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Le pardon impossible ?

Isabelle Rak

Le pardon, comme l’amour, serait-il en passe de devenir un terme usé, vidé de son sens le plus profond, une simple formule de politesse qui aide à se faufiler au milieu d’une foule, ou bien l’une des harmoniques d’un humanisme consensuel, qui incite à « passer l’éponge » sur les offenses commises afin de ne point troubler la tranquillité commune ? Un des mots-clé du vocabulaire des bons sentiments, une recette bien commode pour faciliter la vie en société ? [1] Un autre mot pour désigner l’indulgence, pour refuser les conflits et la vengeance, une certaine manière de « tendre l’autre joue », selon le précepte évangélique ? La caution morale d’un pacifisme qui demande à l’agressé de dépasser les vieilles querelles historiques, pour se donner de bonnes raisons de ne pas lui venir en aide ?

Arrêtons là l’énumération, et voyons-y ce qui nous trouble, malgré tout : car il s’agit là d’un « pardon » extérieur, abstrait, ou exigé des autres à propos de contentieux qui ne nous concernent pas. Bref, un pardon à bon marché, où l’autre joue qu’il faut exposer n’est sûrement pas la nôtre... Quoi d’étonnant dès lors que d’autres voix s’élèvent pour remettre en cause la pertinence, voire la possibilité même du pardon, et cela non pas au sujet de cas d’école, mais devant les horreurs bien réelles dont le siècle dont nous sortons s’est fait une spécialité ? Et pas seulement parce que l’homme, chrétien ou non, se demande comment la grâce peut surabonder devant une telle abondance de crimes ; mais aussi - et peut-être surtout - parce qu’il est légitime de s’inquiéter de la place laissée à la justice, à la mémoire et à la responsabilité, face à cette vision aseptisée et lénifiante.

D’autre part, depuis quelques années se multiplient les demandes de pardon, émanant de diverses institutions ou communautés (et en premier lieu de l’Église catholique par la voix de Jean-Paul II), pour des faits remontant parfois à plusieurs siècles. Démarche apparemment unique et novatrice au regard de la Tradition, comment la comprendre et l’interpréter théologiquement ?

Sans prétendre répondre à cette dernière question, nous nous efforcerons d’explorer ici quelques aspects anthropologiques du pardon : qu’est-ce qui peut être pardonné, et pourquoi ? Pardon et justice sont-ils contradictoires ? Le pardon est-il réellement possible ?

Que pardonner ?

S’il s’agit de savoir ce pour quoi l’on demande pardon, ou ce qui peut être l’objet du pardon, il convient, à première vue, d’en exclure ce qui relève de l’erreur technique. On ne demande pas pardon pour une erreur de calcul ou de traduction, parce que celui qui l’a commise ne ressent guère de culpabilité à cet égard. Nous pouvons nous sentir humiliés parce que cette erreur met en lumière nos carences, mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un sentiment de culpabilité. Il s’agit plutôt là de la révélation de nos limites, d’une expérience parfois douloureuse pour notre orgueil personnel.

Certains manquements à une loi civile ou même morale semblent également pouvoir échapper à une demande de pardon. D’abord parce que les instances d’exercice et de défense des lois civiles - les tribunaux - ne fonctionnent pas d’après la repentance du prévenu ou le pardon donné par la victime : un plaignant peut retirer sa plainte sans que le ministère public arrête nécessairement ses poursuites. Nombre d’infractions ne réveillent guère en nous ce sentiment de culpabilité qui nous incite à demander pardon : c’est le cas très généralement pour tous les délits commis envers une collectivité anonyme, État, autorités locales, entreprises, et en particulier pour tout ce qui contrevient à des règlements tatillons, voire absurdes. Même en matière de morale, tout ce qui relève du comportement « strictement » privé tend à être considéré comme licite, ou du moins tolérable, chacun pouvant mener sa vie comme il l’entend, du moment que ses actes personnels ne nuisent pas à l’autre ou soient pratiqués avec son plein consentement.

