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Le poème de septembre, lecture du Manuscrit B de Thérèse de Lisieux (Claude Langlois)

Paris, Cerf, 2002, 240 p.

Signe du caractère exceptionnel de la place de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus parmi les écrivains spirituels de notre temps, l’édition, en 1956, de ses principaux manuscrits en fac-similé, nous permet aujourd’hui de scruter ses écrits en exploitant d’autres modalités que celles offertes par le texte imprimé.

C’est dans cette perspective que s’inscrit la démarche qu’adopte Claude Langlois dans Le Poème de Septembre  : il propose une lecture (et non un commentaire) du texte que Thérèse écrivit lors de sa dernière retraite, un an avant sa mort, en septembre 1896 pour sa sœur Marie, (au carmel Sœur Marie du Sacré-Cœur), en prenant en compte la matérialité de l’écriture thérésienne ; en effet si la richesse de la typographie utilisée par Thérèse (grossissements, soulignements simples ou doubles, majuscules, nombreuses suspensions du discours…) fait partie intégrante d’une écriture pleinement maîtrisée, il importait de mettre au jour les intentions et les circonstances qui avaient présidé à ces « jeux typographiques ».

Ce texte, qui compte parmi les passages les plus célèbres de Thérèse, traditionnellement interprété comme le récit de sa vocation et l’exposé de « sa petite doctrine », fut d’abord incorporé à l’Histoire d’une Âme, lors de sa première publication en 1898, avant d’être désigné comme « Manuscrit B », ou « lettre à Marie du Sacré-Cœur » lors des éditions critiques qui furent élaborées entre 1956 et 1992. Les conditions de sa rédaction posaient des questions, puisque ce feuillet portait une double datation, dont l’une antérieure à la demande écrite que lui fit sa sœur de lui « laisser quelque chose » et dont se prévalut Thérèse dans son introduction pour s’autoriser à écrire. En outre, si les deux premières pages s’adressent explicitement à Marie, l’interlocuteur omniprésent des huit suivantes est Jésus lui-même, l’Aimé audacieusement tutoyé à qui l’aimée révèle ses « désirs infinis », dans un étonnant contraste avec le projet de rédaction initial : ce texte est tout sauf un exposé didactique.

Une lecture au plus près de ces dix petites pages manuscrites, d’une extraordinaire densité tant sur le plan graphique qu’au plan spirituel, permet à Claude Langlois de proposer des hypothèses de rédaction qui mettent en lumière l’architecture de l’œuvre et son mouvement interne, et contribuent à en restituer la splendide singularité.

La première étape de son travail consiste en un redéploiement du texte, en considérant les points de suspension comme des respirations qui pourraient, si Thérèse n’avait pas été économe de son papier, équivaloir à des retours à la ligne : aérée, dépliée, la partie centrale peut alors se lire comme un poème en vers libres, l’épanchement du cœur de Thérèse dans le cœur de son « seul Ami », lorsqu’elle lui dit enfin la ronde de ses désirs infinis.

Le contraste entre ce moment et le « prologue » adressé à Marie du Sacré-Cœur n’en est que plus frappant, de même que le bel équilibre des trois parties que distingue Langlois à l’intérieur du poème, parties formelles qui sont également des unités de sens, et qui l’amènent à s’interroger sur les temps de la composition.

Les soulignements, dans un travail de décryptage, sont interprétés comme des marques de relecture, (à la différence des grossissements et de l’usage des majuscules, qui font partie du temps de l’écriture, et sont étudiés dans un autre chapitre comme indicateurs des « sacralités thérésiennes »), relecture de Thérèse qui, après avoir décidé de livrer cet écrit intime à Marie et, à travers elle, aux « petites âmes », et craignant d’être mal comprise, « flèche » les termes à ses yeux les plus importants. Par le « cryptage » de son texte, Thérèse offrait donc deux niveaux de lecture, la clef du deuxième niveau étant donnée dans le prologue et dans l’échange de lettres qui suivit la livraison du texte, dans lesquels Thérèse insistait à la fois sur la difficulté à exprimer l’amour de Jésus, donc à se faire comprendre, et sur l’universalité de sa petite voie.

