre, c’est en chaque chrétien, dans la mission qu’il réalise dans le monde que coexistent étroitement la réponse féminine, présente dans le oui marial, et le charisme masculin.

* * *

Les deux aspects de la relation homme-femme (que signifie le rapport homme-femme au plan immanent ? Que dit-il de la relation à Dieu ?) s’éclairent mutuellement à la lumière du nouvel Adam. D’une part, leur union est ordonnée à l’union au Christ et sanctifiée par elle, tout comme leur fécondité est orientée vers un engendrement spirituel. D’autre part, en raison de cette prééminence du couple humain dans le dessein divin, il nous rend sensible et nous fait toucher concrètement la richesse de l’amour de Dieu à l’égard de sa créature. En franchissant la distance qui le sépare de l’homme, le Christ a en effet voulu lier son acte rédempteur à la réponse de Marie et du croyant. Il a donc voulu se donner lui-même une aide, une épouse avec qui partager la plénitude de sa vie. C’est bien pourquoi l’image des noces peut prendre définitivement le dessus sur les autres parce que le Seigneur attend tout de la réponse à son appel. En un sens, ce « mystère d’une grande portée » annoncé par Paul, va infiniment plus loin de ce que laissait présager le récit des origines. L’union de l’homme et de la femme y acquiert une nouvelle dignité en même temps qu’elle s’en trouve bouleversée, devenue signe d’autre chose qu’elle-même.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

Réalisation : spyrit.net