Le pèlerinage, signe et chemin de conversion
Mai 1982. Un tract distribué à l’entrée du restaurant universitaire parisien « Le Bullier ». Un contact téléphonique et un rendez- vous pris. Le brouhaha d’un départ de groupe en train. Un rassemblement dans un pré avec le bref discours de bienvenue de l’aumônier de la route. Et puis une longue marche-discussion : des amitiés nouées — certaines durent encore — et la conscience fulgurante que la foi peut se partager. Au soir, dans la clairière d’un domaine campagnard, une célébration émouvante à la lueur des torches, et la parole d’un homme déjà âgé, de petite taille, entouré de respect : des mots qui pénètrent dans l’intelligence pour aller jusqu’au plus profond de nous, jusqu’au cœur. Le lendemain, après la fatigue de la route, grand’messe en la cathédrale de Chartres, présidée par le nonce apostolique : les voûtes résonnent d’une foi vivante et joyeuse. Premier contact avec le mouvement « Résurrection », premier pèlerinage avec Mgr Charles.
Pourquoi suis-je revenu les années suivantes ? Pourquoi tant d’autres sont-ils revenus, certains régulièrement, d’autres épisodiquement, dont j’ai eu à mon tour la charge comme chef d’équipe, de chapitre ? Pourquoi tant d’autres, hommes et femmes, nous ont-ils précédés, et pourquoi certains sont-ils allés sur des routes que je n’ai pas connues ? L’impact du pèlerinage sur notre vie, à l’école de Mgr Charles et de ceux qui ont recueilli son héritage, je voudrais tenter de le dire en trois idées-forces : la redécouverte du pèlerinage, le silence et la parole, la beauté mise au service de Dieu.
Redécouverte du pèlerinage
Pèlerinage vient d’un mot latin signifiant « voyage en pays étranger » [1]. Car tout départ en pèlerinage suppose un dépaysement, l’acceptation d’aller vers d’autres lieux, avec d’autres personnes, qui seront nos compagnons pendant quelques heures ou quelques jours, voire quelques semaines. Avec Mgr Charles, nous avons connu deux sortes de pèlerinages : ceux où la dimension du voyage était la plus évidente, car nous partions à l’étranger ; ceux qui étaient d’abord des ressourcements spirituels autour d’un sanctuaire de Paris ou de la région parisienne. Mais toujours, il y a un but concret qui est un témoin matériel de la présence de Dieu à notre monde et vers lequel nous sommes attirés, pour qu’il nous montre que son rayonnement dépasse le cadre de notre vie quotidienne, de notre paroisse, de notre mouvement même, et qu’il s’unit dans des communautés humaines différentes de la nôtre, où des hommes et des femmes vivent, travaillent, peinent et prient.
Nous avons éprouvé que le pèlerinage est une expérience de la catholicité de l’Eglise. Pour la clôture de l’année sainte extraordinaire de 1983, au printemps de l’année 1986, Mgr Charles avait accompagné des groupes de jeunes, d’étudiants, d’adultes et d’anciens à Rome. Nous l’avons vu serrer dans ses bras le pape Jean-Paul II. Ce fut pour nous le témoignage concret que I’Eglise est bien une. Plus souvent, un dimanche matin du mois de mai, après la brève nuit dans les granges, sur des routes pleines de boue, notre cœur s’est envolé à la vision lointaine des flèches de la cathédrale de Chartres. Tandis que nos voix entonnaient le Salve Regina, nous avons pensé les uns aux autres et à tous ceux que nous portions dans notre cœur pour les déposer aux pieds de la Vierge Marie, mère de toute l’Eglise. Ce n’était pas seulement une démarche hors du commun qui galvanisait nos énergies d’étudiants : nous savions que nous sommes en route vers le Christ, auprès de qui nous introduit Marie.
Cette marche vers le Christ était aussi une marche avec Lui. Même sur les chemins de Beauce, que Jésus n’a pas connus, nous pensions aux déplacements qu’il fit sur les routes de Palestine, de la même façon, éprouvant les mêmes sensations de froid ou de chaleur, de fatigue et de soif, de lassitude, d’épuisement parfois, jusqu’au but atteint dans la joie avec ceux qui nous entouraient. Le pèlerinage a été, il est pour nous un signe de notre attachement au Christ, une volonté de mettre nos pas dans ses pas, à la suite de ceux qu’il nous a donnés pour nous guider.
Que diront ceux qui ont suivi Mgr Charles en Terre Sainte, ou ceux qui sont allés là-bas dans les pèlerinages organisés dans son esprit ? Un témoignage écrit nous est laissé par le manuel qu’il avait composé avec ses collaborateurs pour les pèlerins. Il nous montre clairement qu’à travers le voyage aux lieux saints que le Christ a foulés, c’est le mystère même de son Incarnation qui devient palpable : « Dieu a touché en quelque sorte un coin de ce monde, et nous voulons à notre tour tenir l’objet que sa main a saisi » [2].