En faisant du manuscrit, et non plus du texte seul, son matériau de travail, Claude Langlois change de focale ; n’émerge plus, alors, comme élément structurant du discours, le projet explicite de l’écriture, mais « la ronde des désirs » de Thérèse et ce qu’elle met en œuvre pour les réaliser, ainsi que la question, comme en surimpression, de la communicabilité et de l’universalité de l’expérience mystique.

C’est le livre d’un historien des textes, dans une tradition propre à l’École pratique des hautes Études où l’auteur a animé pendant plusieurs années un séminaire de recherche sur les textes de Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus : une lecture au plus près du texte, appuyée sur une connaissance vaste et précise de l’ensemble du « dossier Thérèse », pour découvrir « ce qu’a voulu dire une carmélite tuberculeuse de 23 ans quand elle s’adressait ainsi à son “ seul Ami ” : “ Ah ! pardonne-moi Jésus, si je déraisonne en voulant te redire mes désirs, mes espérances qui touchent à l’infini, pardonne-moi et guéris mon âme en lui donnant ce qu’elle espère ! ! ! ” ». Il s’agit pour lui de « prendre appui sur une méthodologie spécifique [en l’occurrence : la matérialité de l’écriture de Thérèse] afin de [s’] obliger a envisager autrement ce qui, étant au vu de tous, n’était plus regardé de personne » [1].

Certes, la tâche du philologue, lorsqu’il s’interroge sur le rôle des points de suspension ou le sens des soulignements, est parfois bien ingrate, mais le dévoilement du « poème de septembre » est à ce prix.

Surtout, il mérite toute notre attention pour la rigueur de sa méthode de lecture et la profondeur de sa réflexion sur les manières de faire l’histoire de la spiritualité, ainsi que pour l’humilité avec laquelle il présente ses conclusions au lecteur, en inscrivant sa recherche dans une filiation (Mgr André Combes, médiéviste de l’Institut catholique et introducteur de Thérèse à l’Université, Conrad De Meester, mais aussi Hans Urs von Balthasar) et des compagnonnages (notamment avec Jacques Maître et ses essais de « psychanalyse socio-historique »), mais également en ne gommant pas ses doutes et en présentant, dans son chapitre « le laboratoire de l’historien », son itinéraire de recherche.

Un des intérêts d’un travail comme celui-ci est de poser la question, abordée par l’auteur en conclusion, de la spécificité du travail de l’historien lorsqu’il s’attaque à des domaines dont la connaissance peut relever d’autres logiques que la sienne : littérature, spiritualité, théologie, mystique… Il met en évidence la tension nécessaire entre une « connivence avec le texte », indispensable à ses yeux, et un « retrait volontaire », condition même de la possibilité du travail de l’historien.

Ce travail historiographique et non pas hagiographique, comme il le définit lui-même, le conduit à lire dans le poème de Thérèse « les marques les plus évidentes de son “ catholicisme ” et de sa “ modernité ”. De son catholicisme, dans le refus d’un ésotérisme potentiel. Toutes révélations privées [...] sont destinées à être communiquées [...]. Modernité, par la manière dont Thérèse fraie pour d’autres une voie différente. Le poids de l’expérience individuelle est devenu essentiel, premier même ; les références scripturaires, indispensables, ne sont que secondes. »

et de conclure :

« cette Thérèse si radicale – par ce retour au pur amour, par ce primat exacerbé des désirs, par ce défi à Jésus comme en un combat renouvelé avec l’ange – aurait-elle été canonisée si elle avait été immédiatement comprise ? Mais aurait-elle été lue avec tant d’insistance si elle n’avait en rien été pressentie ? » [2].

[1] p. 226.

[2] p. 234.

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