C’est donc la conscience d’offenser l’autre qui fait naître le sentiment de culpabilité et le besoin de pardon qui l’accompagne. On demande pardon à quelqu’un, il s’agit là de restaurer des liens brisés par le mal commis envers autrui, de réveiller, par le dévoilement de la faute, cette inquiétude de l’homme pour son semblable, et d’accepter de s’en remettre à lui pour dépasser l’offense et établir une relation nouvelle. Mais où placer la frontière entre l’erreur, ou les agissements intimes, et le dommage causé à l’autre ? L’erreur de calcul peut mener à l’effondrement d’un pont, la faute de traduction à une guerre... Et rien ne garantit que le comportement strictement privé, que nombre de contemporains considèrent comme inoffensif, ne finisse à la longue par affecter les relations interpersonnelles. Cette extériorité qui nous fait prendre conscience de la faute, et le souci d’autrui qu’elle éveille en l’homme, effacent les frontières entre le privé et le public, entre le technique et l’éthique. Extériorité qui, avant même de prendre le visage du prochain, s’exprime sous le nom de la loi, d’une parole qui dit le bien et le mal, qui se donne les moyens d’être traduite dans les faits, et dont les effets coercitifs s’appliquent en premier lieu à des personnes, à des individualités tenues pour responsables de leurs actes.

« J’ai péché »

On ne peut en effet demander pardon que pour des péchés assumés personnellement. Reconnaître que ce mal commis est le mien, telle est l’étape essentielle pour prendre la pleine mesure de ce péché et chercher à ce qu’il soit remis. Démarche paradoxale en vérité, puisqu’il s’agit de reconnaître comme personnel ce qui annihile précisément la personnalité, ce qui empêche précisément de dire « c’est moi » devant la faute commise. Prendre conscience de son péché, c’est d’abord réaliser qu’il nous détruit, qu’il anéantit nos forces et aveugle notre jugement. C’est pourquoi il est si difficile de se reconnaître pleinement responsable, et donc de demander pardon pour soi et au nom de soi, car ce besoin de rémission de notre péché met d’autant plus en lumière l’abîme dans lequel il nous a plongés. Depuis le récit de la Genèse, l’homme cherche toujours à rejeter sa responsabilité sur autre chose, sur le milieu ambiant, sur la fatalité, sur autrui, Dieu compris. Par là même, la faute poursuit son œuvre de dépersonnalisation, et il y a bien une contradiction intrinsèque à vouloir poser un acte éminemment personnel - la reconnaissance de la faute et la demande de pardon - à propos justement de ce qui ruine la personne et sa liberté :

« J’ai péché » est la seule phrase vraie sur le péché, puisqu’un péché ne peut être commis que par « moi », ne peut exister qu’à la première personne. Mais c’est en même temps une formule contradictoire, puisque le mal ne supporte pas la personne ... et se dissout à son contact. Pour que nos péchés nous soient remis, il suffit de redevenir un « je ». Mais c’est justement là ce que nous ne pouvons faire, puisque le péché a justement paralysé notre personnalité [2].

Qui me montrera ma faute ?

