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Le pauvre et l’humiliation dans la "Nouvelle histoire de Mouchette"

Philippe Pinson

La Nouvelle histoire de Mouchette est parue en 1937, au temps où l’Europe commençait à sentir les ténèbres de la guerre s’amonceler à l’horizon. L’actuelle édition de poche la présente sur sa quatrième de couverture comme « un grand roman chrétien, vibrant de compassion et de colère. »

Ce court texte de Bernanos semble en effet marqué par la rencontre terrible d’une misère océanique venue du « grand vent noir [1] » des mers d’où surgissent les monstres de la désespérance. Il relève davantage de la tragédie que du roman, avec sa quasi unité de lieu et de temps : l’action s’y passe en un seul long « tour de cadran », depuis la veille au soir jusqu’à la matinée du lendemain.

L’histoire de Mouchette

Mouchette est une jeune fille, à peine pubère, issue d’un milieu extrêmement pauvre et dont les conditions de vie sont misérables : moqueries et humiliations à l’école, de son institutrice et de ses camarades de classe ; milieu familial extrêmement défavorisé et marqué par l’atavisme de l’alcool et de la violence, ainsi que par la faim et la promiscuité.

L’histoire se déroule en une journée : Mouchette s’enfuit un soir d’automne de l’école, après les vexations de son institutrice qui veut qu’elle chante. Elle s’échappe dans la nuit déjà tombée et, alors que la pluie déverse son manteau de froidure et de misère, elle perd l’un de ses godillots, trop grand pour elle ; elle rencontre alors par hasard un braconnier, Arsène, qui le lui retrouve et la recueille dans sa cahute, au milieu de la forêt dégoulinante de pluie. Elle y est droguée par l’alcool, puis assiste à la crise d’épilepsie de son « sauveur », qui s’en relève et la violente.

Harassée de fatigue, affamée, désemparée, parce qu’Arsène lui a confié qu’il était recherché par la police après une tentative de meurtre, elle retourne à l’aube dans le taudis familial, une masure délabrée et ouverte à tous les vents, pour y trouver sa mère agonisante qui meurt devant elle, épuisée par la phtisie. Son père revient alors et la menace : elle sort, après l’avoir défié, pour échapper à ses coups. La fin de l’histoire est la marche à la mort de Mouchette qui ne trouve aucune consolation auprès des quatre personnes qu’elle rencontre successivement avant d’aller mourir dans l’étang où sa destinée se perd.

Ce texte terrible et éprouvant est une impressionnante entrée dans l’âme de Mouchette, comme si le narrateur s’effaçait pour l’entendre dans ses détours et ses fulgurances. Bernanos, avec une langue très subtile et forgée par l’acier de sa plume, écoute, comme le roi Salomon, toutes les inflexions de la voix de Mouchette. On ne peut pas en comprendre toute l’intensité et la puissance en une seule lecture. Que veut bien vouloir dire Bernanos pour nous donner à voir et à sentir un tel parcours ? Pourquoi une telle noirceur ? Qui peut entendre cela ? Comment apprécier justement le récit de Bernanos qui dit à la fois l’orgueil de son héroïne, ses terribles humiliations et l’amour qu’elle a décidé de donner à celui qui l’a violentée ?

Humiliations sans nombre

Dans notre langue, « humiliation » s’entend aussi bien à la forme active (« action d’humilier ») qu’à la forme passive (« action de s’humilier »), d’où l’ambiguïté de son usage. L’origine même du mot (du latin ecclésiastique humiliare, de humus, la terre) la confirme. Humilier, c’est aussi bien se soumettre, rendre humble, que rabaisser, atteindre dans sa fierté et sa dignité. Dans Mouchette, le mot est utilisé quatre fois par Bernanos et, à chaque fois, il précise que c’est « le secret de Mouchette ».

Alors qu’elle est dans la cabane d’Arsène et qu’elle le veille, gisant par terre, après une crise d’épilepsie, elle se met à chanter « d’une voix pure, encore un peu tremblante, d’une extraordinaire fragilité. Aucune expérience préalable ne lui permettait de comprendre que cette voix mystérieuse était celle de sa misérable jeunesse, enfin épanouie, une revanche d’humiliations si anciennes, que sa conscience les acceptait telles quelles, y trouvait parfois son repos, une inavouable douceur [2]. » À son réveil en larmes, dans la masure familiale, émerge confusément en elle tout ce qu’elle vient de vivre depuis la veille (fuite de l’école, errance sous la pluie, rencontre d’Arsène, tandis qu’elle revit les « coups reçus de son père », qui la liait à lui « par une sorte de sentiment inexplicable, obscurément solidaire de sa férocité, comme si elle partageait sa haine [3]. » Bernanos commente en ajoutant : « C’étaient là des circonstances de la vie à quoi elle ne pouvait songer sans amertume. Mais du moins, l’humiliation passée, elle recommençait à penser aux revanches futures, sentait renaître cet orgueil que rien, semblait-il, n’eût pu détruire sans la détruire elle-même [4]. » Enfin, dans cette même scène du retour en son logis insalubre, et en présence de sa mère gravement malade, elle « lutte contre sa peine », celle que lui a procurée la rencontre avec Arsène : « Tout ce grand espoir qu’elle a eu, si grand qu’il n’était pas à la mesure de son cœur, qu’elle n’en a tiré aucune vraie joie, qu’elle ne garde que le souvenir d’une attente merveilleuse, à la limite de l’angoisse, tout ce grand espoir n’était donc que le pressentiment d’une humiliation pire que les autres, bien que de la même espèce [5]. » Et alors qu’au matin, elle se perd dans l’errance d’une rencontre impossible avec des personnes qui viendraient la recueillir et la consoler, la soigner ou la soulager, et qu’elle glisse vers la déréliction et le suicide, elle regarde sa pauvre main salie et déformée, qui la dégoûte, et qu’elle hait et confond avec celle de son père et lui rappelle celle de sa mère, « maudite de la même espèce » : « une pareille main était de celles qui portent le signe du malheur. Elle ne lui rappelait que des humiliations sans nombre [6]. »

