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Le prêtre éducateur

P. Frédéric Roder
Le P. Frédéric Roder, prêtre à Paris depuis 1988, a exercé diverses fonctions, mais, toujours en relation avec la jeunesse, a pu organiser une véritable œuvre d’éducation, allant du catéchisme hebdomadaire aux camps de vacances, en passant par des activités de patronage. De plus, il a contribué lui-même à la formation de nombreux prêtres éducateurs... Il nous livre ici le fruit de son expérience et nous associe à sa réflexion quant au rôle spécifique du prêtre, pilier d’une œuvre de jeunesse.

Dieu, qui a suscité dans ton Église ce saint prêtre éducateur, pour qu’il enseigne aux autres le chemin du salut, accorde-nous de suivre comme lui le Christ notre maître, afin d’arriver vers toi en compagnie de nos frères.
(Oraison des saints éducateurs)

Sur ce sujet, plus encore que sur tout autre, il faut se garder d’absolutiser une méthode. Car l’éducateur est lui-même l’éduqué du Christ. Le modèle de tout éducateur n’est autre que le Christ lui-même. C’est lui qui, en toute chose, en tout lieu, en tout temps et en toute personne, est la norme de l’éducation. Les éducateurs chrétiens de toutes les époques n’ont fait que puiser à la source de l’Évangile et de la vie des saints et faire ensuite ce qu’ils pouvaient, là où ils étaient.

Il nous faut donc regarder le Christ dans son attitude filiale car, étant filiale, elle est l’exemplaire de toute réception d’une liberté par une autre liberté, et donc le modèle dont doit s’inspirer toute vie éducative. En le regardant, en le contemplant, nous discernons son attitude devant les enfants et le désir qui est le sien de voir chacun de nous devenir comme un enfant, pour se laisser former en vue du Royaume. Ainsi manifeste-t-il que, pour devenir éducateur, il faut d’abord accepter d’être éduqué, d’être fils. Même ses colères, ses exaspérations (« Combien de temps serai-je encore parmi vous ? »), son découragement (« Le Fils de l’Homme quand il viendra trouvera-t-il encore la foi sur la terre ? ») et son désir d’aller jusqu’au bout pour notre salut montrent en lui l’éducateur toujours confiant, pardonnant, en un mot : aimant.

LES OBJECTIFS DE L’ÉDUCATEUR

L’éducateur est donc celui qui aide l’enfant ou le jeune homme à s’unifier autour de la personne du Christ, et ce, par les médiations qui nous sont données (les saints, l’Église, la prière, les sacrements…). Cela nécessite d’aider les jeunes à créer en eux l’équilibre, à se recentrer − non pour se rétrécir, mais pour trouver le point qui permet de grandir −, à être heureux et à rendre heureux. Les regarder avec amour et donc leur apprendre à s’aimer, à s’accepter. Les regarder ainsi, c’est déjà leur manifester qu’ils sont aimables, beaux, importants dans notre vie et donc qu’ils peuvent le devenir dans la leur. Peut-être le plus important réside-t-il dans la simplicité de cette constatation : j’ai le Christ et les adultes comme compagnons de route et non comme ennemis… Dans la Bible, l’exemple qui parle le plus est souvent celui de Raphaël et de Tobie (cf. la peinture de Filippo Lippi sur le sujet). Même en se trompant parfois, l’adulte continue d’aider le jeune à avancer, s’il ne se décourage pas et n’abandonne pas son rôle. Il ne faut jamais hésiter à dire non, à poser des limites, des interdits, et, dans le même mouvement, à ouvrir un horizon, un avenir.

Chaque jeune doit se sentir à la fois unique, mais pas seul, pas isolé. Il faut le faire entrer dans une relation de réelle confiance basée sur la certitude qu’il est aimé, qu’il est compris, et non jugé. Il est donc nécessaire qu’il se sente libre, comprenant qu’il ne nous appartient pas, qu’il peut pourtant s’attacher et qu’en même temps il est fait pour partir un jour. Car nous avons tous plusieurs pères et tous un seul Père. Voilà pourquoi il faut à l’éducateur accepter ce paradoxe de s’attacher dans le détachement intérieur, d’être un être de passage et pas quelqu’un qui fait tout s’arrêter sur lui. Et il doit toujours se rappeler qu’il est dans une relation d’autorité, et donc ni un ami, ni copain, même si l’avenir pourrait le permettre.