Seule une extériorité peut donc nous sortir du gouffre : la loi, la justice, le prochain, Dieu. Il faut que quelque chose, ou mieux, quelqu’un, nous apporte cette énergie qui nous manque, cette lumière dont nous sommes privés. Le culte actuel de la mémoire est peut-être une tentative pour se donner cette extériorité trop souvent ignorée : la loi et la justice ont mauvaise presse, la morale, ou ce qu’il en reste, n’est plus guère qu’un art de vivre « à la carte », et l’autre homme est décidément bien trop dérangeant. La mémoire, avec sa neutralité morale, ses références à un passé irrévocablement absent, semble plus confortable que l’altérité un peu rude du prochain et de l’exigence morale posée par sa seule présence. Non pas qu’elle doive être congédiée, bien au contraire elle reste seule -trop seule- pour éveiller en l’homme le repentir et la demande de pardon qui le suit. On verra plus loin le problème posé par ces démarches dès lors qu’elles ne concernent qu’une collectivité, et non pas des individus ; l’aspect parfois obsessionnel et incantatoire des commémorations et remémorations actuelles [3] - sans parler de leur sélectivité - traduit peut-être le fait que, en l’absence d’autres valeurs objectives, la mémoire est l’unique extériorité admise aujourd’hui pour dévoiler la culpabilité, pour dire le bien et le mal. Ce n’est sans doute déjà pas si mal, mais c’est peut-être en demander trop à une instance qui ne peut répondre à toutes les interrogations de l’homme pécheur. Et surtout, la culpabilité que l’on croyait sagement contenue et modérément convoquée au tribunal de la mémoire, envahit d’un coup, dans une totalité brutale et sans appel, le champ de la conscience collective, comme si les exigences de la loi morale, chassées par la grande porte au nom d’un relativisme tolérant et éclairé, revenaient à la dérobée sous la forme d’une mauvaise conscience qui ne trouve point de guérison.

Le pardon, pour quoi faire ?

Pourquoi cherche-t-on à sortir de sa faute, une fois celle-ci clairement révélée et nettement identifiée ? Pourquoi éprouve-t-on le besoin de demander pardon, non seulement de manière toute personnelle, mais aussi en tant que communauté, nation, Église même ? Il y a un désir très fort chez l’homme d’être pardonné, parce qu’il ressent comme un abîme l’écart entre sa véritable nature humaine, dont il pressent plus ou moins confusément la grandeur, et la réalité toute autre que son péché lui révèle. La demande de pardon est liée à ce besoin de vivre l’humanité dans sa plénitude, elle est aspiration à quelque chose de plus grand qui est inscrit au fond de chacun et qui ne parvient pas à se réaliser. Il s’agit là d’une exigence qui dépasse la sphère individuelle pour s’inquiéter de tout homme, parce que tous nous portons en puissance cette humanité accomplie dont nous pressentons l’existence et qui pourtant nous semble impossible. C’est pourquoi il est insensé de prétendre demander pardon si l’on n’est pas capable, soi-même, de pardonner à autrui, c’est-à-dire de reconnaître en lui cette même dignité qui nous pousse à rechercher la rémission de nos fautes.

On est loin ici des perspectives minimalistes de « moralistes » qui se contentent de rechercher la tranquillité sociale et civile. Il ne s’agit de rien moins que d’apaiser une angoisse, que de guérir une blessure qui parfois nous accompagne jusqu’au terme de notre vie, de demander à être restauré dans cette humanité tellement déformée par le mal commis et subi. La recherche du pardon est la voie étroite entre le désespoir suicidaire et la politique de l’autruche, elle est parfois coûteuse, car elle passe nécessairement par la confrontation avec un autre, mais c’est précisément par cette parole prononcée et qui attend une réponse que l’homme commence par retrouver le chemin de son humanité perdue.

Enfin, le pardon est généralement assorti de la promesse de ne plus recommencer. Il ne s’agit pas seulement de la question de purger une peine ou d’accorder des réparations, ce qui relève plutôt de la justice, mais de construire quelque chose de nouveau, de ne pas se contenter de revenir au statu quo ante d’avant la faute, de rétablir une situation qui n’a pas permis de l’éviter. En cela le pardon participe d’une « création nouvelle », pour reprendre le vocabulaire biblique, il est tourné vers l’avenir et aide à poser un regard critique sur les vieilles pratiques ou les anciens préjugés qui n’ont pas su empêcher le crime. « Tendre l’autre joue », l’injonction si problématique du Christ pourrait, au moins en partie, se comprendre dans ce contexte : ne pas tendre la même joue, c’est-à-dire reconstituer à l’identique les conditions antérieures, mais proposer à l’ennemi un autre visage, un regard nouveau.

