Rechercher

Le prêtre au cinéma

Llydwine Soucouville , P. Paul-Meriadoc Touque

L. S.  : C’est difficile à croire, mais en 1980, Mon curé chez les nudistes, de Robert Thomas, avec Paul Préboist dans le rôle du curé, totalisa pratiquement 1,2 millions d’entrées – soit la 36e place au classement des films en fonction de leur fréquentation. Certes, c’était loin derrière les 7 millions d’ET L’extraterrestre de Steven Spielberg ou les 4 millions de La Boum 2 de Claude Pinoteau, mais cela talonnait Danton d’Andrzej Wajda… C’est aussi bien peu comparé au 7 millions de Monsieur Vincent de Maurice Cloche en 1947 ou les 12,8 millions du Petit monde de Don Camillo de Julien Duvivier en 1951. Il faut donc croire que les films sur les prêtres ont la possibilité d’attirer un grand public, même lorsqu’ils sont des pochades sans véritable intérêt ?

Père P.M. T. : « Pochade sans véritable intérêt » : effectivement, dans le cas que vous citez, c’est bien de cela qu’il s’agit. Le film fonctionne sur un principe simplet, pour ne pas dire simpliste : placer un prêtre dans une situation équivoque dont il s’agit de tirer tout le potentiel prétendument comique en l’usant jusqu’à la corde. Encore que l’on puisse s’interroger sur le comique de la chose, qui relève, dans Mon curé chez les nudistes, du comique troupier, pour le moins… ou d’une tradition de gauloiserie solidement établie dans la culture populaire, et donc le cinéma, dans sa version « nanard », n’a jamais été avare.

Malgré tout, ce navet est intéressant pour entrer en matière. La dimension sacerdotale du prêtre qui y est représenté est réduite à quelques signes et actes : la prédication en chaire, la soutane, la fonction curiale. Pourtant, les deux premiers de ces éléments, dans les années 1980, ont plus que largement disparu, depuis l’anticipation des réformes liturgiques de Vatican II dès les années 1960. Quant au curé, il apparaît comme l’expression parfaite du prêtre. Le cas est banal, d’ailleurs. Le cinéma français compte un certain nombre de films dont le titre débute par Mon curé chez…, suivi du nom du milieu ou de l’endroit où va mon curé : les riches, les pauvres, les Thaïlandaises… En tout cas, le procédé finit par s’user et s’essouffler dans les années 1980, avec la sécularisation. Mon curé chez les Thaïlandaises en est la dernière manifestation, au point même d’en être abusif, puisque le curé du film est loin d’en être le héros véritable, juste un prétexte pour conduire les protagonistes dans une Thaïlande réduite à des plans tournés dans le 13e arrondissement de Paris…

L. S.  : Vous laissez donc entendre que le prêtre, dans le cinéma français au moins, est un personnage, un type social, qui, en tant que membre de la société, est l’objet d’une mise en scène ? L’essentiel, à ce moment-là, si je creuse dans la voie que vous indiquez, n’est donc pas l’expérience sacerdotale, ou l’histoire du prêtre. Ce n’est jamais que la mise en situation cinématographique, dans un récit, d’un type particulier de personnage dont le comportement est commandé par sa fonction, sans qu’il ne soit jamais lui-même investi dans cette fonction. Il joue le rôle du religieux, de la religion, dans un film, point final ?

Père P.M. T. : Oui, c’est bien ainsi qu’on peut le comprendre. Dans un certain nombre de films que l’on pourrait qualifier de « commerciaux », de production alimentaire, de divertissement, presque au sens pascalien du terme, le prêtre n’est là que comme prétexte à une histoire. Rien n’est dit de l’identité réelle du prêtre, de sa réalité spirituelle. Le prêtre, pour caricaturer, c’est une soutane, ou un col romain, un personnage réduit à son costume. Tout est ramené à sa place dans la société, au théâtre social dont il fait partie.

D’ailleurs, plus largement, c’est ainsi que le prêtre apparaît le plus souvent dans le cinéma. Lorsqu’il n’est pas le personnage principal, il est un des personnages accessoires ou secondaires, qui tient son rôle de prêtre, mais qui n’a aucune profondeur humaine ou spirituelle. Si j’étais méchant, je dirai que c’est pratiquement le cas dans Sur les quais d’Elia Kazan (1954). Certes, le prêtre, le P. Barry, y joue un rôle très important, comme conseiller moral, voire spirituel, déclenchant une évolution morale, puis spirituelle, du personnage central, Terry Malloy, joué par Marlon Brando. Il a bien sûr une fonction paternelle, puisque, lorsque Malloy est tabassé presque à mort, c’est lui qui lui permet, par la seule force de son regard et de sa présence, de se relever, malgré ses chutes renouvelées, de se remettre debout et de venir se présenter à l’embauche, contre le syndicat corrompu des dockers. Mais on le voit, la figure christique, celui qui redonne leur dignité aux dockers, qui les libère de l’esclavage du syndicat, c’est Malloy. Ce n’est pas par hasard qu’il tombe trois fois, avant de se relever pour arriver, droit, victorieux de sa faiblesse, à la porte de l’entrepôt, pour être embauché.