Cela requiert une disponibilité de chaque instant dans un lieu toujours ouvert : « on ouvre quand l’école ferme », il est nécessaire d’être présent, d’offrir aux jeunes un lieu, une présence rassurante et structurante. Tous les états de vie sont donc indispensables dans une œuvre. Il faut dire l’importance d’un binôme prêtre/maman (ou grand-mère, ou consacrée), l’importance d’un travail d’équipe. La présence du prêtre est indispensable, je ne pense pas qu’il puisse y avoir d’œuvre de jeunes sans présence sacerdotale permanente. Être avec, être présent, être disponible au dialogue ou au silence, entrer sur leur terrain de jeu, s’intéresser vraiment à ce qu’ils font, jouer. Il ne s’agit pas pour l’éducateur, encore moins s’il est prêtre, d’être lointain, inatteignable, quasi-parfait (à la façon du puritanisme), mais au contraire de savoir montrer ses limites, ses faiblesses, ses manques, pour leur montrer que le monde des adultes continue le combat spirituel, que nous pouvons nous tromper et le dire, que nous avons aussi à demander pardon. Aller sur leur terrain leur permettra de venir sur le nôtre. Si notre vie est vraiment ancrée sur le Christ, sur l’amour de l’Église et de nos frères, alors ils pourront à leur tour avancer sur cette route, venir à la messe avec toute la communauté le dimanche, tôt le matin ou le soir en semaine, ils apprendront la prière des heures et l’oraison, ils voudront à leur tour être des éducateurs et se poseront inévitablement la question de la vocation, deviendront des missionnaires de l’Évangile et auront une connaissance réelle de leur foi.

LE PRÊTRE DANS SON ÊTRE ET SA MISSION

Le célibat par amour

La relation avec les jeunes, telle que nous avons essayé de l’esquisser, suppose de la part de l’éducateur une profonde et vraie liberté qui a pour nom chasteté, c’est-à-dire une attitude de désintéressement et de gratuité, dans laquelle l’enfant peut s’épanouir sans être prisonnier d’une relation qui ne serait pas d’abord tournée vers son bien à lui et ouverte sur son avenir.

Le célibat des prêtres confère à la chasteté certaines caractéristiques, car

[renonçant] à la vie conjugale à cause du Royaume des cieux (cf. Mt 19, 12) ; ils y adhèrent au Seigneur par un amour sans partage, qui convient profondément à la Nouvelle Alliance ; ils y donnent le témoignage de la résurrection du siècle futur (cf. Lc 20, 36) et ils y trouvent une aide particulièrement apte à l’exercice continuel de cette charité parfaite qui leur permet d’être tout à tous dans le ministère sacerdotal (Vatican II, Décret sur la formation des prêtres, Optatam Totius, 10).

Le célibat est une valeur profondément liée à l’ordination sacerdotale mais, dans le cas de l’éducation, elle donne au jeune l’assurance d’une disponibilité plus totale, d’une écoute privilégiée, que ne vient traverser aucune quête d’un bonheur purement humain.

Mais cela ne doit pas nous faire oublier que le célibat a été établi comme un appel privilégié à suivre Jésus, comme ces compagnons qu’il a choisis dans un climat de confiance réciproque et même d’amitié. Jésus se réserve pour ses disciples et les instruit en particulier. Il les écoute à leur retour de mission, il les encourage et parfois leur parle vigoureusement, mais loyalement. Ses reproches mêmes les font grandir. À leur image, le prêtre n’a pas fermé son cœur pour répondre à sa vocation, bien au contraire, il l’a ouvert plus encore. Il suit Jésus et lui appartient, il lui fait confiance pour mener à bien sa mission, il le retrouve dans le silence de sa prière. Mais il parle de lui, il est passionné par lui et sa joie de le connaître est communicative. Le « charisme du célibat » est l’expression la plus évidente de la gratuité de la vocation sacerdotale, mais elle témoigne aussi de l’amitié divine qui la rend possible.