Le pardon et ses fantômes

Les réserves exprimées à propos du pardon témoignent le plus souvent d’une assimilation de celui-ci à des notions qui peuvent en prendre l’apparence, mais qui n’en sont que l’ombre, ou plus encore, le négatif. Ainsi, on le confond avec l’amnistie, voire l’impunité, l’exercice du droit de grâce ; en anglais, to pardon signifie très précisément « gracier », le mot pardonner (to forgive) évoquant lui aussi, comme en français et bien d’autres langues, l’acte de « donner » (to give) qui sera évoqué plus loin. Or l’amnistie consiste à ignorer les torts commis ou subis en renonçant aux poursuites judiciaires, en effaçant la trace du méfait. En principe, cette pratique ne se justifie - à dose homéopathique - que dans le but d’assurer la paix civile après une période de troubles, de guerre civile ou de dictature. Paul Ricœur évoque à ce sujet un « oubli commandé » [4], dont l’ambiguïté et les dangers ne lui échappent pas :

Le défaut de cette unité imaginaire n’est-elle pas d’effacer de la mémoire officielle les exemples de crimes susceptibles de protéger l’avenir des erreurs du passé et, en privant l’opinion publique des bienfaits du dissensus, de condamner les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine ?(p. 588)

Et de fait, le souvenir des crimes couverts par cet oubli « officiel » agit comme un refoulé qui finit toujours par refaire surface, comme nous ne cessons de le constater aujourd’hui. Sans parler des amnisties démagogiques des lendemains d’élections, indignes de la justice d’une nation démocratique, qui se gargarise par ailleurs de mémoire et de repentance. Plus sérieusement, de telles pratiques entretiennent la confusion entre le pardon véritable, qui commence précisément par rechercher la lumière de la mémoire, afin d’accéder à la parole - celle de l’aveu - et une sorte de justification ad extra, purement formelle, du coupable. L’oubli et ses avatars juridiques ne sont que l’ombre du pardon et certainement pas son reflet ; ils en sont plus sûrement (au sens de la photographie) le négatif.

Les demandes de pardon collectives

A l’opposé, en apparence, de l’oubli imposé que constitue l’amnistie, les demandes de pardon qui se succèdent aujourd’hui posent un autre problème. Alors que le repentir, la conscience de la faute touchent au plus profond de la personnalité individuelle, peut-on vraiment parler de « pardon » lorsque la démarche émane d’une institution ou d’une communauté et s’adresse à des instances elles aussi collectives ? Plus encore, que peut bien signifier le pardon lorsque les bourreaux, comme les victimes, sont morts depuis plusieurs siècles ?

Certes, on retrouve en la matière bien des traits déjà soulignés à propos du pardon : la remémoration des fautes et leur aveu, la reconnaissance de l’abîme qui sépare ce qui a eu lieu et ce qui aurait dû être, la volonté de réparation et d’édification d’un avenir différent. Plus problématique est la rencontre avec « l’autre homme », étape essentielle de la démarche de pardon. Qui est-il, cet autre qui n’est plus de ce monde, dont nul ne peut plus croiser le regard, qui n’a même pas de nom, puisqu’il n’est que l’un des anonymes de ce groupe que d’autres morts, tout aussi anonymes désormais, ont persécuté il y déjà bien longtemps ? Peut-être trouvera-t-on cette altérité perdue en la personne de leurs descendants, mais aux victimes du passé peuvent avoir succédé les oppresseurs d’aujourd’hui, et les bourreaux de jadis sont peut-être aujourd’hui plongés dans la misère et le désespoir. Ce n’est d’ailleurs pas tant le changement de situation qui importe - il peut se produire chez des individus dans l’espace d’une vie humaine - que l’absence d’une dimension proprement personnelle de la faute et donc du pardon. A quoi bon rappeler que le péché n’est vaincu que lorsqu’il est reconnu comme mon péché, si dans le même temps on lui confère une dimension collective, qui risque de diluer ma responsabilité dans l’accumulation des fautes de tous ? Le problème reste d’ailleurs entier lorsqu’un groupe se propose de demander pardon à Dieu, et à Dieu seul. La méfiance de l’Église vis-à-vis des absolutions collectives se comprend sans doute par ce risque de disparition du sens de la responsabilité personnelle. D’autre part, il est difficile de proposer l’idée d’une « solidarité dans le péché », puisque celui-ci brise justement ce qui nous relie à nos semblables.