Bref, rendre raison de manière filmique, en images, d’un prêtre, de sa vie spirituelle, de son statut d’alter Christus, de la livraison qu’il fait de sa vie pour ses brebis, c’est extrêmement difficile à réaliser. Et rares sont ceux qui y parviennent. Car cela suppose qu’ils connaissent la vie spirituelle vécue dans le sacerdoce, ou qu’ils la comprennent, ou qu’ils se laissent guider par des experts extérieurs, et qu’ils soient capables de traduire en images animées ce qui leur aura été expliqué.

L. S.  : Certes. Mais ce phénomène, de réduction du prêtre à sa fonction sociale, n’est-ce pas aussi, après tout, ce à quoi se livre tout un chacun quotidiennement ? Lorsque l’on va demander à un sacrement, on s’intéresse peu à ce qu’est la vie spirituelle du prêtre, à son rapport à Dieu, à sa dépossession de lui-même pour laisser transparaître un autre… Il n’est pas tout à fait étonnant qu’il en soit de même au cinéma. Pourtant, vous laissez comprendre que certains cinéastes ont su rendre véridiques leurs prêtres, véridiques en ce sens qu’ils permettaient, par l’image, de dire l’être sacerdotal. Vous pensez, sans doute, à ces films classiques, souvent bien reçus au sein du monde catholique, que sont Le petit monde de Don Camillo et Le retour de Don Camillo (1953) de Julien Duvivier, Monsieur Vincent de Maurice Cloche, La Loi du Silence de Alfred Hitchcock (1953), Le Fugitif de John Ford (1947), Léon Morin prêtre de Jean-Pierre Melville (1961), Le Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson (1951). Mais, ces films sont l’adaptation d’un roman, d’un récit, ou d’une biographie.

Père P.M. T. : Effectivement, ces grands films de prêtres sont des adaptations. Il n’est pas sûr qu’ils auraient la même valeur s’ils étaient des créations : pour parler du prêtre, en fiction, on a encore du mal à faire mieux que Bernanos ou Greene, voire Guareschi dans son genre très particulier, avec sa réelle profondeur spirituelle. Sans être des prêtres, ils en sont de réels experts, tant ils ont intégré et compris la théologie du sacerdoce. Ou bien, ils en ont perçu des éléments fondamentaux qu’ils sont capables de transmettre.

Cependant, on ne peut sous-estimer le rôle propre des cinéastes, car l’adaptation, débouchant dans un scénario ensuite filmé, conduit à des inflexions plus ou moins importantes par rapport au texte d’origine – à une herméneutique dans certains cas, à une transformation dans d’autres. Chez Bresson, Hitchcock, Melville, Ford, Cloche, la mise en scène et le cadrage, la construction la composition des plans, le jeu de la lumière et la direction des acteurs, conduisent dans ces œuvres à manifester la réalité spirituelle, celle du prêtre – ou au moins certains aspects intérieurs du sacerdoce. Lorsque Hitchcock fait se déplacer Montgomery Cliff jouant le P. Logan, sans qu’il dévie jamais de la ligne droite, lorsqu’il joue de l’opposition des regards entre lui et le véritable assassin, Keller, lorsqu’il le montre abstinent – dans le film, il ne mange jamais – il donne à voir la rectitude sacerdotale, quasiment ascétique, qui postule l’acceptation de l’accusation injuste, bref, la configuration au Christ, qui se retrouve jusque dans la mise en scène d’un chemin de croix et le quasi lynchage par une foule. De même, il est difficile d’oublier la composition des acteurs, leur capacité à mettre leurs ressources au service de ce qui fait la spécificité de leur personnage : un homme vraiment saisi par Dieu, une incarnation prolongée en quelque sorte. Jusque dans le cas du personnage partiellement comique qu’est Don Camillo, Fernandel prête son corps et son jeu à la manifestation d’une intimité avec le Christ qui le prend tel qu’il est, force de la nature, bulldozer vraiment viril mais qui sait se mettre au service de ses paroissiens et représenter pour eux le père dont ils ont besoin.