A travers les gestes de piété, de dévotion à ces contrées sanctifiées par le passage de Jésus, de Nazareth à Bethléem, du mont Carmel au mont Garizim, puis à Jérusalem où culminait toute la tradition religieuse du peuple juif, c’est Lui-même que nous recherchons, et le chemin par lequel Il a sauvé tous les hommes que nous refaisons. Le Tout-Puissant a voulu connaître le particularisme d’une histoire humaine, comme la nôtre. Contempler les lieux de la vie terrestre de Jésus, c’est pénétrer plus avant dans le mystère de la philanthropie divine, de son amour pour tout homme unique et singulier, de la conception à la Résurrection :
Car ce lieu, fixant la sensibilité et l’imagination, les aide à particulariser, à personnaliser l’objet de la foi. La foi en l’Incarnation n’est pas une suite de propositions logiquement déduites l’une de l’autre, mais la reconnaissance d’un fait qui s’est produit dans cet amphithéâtre de collines de Galilée où est située Nazareth [3].
Ainsi, le pèlerinage, particulièrement en Terre Sainte, mais également en tout autre lieu saint chrétien, illustre l’une des intuitions profondes de la théologie de Mgr Charles : c’est par l’humanité du Christ que nous sommes sauvés, par cette avancée de Dieu jusqu’au plus intime de notre condition, qu’il est venu partager pour nous rétablir dans son amitié.
Le silence et la parole
Cette amitié, comment pourrait-elle ne pas s’adresser à tout notre être et à ce qui en manifeste couramment la dignité, à savoir l’intelligence ? Aussi, tous les pèlerinages que j’ai effectués à Paris, de Notre-Dame au Sacré-Cœur, en Ile-de-France, d’Epernon à Chartres, furent bâtis autour d’un thème qui devait mobiliser cette intelligence et 1’orienter vers la recherche de la vérité. En 1983, ce fut « Conversion et Rédemption » ; en 1984, « Le Bien et le Mal » ; en 1985, « La Vierge Marie, mère de l’Eglise ». Pourquoi choisir ainsi un sujet bien précis et tout organiser en fonction de sa méditation, y compris la liturgie elle-même dont les textes étaient fréquemment choisis pour illustrer tel ou tel aspect de ce sujet ?
La réponse est simple : pour les étudiants l’exercice de l’intelligence n’est pas réservé à des disciplines dont l’étude débouchera sur une vie professionnelle. La foi n’est pas exclue du domaine d’activité de notre raison. Il n’y a pas deux mondes : celui de la vérité scientifique, savoir accumulé par des générations humaines successives et toujours en perpétuel renouvellement ; celui de la Révélation qui serait un bloc d’affirmations transmis depuis le 1er siècle de notre ère, complété çà et là par quelques définitions dogmatiques au fil des siècles. Non, il y a une actualisation de la foi par chaque génération : toujours de nouvelles facettes à découvrir, dont la mise en évidence, sanctionnée par le mystère de l’Eglise, sera utile à nos contemporains et à ceux qui viendront après nous.
Ce travail de la foi, cette recherche patiente de la vérité à travers la Révélation, Mgr Charles nous a montré qu’ils n’étaient pas réservés à des spécialistes : tout chrétien est appelé à travailler sa foi, à l’approfondir pour pouvoir la mettre en œuvre. C’est pourquoi ces pèlerinages à thème ont été des pèlerinages de masse : non pas un petit club fermé de passionnés, mais des dizaines de chapitres, s’échelonnant au gré des pancartes portées bien haut comme des bannières dans le ciel de Beauce. Le peuple chrétien tout entier est convoqué, et aussi les non-chrétiens, les non-croyants, pour cette recherche de la vérité ultime qui sous-tend nos existences. Il s’agit de chercher, d’écouter, de comprendre, de découvrir, de faire partager. La parole ici est reine : dans le balbutiement des questions, des réponses, la fermeté des raisonnements bien équilibrés, l’intuition soudaine, communiquée aussitôt trouvée, la vérité se fraie un chemin en nos intelligences.
Ce lent processus de la parole entendue et prononcée, donnée et reçue, ne peut naître que si chaque pèlerin y a un rôle propre et particulier. Un passage de l’apôtre Pierre illustre ce que fut pour chacun de nous cet enrichissement de la foi reçu en pèlerinage
Comme des enfants nouveaux-nés, nous désirons le lait non frelaté de la parole, afin que par lui vous croissiez pour le salut, si du moins vous avez goûté combien le Seigneur est excellent (1 P 2,2-3).
Donner « le lait non frelaté de la parole », ce fut un privilège très vite accordé à celui ou celle qui acceptait de se former, de suivre quelques week-ends de préparation, où les thèmes étaient largement mûris. Il y eut donc des chefs d’équipe, des chefs de chapitres, des aumôniers, et Mgr Charles lui-même faisant la synthèse finale lors des journées de préparation, comme il la ferait le dimanche après déjeuner dans la clairière de Oisème. Et ce privilège accordé est celui de témoigner pour le Christ et de porter un peu de sa charge pastorale pendant quelques heures, vis-à-vis des quelques personnes qu’il faudrait ensuite accompagner de notre amitié et de notre fidélité : le pèlerinage, à l’école de Mgr Charles, est un incomparable moyen de formation humaine et d’apostolat. De consommateurs de la foi que nous étions, situation peu confortable si l’on y réfléchit, et souvent pesante, nous sommes devenus des missionnaires de l’Evangile : chacun avec les caractéristiques de notre personnalité et selon les missions qui nous sont confiées, nous avons été faits, selon la parole du Christ à ses apôtres, pêcheurs d’hommes.