Et pourtant, chacun ressent comme une blessure intime les forfaits et les crimes commis par des représentants de sa communauté, surtout s’ils y détiennent une position et une autorité morale éminentes. Il s’agit bien, là aussi, d’un sentiment de discordance entre la mission confiée à l’institution et les nombreux manquements dont elle s’est rendue coupable, et ce sentiment nous est plus intérieur qu’une indignation pure et simple devant les agissements d’un groupe. Sans doute parce que ce groupe est une part de nous-mêmes, il a contribué à édifier notre personnalité, il nous a modelés par sa culture, et tout faux pas est dès lors ressenti comme une atteinte à notre être personnel. C’est peut-être à cause de ces similitudes, que l’on peut, par extension, envisager de demander « pardon » au nom d’une communauté, mais cette démarche relève de l’analogie pure et simple, et ne saurait se substituer à la nécessaire conversion des personnes, condition nécessaire d’ailleurs pour que de telles « repentances » n’en restent pas au stade des belles paroles officielles.

Pardon et justice

Nous avons évoqué, au début de cet article, les malentendus concernant un usage du pardon qui s’opposerait à l’exercice de la justice. Nous avons vu aussi que la justice, au sens propre, ne « pardonne » pas : elle dit la loi, établit la culpabilité et prononce des sentences. La relation du prévenu à la loi est de nature objective : il s’agit de placer un individu donné face à son crime et de prendre les mesures nécessaires pour que ce crime ne se reproduise pas. L’exercice de la justice ne dépend pas du sentiment de culpabilité du coupable, ou de la volonté de la victime de pardonner à celui qui lui a fait du tort. La justice peut éventuellement tenir compte du passé du prévenu, mais elle ne considère pas, ou peu, ses dispositions intérieures au moment du jugement. Seul le « for externe » peut être jugé.

Cependant, loin d’être un obstacle au pardon, la justice en est une condition absolument nécessaire. Elle crée les conditions de son exercice. Passons rapidement en revue ses effets : tout d’abord elle empêche la prolifération des vengeances individuelles et, plus généralement, elle donne aux faits incriminés une dimension d’objectivité qui les remet à leur vraie place. C’est le véritable sens de la « loi du talion », tant de fois injustement reprochée à l’Ancien Testament, et qui est trop souvent évoquée à tort et à travers à propos de conflits actuels. Ce précepte consiste précisément à mesurer la dette à l’aune de la réalité même de la faute et non pas à l’échelle du ressentiment envers le fautif. D’autre part, la loi dit (ou plutôt devrait dire) ce qui est bien et mal, elle devrait éclairer et éduquer les consciences, même certains de ses aspects coercitifs y contribuent dans une pédagogie certes élémentaire, mais non dénuée d’efficacité. Elle doit aussi protéger les personnes contre les agissements d’individus dangereux, et donc limiter le sentiment d’insécurité qui pousse tout un chacun à vouloir être son propre justicier. Enfin elle exige, si c’est possible, des réparations du dommage commis, elle oblige le coupable à assumer les conséquences pratiques de ses actes. Elle est en quelque sorte le garant d’une promesse qui permet le pardon et y est intégrée. Il faut donc absolument extirper de la pensée commune, et aussi de la pensée chrétienne, l’idée que pardon et justice seraient incompatibles. En hébreu, le même mot désigne à la fois la justice et les œuvres de charité. Il est heureux que Paul Ricœur, dans l’un de ces derniers livres, se soit livré, à ce sujet, à une mise au point des plus fermes :

La faute est placée sous la règle sociale de l’inculpation... Une connexion qui n’a pas encore été nommée se met en place, la connexion entre le pardon et la punition. L’axiome est celui-ci : dans cette dimension sociale, on ne peut pardonner que là où on peut punir ; et on doit punir là où il y a des infractions à des règles communes [5].