Dans tous les cas de films qui ont réussi à dire authentiquement le prêtre par le biais d’une histoire filmée, où les images importent autant que le déroulé du récit ou les paroles, le scénario, la mise en scène et les acteurs, montrent un homme qui ne s’appartient plus, qui est conduit là où il ne voudrait pas aller, qui donne ce qu’il à donner ex statuto et non ce qu’il voudrait donner ou qu’on voudrait qu’il donne.

L. S.  : Mais alors on pourrait tout aussi bien dire que ces prêtres sont des figures christiques plus que sacerdotales. C’est normal, bien entendu. Mais qu’est-ce qui différencierait alors une figure christique d’un prêtre ? Qu’un prêtre ne peut être représenté que comme prêtre, et qu’il n’est crédible comme prêtre que s’il est une figure christique ? Ce qui expliquerait votre réticence face au P. Barry de Sur les quais de Kazan…Mais peut-on ignorer en même temps que le prêtre, tout alter Christus qu’il est, est aussi profondément une figure paternelle, et qu’alors, on risque peut-être le brouillage avec l’image divine ?

Père P.M. T. : Question complexe… Je répondrai en prenant ici comme moyen d’analyse Gran Torino de Clint Eastwood. A priori, rien n’indique dans ce titre que le héros de ce film, Walt Kowalski, est sacerdotal, d’autant plus qu’il y a un prêtre dans le film, qui n’est pas le personnage central.

Pourtant, si l’on observe l’affiche, on découvre Kowalski, un homme vieillissant tout de noir vêtu, plongé dans un éclairage typiquement caravagesque, avec un rectangle de lumière souligné au niveau de son cou, au-dessus de son T-shirt. Difficile de ne pas y voir un col romain – quoi qu’il porte un fusil à la main et qu’une Ford Gran Torino, qui donne son nom au film, se trouve à l’arrière-plan. D’autres signes surgissent aussi au sein du film : l’ombre des câbles d’une batterie que Kowalski pose très rapidement sur une table s’apparente à une couronne d’épines ; lorsqu’il gît mort, il a les bras en croix et le plan le montre vu d’en haut (point de vue divin par excellence). Enfin, il se fait tuer volontairement pour sauver la vie et l’avenir d’un jeune adolescent devenu son ami, envers lequel il se comporte de plus en plus comme un père, et de sa sœur.

Ajoutons surtout, pour ne pas répondre à votre question, que le P. Janovich, le jeune vicaire présent dans le film joue un rôle fondamental dans l’évolution spirituelle de Kowalski. Ayant promis à Dorothy, la femme décédée de Kowalski, de recevoir la confession de ce dernier, il fait tout pour y arriver, revenant à la charge à plusieurs reprises, quoi qu’il ait été d’abord traité de « puceau sur-éduqué juste sorti du séminaire ». Il peut finalement donner l’absolution à un Kowalski dont il craint, en même temps, qu’il ne soit prêt à venger de manière violente le viol de la sœur de son jeune ami.

Ainsi, Kowalski peut achever son itinéraire spirituel parce qu’il y a été conduit par un prêtre qui devient son double, comme le montrent les magnifiques plans où le P. Janovich discute avec lui après le viol. Les deux visages se répondent en champ-contre-champ, tous deux éclairés d’une manière identique, la moitié du visage dans l’ombre, l’autre éclairée, dans un phénomène de miroir où le miroir est absent, et où donc aucun mensonge n’est présent puisque le personnage n’est pas renvoyé à lui-même mais à un autre que lui qui est sa conscience, son esprit. Le sacerdoce baptismal de Kowalski – rendre gloire à Dieu en lui offrant sa vie en sacrifice, donner sa vie pour ses amis – est accompli grâce au sacerdoce ministériel de Janovich qui sait le reconnaître (lors de l’enterrement du héros) et le rendre possible, par le biais du pardon sacramentel. C’est à ce titre que l’on peut parler d’un film traitant du sacerdoce, et celui du prêtre et celui des fidèles. Et c’est à ce titre aussi qu’il diffère nettement de Sur les quais. Car, chez Kazan, il n’y a nul pardon demandé ni reçu. Ainsi, la confession et son traitement pourraient être les véritables signes permettant de savoir si un film traite authentiquement du prêtre, ou non.

Llydwine Soucouville, Née en 1971, diplômée de l’IEP de Paris, contrôleuse de gestion dans une grande banque.

P. Paul-Meriadoc Touque, Né en 1961, chargé de la pastorale des nouveaux moyens de communication du diocèse de Chicoutimi (Canada).

Réalisation : spyrit.net