Pour que cela advienne au cours de ces pèlerinages, encore fallait-il laisser la place à l’Esprit Saint pour travailler en nous. Après le labeur de la discussion souvent vive, il y avait le labourage silencieux de la prière. Dans l’alternance des marches-discussions et des marches-méditations, il est difficile de ne pas voir un hommage rendu par Mgr Charles à la règle de vie de saint Benoît, dont il fut le disciple en un noviciat suivi quelques mois à l’abbaye de Tamié. Ora et labora, « Prie et travaille », telle est bien la raison d’être de tous les temps de pèlerinage : remettre entre les mains de Dieu notre vie, notre situation du moment et le fruit de notre réflexion. Alors se décantent toutes nos pensées et nos sentiments devant le brasier du buisson ardent brûlant en nous et en nos frères, brasier où le Seigneur murmure son Nom et dévoile son Visage à l’âme qui le cherche.
La beauté au service de Dieu
Cette rencontre ultime avec Dieu, elle ne pouvait éclore dans la laideur de la médiocrité, qui répugne à notre cœur même si nous risquons souvent d’y succomber. La beauté fut donc au rendez-vous de ces pèlerinages, et de deux façons. D’abord par la culture humaine qui imprègne les lieux que nous avons visités. Cela fut vrai en particulier pour les Semaines Saintes vécues en Espagne ou en Italie. Dans ces pays, les fresques de Fra Angelico à Florence, les mosaïques de Ravenne, la double basilique d’Assise, et les étonnants trompe-l’œil de l’église du Gesù, contrastant avec la puissance bien réelle de la colonnade du Bernin, sont des souvenirs que l’on n’oublie pas. D’autres parleront de Tolède, et des voûtes sévères de San Vicente d’Avila. Une beauté qui est le fruit du travail de l’homme mis au service de la Révélation, à travers une multitude de symboles, de codes, de conventions dues à l’époque et à la société. Une beauté qui garde aussi l’empreinte des saints qui nous ont précédés dans le témoignage de la foi. A Assise, cette beauté de l’œuvre d’art s’harmonisait de façon étonnante avec la campagne environnante : la marche au soleil de printemps vers le couvent de San Damiano où saint François composa le Cantique des créatures faisait pénétrer dans l’intimité vivante d’un amoureux de Dieu.
Deuxième épiphanie de la beauté, commune à tous les pèlerinages vécus avec Mgr Charles : celle de la liturgie. Elle fut l’objet d’un soin jaloux. Bien que n’étant pas affaire de spécialistes — tous ceux qui le voulaient bien pouvaient revêtir l’aube pascale, le vêtement du baptisé — elle faisait naturellement une place privilégiée à ceux qui avaient ressenti l’appel en eux à une donation exclusive au Christ. Chacun y avait donc sa place, et la multiplicité des facettes rendait chacun acteur de la louange divine. Rien n’était négligé pour que l’oreille et l’œil fussent réjouis, sans oublier l’odorat que l’encens venait nourrir : anticipation du Banquet céleste, l’Eucharistie le devenait vraiment, et notre être entier en était profondément ému.
Avec une grande sagesse, Mgr Charles savait aussi ne pas céder à l’uniformité, mais varier les cérémonies : messe intime du samedi soir dans la clairière de Boigneville, grand-messe éclatante et solennelle le dimanche en la cathédrale de Chartres, chacune répondait à un moment différent du pèlerinage, à une assistance différente aussi, car les aînés étaient venus nous rejoindre le second jour. En ces temps d’adaptation des réformes liturgiques du Concile, la ligne de conduite choisie par Mgr Charles fut empreinte d’un grand pragmatisme, qui ne perdait pas de vue le but final de la liturgie :
Il faut donc se contenter d’un compromis où chacun s’efforce de retrouver son bien et de s’unir avec bienveillance à des célébrations de forme trop ancienne ou trop moderne pour lui. L’essentiel est que tout soit aussi beau que possible : le chant et les gestes, car alors le souvenir en demeure et le bénéfice spirituel de cette démarche exceptionnelle s’étend aux années à venir [4].
Tout est dit dans cette dernière phrase : le pèlerinage est l’occasion d’une rencontre avec Dieu, dans la parole et le silence, dans la beauté contemplée à laquelle chacun participe pour que les semaines, les mois, les années soient imprégnés de la vive lumière de Pâques.
Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).
[1] Cf. F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, s.v. peregrinari. L’étymologie du mot est elle-même très simple : « traverser un territoire » (per, à travers ; ager, territoire).
[2] Terre Sainte, Manuel de pèlerinage de la Fraternité du Sacré-Cœur de Paris, 1968.
[3] Ibid., p. 30-31.
[4] Ibid., p. 33-34 .