Le christianisme lui-même ne peut se passer de jugement, lui dont la Révélation se ferme sur le récit du Jugement Dernier, dans l’Apocalypse. Dans la Bible, Dieu est aussi un juge, et sa miséricorde est à la mesure de sa justice, car c’est lui qui donne la Loi. Ne privilégier que sa dimension miséricordieuse serait précisément la dénaturer, car, là aussi, il ne peut être question de pardon que si le mal est déjà identifié, imputé et jugé [6].

Pardonner, un défi

Rappelons le paradoxe fondamental du pardon : si le péché détruit notre humanité et notre liberté, s’il aveugle la conscience, comment peut-on reconnaître sa faute et demander pardon, comment accepter de se placer sous la dépendance d’un autre pour être délivré du poids de son forfait ? Par là, le sentiment du péché dépasse infiniment la réalité objective des actes commis, car c’est l’homme tout entier qui est atteint et amoindri, c’est sa propre image qui est mise en échec. Dans cet abîme creusé entre l’humanité accomplie que chacun désire plus ou moins confusément au fond de lui-même, et l’humanité réelle avec son inclination irrésistible à faire le mal, c’est l’expérience d’une complicité permanente avec le mal qui s’impose. Il y a une tentation pour ainsi dire naturelle et apparemment justifiée d’identifier l’humanité à ces peu glorieuses apparences. Si le péché est donc si intrinsèquement attaché à notre nature, comment peut-il être pardonné sans nous anéantir ? C’est en ce sens que ce qui est à pardonner est impardonnable, puisque nous adhérons si intimement à la faute que celle-ci ne saurait être effacée sans en même temps nous faire disparaître... Citons encore une fois Ricœur :

C’est cette adhérence de la culpabilité à la condition humaine qui, semble-t-il, la rend non seulement impardonnable de fait, mais impardonnable de droit... Arracher la culpabilité à l’existence serait, semble-t-il, détruire cette dernière de fond en comble. [7]

Il s’agit donc de répondre à un infini (l’enracinement du péché dans notre être) par un autre infini, celui du pardon inconditionnel, total, qui s’adresse précisément à l’impardonnable, comme le propose Jacques Derrida :

On ne peut ou ne devrait pardonner, il n’y a de pardon, s’il y en a, que là où il y a de l’impardonnable. [8]

Dans cette perspective, le pardon est affronté à l’épreuve de l’impossible, il est une transcendance convoquée pour répondre à l’infini scandale du péché de l’homme. Il dépasse toute conditionnalité, toute utilité psychologique, sociale ou même spirituelle : pour Derrida, dès que le pardon est au service d’une « finalité » (fût-elle la rédemption, le salut), dès qu’il tend à rétablir une normalité, dès qu’il est compris comme une guérison, il reste en-deçà de son objectif véritable, il n’est pas à la mesure de l’enjeu. Cette analyse radicale pourrait être comprise comme une vision quelque peu extrinsèque, « forensique » du pardon, mais dans ce contexte, elle s’affronte au redoutable problème anthropologique de la faute et du pardon, tel que nous l’avons présenté depuis le début de ce travail.

Réciprocité ?