Ainsi, pour le prêtre éducateur, ce célibat est-il d’une très grande aide, car il permet au prêtre un réel détachement et même il l’exige, le danger le plus grand étant de vouloir isoler un enfant au milieu du reste, ou de retenir celui qui veut partir. Mais le plus pervers est encore de vouloir s’approprier un groupe ou une œuvre.

Prêtre, Prophète et Roi

◊ « Homme de la Parole ». Nous savons que le « service de la Parole » est la tâche primordiale du prêtre, qu’il ne peut la délaisser « à aucun prix ». Sans proclamation de l’Évangile, pour laquelle il est « envoyé », il ne saurait y avoir ni transmission de la foi, ni communauté, ni Eucharistie. En accomplissant cette fonction prophétique de diverses manières (catéchisme, exhortation, prédication, etc.), le prêtre rend le Christ présent à son Église et au monde, car il se doit très spécialement aux païens (Vatican II, Presbyterorum Ordinis, 4). Ce « service sacré » prépare ceux qui reçoivent la Parole à devenir « victime vivante, sainte, agréable à Dieu » (Rm 12, 1) et à participer à l’Eucharistie. Le prêtre éducateur n’est pas seulement un organisateur, ni même un célébrant : la Parole est ce qui donne sens à tout ce qu’il fait, indique le but à atteindre, forme patiemment les cœurs et les intelligences. C’est pourquoi celui qui a charge d’éduquer ne peut y renoncer : même dans l’urgence, il doit porter une attention toute spéciale au service de la Parole, en soignant ses interventions pendant la semaine et particulièrement à la messe du dimanche, mais surtout pendant les camps de vacances, où ses allocutions du matin et du soir peuvent entraîner une réelle imprégnation christologique des enfants.

◊ « Homme de l’Eucharistie », le prêtre est l’« instrument consentant » du Christ qui s’offre à son Père et vient ainsi se donner aux hommes. Dans une grande foule, comme seul dans son oratoire, il est l’homme à qui incombe le redoutable privilège de rendre Dieu présent sur terre. C’est à ce sommet qu’il peut introduire ceux qui lui font confiance. Pour les garçons qui peuvent servir la messe, il est amené à les faire pénétrer dans la préparation de la messe et dans son recueillement, son mystère et sa joie. Pour tous ceux qui lui sont confiés, il peut être le guide qui les fait entrer dans cet univers enchanté qui est celui de la liturgie de l’Église, la beauté des fêtes, le degré des célébrations. Il manifeste que le cœur de l’œuvre de jeunesse est l’Eucharistie, que c’est aussi le cœur de son cœur. Ainsi la messe deviendra-t-elle le centre et le sommet de la vie des jeunes. Plus elle sera belle, plus elle sera recueillie, plus elle deviendra nourrissante pour tous.

Tous les sacrements et, en particulier, celui de la Réconciliation, sont à leur tour ordonnés à la participation fructueuse au Mystère pascal. La confession n’est pas pour l’éducateur un moyen de plus de moraliser, mais bien plutôt l’occasion merveilleuse donnée aux jeunes d’entendre une parole libérante, apte à réveiller la ferveur, à donner un sens à leur effort. Jésus, par la médiation du prêtre, devient ainsi pour eux l’ami exigeant qui les entraîne vers les sommets.

◊ « Homme de l’Autorité », le prêtre doit accomplir cette mission dans le même esprit de service que son Maître qui connaît ses brebis et donne sa vie pour elles. L’autorité n’est pas d’abord un pouvoir, même s’il faut avoir en main les clefs qui permettent d’organiser une vie heureuse et bien remplie. L’autorité est, étymologiquement, ce qui fait grandir (augere en latin), elle est au service de ceux pour qui elle s’exerce, elle demande un vrai don de soi, car il est toujours plus simple de se replier sur l’organisation matérielle que de se mettre en peine de donner à chacun sa place et son rôle. Les jeunes doivent percevoir et entendre que nous sommes prêts à donner notre vie pour eux et que c’est bien ce que nous essayons de faire à longueur d’année.