Dans la tradition spirituelle du Carmel, l’humiliation est ce qui rabaisse notre orgueil, « une autre réponse divine, … que la reconnaissance doit accueillir ». Le traité spirituel du P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus note :

Ces humiliations que nous apportent nos déficiences, nos tendances, peut-être déjà rétractées, nos défaites, ou même les erreurs sinon la malveillance du prochain, sont de précieux témoignages de la sollicitude de Dieu qui use pour la formation des âmes de toutes les ressources de sa puissance et de sa sagesse. Comment les juger autrement, lorsqu’on voit toute grâce profonde jaillir de l’humiliation comme de son terrain normal ? [7]

La source de jaillissement de la grâce pour Mouchette, quelquefois imperceptible, mais toujours prête à sourdre, ce sont ses larmes. Bernanos en montre le pays mystérieux :

Elle pleure de honte devant l’institutrice qui l’humilie. Elle pleure lorsqu’elle croit qu’Arsène a tué le garde-chasse. Elle étouffe « un terrible sanglot sans larme [8] », après avoir été violentée. A son retour chez elle, devant sont petit frère bébé hébété par la faim, « elle pleure tout bas à brefs sanglots [9] ». Puis, après un bref sommeil, elle se réveille en larmes, « ou plutôt ce sont les larmes qui l’ont réveillée [10]. » Puis « elle n’arrive plus à pleurer, elle a trop honte d’elle, de son mal, elle se hait trop [11]. » Après la mort de sa mère, l’odeur du café offert lui met les larmes aux yeux.

Et alors qu’elle s’approche de la mare fatidique, elle « sent la brûlure sous ses paupières [12] », s’apprête à crier au moment du passage d’un paysan, le dernier être humain qu’elle voit avant de mourir. Mais le regard du vieux tourné vers elle, « aussi indifférent que celui de la bête [13] », l’empêche de jeter ce cri.

Et dans les dernières pages, encore plus impressionnantes, Bernanos commente le geste de Mouchette, à l’écoute de son souffle intérieur :

Le geste du suicide n’épouvante réellement que ceux qui ne sont point tentés de l’accomplir, ne le seront jamais, car le noir abîme n’accueille que les prédestinés... La dernière lueur de conscience du suicidé, s’il n’est pas un dément, doit être celui de la stupeur, d’un étonnement désespéré [14].

Puis, à la dernière page, il l’accompagne encore de ce commentaire :

Le silence qui s’était fait soudain en elle était immense. C’était celui de la foule qui retient son haleine lorsque l’équilibriste atteint le dernier barreau de l’échelle vertigineuse. La volonté de Mouchette acheva de s’y perdre [15].

Ainsi le lecteur est finalement comme « interdit » par l’angle de vue proposé par Bernanos et qui rejoint celui de Thérèse de l’Enfant-Jésus :

Comprenez que, pour aimer Jésus et être sa victime d’amour, plus on est faible, sans désirs ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet amour consumant et transformant. Le seul désir d’être victime suffit, mais il faut consentir à rester toujours pauvre et sans force, et voilà le difficile, car le véritable pauvre d’esprit, où le trouve-t-on ? Il faut le chercher bien loin dit l’auteur de l’Imitation [16].

Bernanos l’a trouvé chez Mouchette ; et son style de feu nous emporte pour le découvrir.

Oui, Mouchette a aimé Arsène, le braconnier altéré d’alcool, et elle a consenti à être sa victime et sa protectrice, par amour.

Il appartint au lecteur de Bernanos de se laisser saisir par la trajectoire de Mouchette, pour prendre sa part de souffrance, « qui manque à la passion du Christ [17] ».

Philippe Pinson, né en 1955, marié, père de 4 enfants, professeur d’histoire en classe préparatoire littéraire à l’Institution Blanche-de-Castille de Nantes.

[1] G. Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, Le Livre de Poche, 2009, p. 9.

[2] Ibid., p. 45.

[3] Ibid., p. 60.

[4] Ibid., p. 60.

[5] Ibid., p. 64.

[6] Ibid., p. 119.

[7] P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, « Les voies de l’humilité », in Je veux voir Dieu, troisième partie, chapitre IV.

[8] Ibid., p. 52.

[9] Ibid., p. 57.

[10] Ibid., p. 58.

[11] Ibid., p. 65.

[12] Ibid., p. 124.

[13] Ibid., p. 125.

[14] Ibid., p. 125.

[15] Ibid., p. 126.

[16] Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, LT 197, À sœur Marie du Sacré-Cœur, 17 septembre 1896.

[17] Col 1, 24.

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