Tout le monde ne partage pas le point de vue de Derrida, loin s’en faut. Vladimir Jankélévitch a plaidé contre le pardon [9] (à propos des crimes nazis), confondant peut-être, cette matière, l’imprescriptible (qui est une catégorie juridique objective) et l’impardonnable (qui relève de la morale, d’une attitude personnelle). Dans un deuxième approche, il semble identifier le pardon à l’usure du temps, à l’oubli ou du moins à une cicatrisation « passive » des souffrances endurées [10]. Plus récemment, le pardon ne lui paraît envisageable que parle biais de la « détresse et la déréliction du coupable, qui seules donneraient un sens et une raison d’être au pardon » [11]. On voit poindre ici une demande qui semble aller à l’encontre de la thèse de Derrida : celle d’une réciprocité dans l’acte de pardonner, le désir que cette démarche soit suivie d’effet, ou soit le résultat d’une demande de pardon authentique.

Faut-il donc à tout prix rechercher un équilibre entre le repentir et le pardon, et l’exigence de réciprocité qui sous-tend toute relation entre deux êtres a-t-elle un sens dans ce contexte ? Il faut d’abord souligner que chacun des protagonistes s’expose à un silence : le bourreau peut ne tirer aucune leçon du pardon qui lui accordé, et celui qui demande pardon peut se le voir refuser. Des deux côtés, le déséquilibre peut être total, et la réciprocité apparemment absente. Dans les deux cas, l’homme s’expose à autrui, à une liberté qui n’est pas la sienne. Mais déjà, à ce stade, le fait de se « livrer » à l’autre, d’accepter de dépendre de son bon vouloir en matière et culpabilité et de pardon, brise la dialectique étroite du « donnant-donnant ». Le commandement radical d’aimer ses ennemis, qui traduit l’inconditionnalité du pardon telle que la propose Derrida, transforme cette réciprocité de type « mercantile » en une relation qui suppose que l’un est là pour donner, et l’autre pour recevoir. Et recevoir le pardon, c’est accepter déjà d’être transformé, de poser sur le monde et sur l’autre homme un regard différent. « Ce qu’on attend de l’amour, c’est qu’il convertisse l’ennemi en ami » écrit Ricœur [12]. C’est pourquoi le pardon se situe bien au-delà d’une perspective de réparation ou de don en retour ; de l’autre on veut seulement qu’il soit sauvé.

Faire toutes choses nouvelles

Ainsi, par le pardon est affirmée la possibilité d’un renouveau, d’une recréation. Le pardon est en soi « optimiste », il affirme que l’humanité de l’ennemi vaut bien mieux que ses actes passés ou présents. Le mal n’est pas consubstantiel à l’homme, et le péché originel n’en a pas fait pour autant un être voué au néant. Il ne suffit pas de postuler que l’acte et l’agent peuvent être séparés, car l’on contredirait alors la notion de responsabilité personnelle, si importante pour identifier le péché et accéder à la conversion. Les agissements coupables sont bien l’œuvre d’un individu et doivent être assumées par lui. Mais on ne réduit pas le fautif à une malignité objective, on ne peut l’enfermer dans une culpabilité irrévocable et définitive. Sa capacité à bien faire n’est pas entièrement anéantie par ses mauvaises actions. Dans le pardon, il faut octroyer à l’autre un « crédit » qui lui restitue sa capacité à choisir et à faire le bien, et le délie de son enchaînement à des crimes passés :

Sous le signe du pardon, le coupable serait tenu pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue à celle de continuer. C’est (...) de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. La formule de cette parole libératrice (...) serait : « tu vaux mieux que tes actes » [13].

La réciprocité attendue de la démarche de pardon est donc une promesse plutôt qu’un échange. Il s’agit d’inaugurer une autre histoire, d’entrer dans une radicale nouveauté dans l’agir humain. La mémoire elle-même ne s’enferme plus dès lors dans le ressassement du passé, mais devient projet, espérance, renaissance. Nouveauté qui n’est pas réservée à celui qui est pardonné, mais aussi, et primordialement, à celui qui pardonne, parce qu’il a su changer de regard sur l’autre.

Qui peut pardonner les péchés ?

Mais qui peut en vérité réhabiliter l’homme ? Si le péché, comme nous l’avons vu, aliène à ce point son humanité, comment voir au-delà des apparences, comment peut-on attendre une reconstruction de l’homme, lorsque la faute l’a ruinée ? En réalité, l’homme ne peut retrouver seul son humanité perdue, seul un Tout-Autre, celui dont il tient « la vie, la croissance et l’être », en a le pouvoir. C’est pourquoi, au sens strict, toute demande de pardon s’adresse d’abord à Dieu, qui seul peut nous restaurer dans la plénitude de son projet créateur :

Le pardon qui instaure un temps nouveau est la mesure de la venue de l’homme à l’entière humanité. Mais c’est là le projet que Dieu seul accomplit dans sa venue à l’homme. L’homme n’habite pas humainement la terre ; l’homme, paradoxalement, ne suffit pas pour connaître l’homme ; l’homme est humain comme témoin de la grâce et du salut de Dieu [14]

C’est en ce sens qu’il nous « remet » nos péchés, en nous rendant la lucidité et donc la conscience aiguë du mal commis, le repentir sincère (ce qu’autrefois on appelait la « contrition parfaite »), la volonté de ne plus recommencer et la force pour choisir le bien. Pour tous les hommes, le pardon est à recevoir de Dieu comme une nouvelle création, il s’inscrit donc dans une logique de « donner et recevoir », ou le simple fait d’accepter le don nous donne accès au salut. Toujours à redemander et à réitérer dans le temps intermédiaire, de conversion, qui est le nôtre, il est aussi « une anticipation dans la charité de l’existence ressuscitée » [15], il est participation à l’eschatologie.

A son tour, l’homme qui pardonne donne plus que ce qu’il a ; il accorde à autrui un bien qui lui est donné par Dieu, un bien qui participe du monde futur, à savoir la plénitude de l’humanité qui lui est promise dès l’origine et qui est déjà réalisée dans la personne du Christ.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] Voir A. Comte-Sponville, Petit Traité des grandes vertus, cité par Christophe Bourgeois dans ce numéro (p.41).

[2] Rémi Brague, « A tout péché, miséricorde », Communio, XIV, n° 1, p. 26 (1989).

[3] Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit en aucune façon de contester ici le bien-fondé de l’exploration du passé au nom d’une recherche de la vérité et d’une justice pour les victimes ou leurs proches, même si la remémoration de certains épisodes est pour certains difficile à accepter. Comprise en ce sens, la mémoire s’accompagne d’une vigilance universelle et actuelle, d’une réelle volonté d’éviter la répétition des crimes d’autrefois. Il s’agit plutôt de mettre en garde contre une utilisation d’une notion de « mémoire » vidée de son contenu objectif, et qui précisément dispenserait d’une remise en cause hic et nunc du présent.

[4] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000, pp. 586-589. Sur l’amnistie en général, voir Nicole Loraux, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1977, citée par P. Ricœur, ibid.

[5] P. Ricœur, op.cit., p. 608.

[6] L’articulation entre ces deux dimensions du salut donné par son Fils est analysée dans l’article de Chr. Bourgeois dans ce même numéro.

[7] P. Ricœur, op.cit., page 603.

[8] Jacques Derrida, « Le siècle et le pardon », Le Monde des débats, décembre 1999 (cité par P. Ricœur, ibid.)

[9] V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986.

[10] V. Jankélévitch, Le pardon, Paris, Aubier, 1967.

[11] V. Jankélévitch, Pardonner ?, Le Pavillon, 1971, p. 15.

[12] P. Ricœur, op. cit., p. 625.

[13] P. Ricœur, op. cit., p. 642.

[14] Jean-Yves Lacoste, « Vers le sacrement du pardon », Communio, VIII, n° 5, p. 11 (1983).

[15] Jean-Yves Lacoste, art. cit., p. 23.

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