La prière du prêtre, secret de son efficacité surnaturelle

Ainsi, dans l’exercice de ses fonctions, le prêtre est vraiment « médiateur », d’une médiation spécifique qu’on peut appeler « pastorale », à la fois descendante et ascendante. Il l’est surtout dans sa prière. « Homme de prière », le prêtre vit intensément son sacerdoce en communion avec le Christ. Par la récitation quotidienne de l’office divin au nom de l’Église, et par son intercession incessante pour ceux qui lui sont confiés, il contribue efficacement au progrès du Royaume de Dieu dans les âmes. Il lui revient de former à la prière et à la vie spirituelle – et pas seulement par la liturgie – ceux dont il a la charge. Alors il mérite vraiment le nom de « père spirituel ». Les jeunes doivent savoir que la prière est au cœur de sa vie, qu’il intercède sans cesse pour eux et qu’il les porte devant le Seigneur, parfois dans les larmes.

Deux exigences apparemment contradictoires commandent donc la vie du prêtre : être totalement à Dieu, être tout entier au service des hommes et donc des jeunes. Cet écartèlement est constitutif de sa vocation, il doit l’assumer pleinement. Exemple concret, l’horaire d’un camp de jeunes rend ce défi particulièrement héroïque.

RÉFLEXIONS SUR L’ACCOMPAGNEMENT DES ADOLESCENTS

L’adolescence, c’est le temps des extrêmes, non pas un âge « bête » ou difficile, mais un âge où tout s’offre aux jeunes, où toutes les découvertes sont possibles, toutes les explorations, en un mot : un âge héroïque ; tout est difficile pour eux, leurs choix, leurs relations, leur sensibilité, leurs affections, leur corps, leur pensée. Lorsqu’ils ont compris et cet amour (qu’il faut dire) et cette liberté (qu’il faut manifester à chaque moment), alors la confiance est possible, l’apprivoisement est créé et une vraie relation éducative sans démagogie est possible.

Prière, mission, théologie, jeu, éducation, communauté, art, tous ces éléments en sont des ingrédients indispensables, car tous se renvoient l’un à l’autre et s’équilibrent pour les aider à s’épanouir et à s’autonomiser dans l’« harmonie symphonique », dirait Urs von Balthasar, de la vie chrétienne, de l’Église. Il n’y a pas d’un côté la prière, de l’autre le sport, et encore d’un autre côté la culture.

Il ne faut jamais hésiter à les aider à prendre rapidement des responsabilités, à leur niveau, en les y accompagnant : responsabilités matérielles, humaines, pédagogiques, ecclésiales, éducatives… La formation est à la base de tout cela, et elle commence tôt : en étant chef d’équipe, animateur de jeux, de carrefours théologiques, de groupes d’aumônerie, en commençant dès 14-15 ans à recevoir une formation à l’animation et en prenant toujours le temps d’une reprise personnelle et en équipes de tout ce qui a été fait, au moins une fois par mois.

Un élément, tout aussi important qu’un lieu de vie de proximité et tout aussi indispensable, concerne les vacances et les week-ends : c’est là qu’on peut déployer une vie qui les équilibrera et les structurera, que ce soit lors de retraites, de pèlerinages, ou dans des centres de vacances. L’idéal, c’est d’avoir un lieu de vacances, pour créer une histoire. Le fait de vivre ensemble un week-end, une semaine, une quinzaine, un mois, est une bénédiction.

La vie commune avec tous les âges et les deux sexes est une expérience indispensable d’humanisation. De fait, participer à la vie de la maison, aux services de la communauté, à la mensa commune, à la vie en chambres, au jeu, à la prière commune, à la messe… tous ces éléments, encadrés par une solide équipe d’animation, sont indispensables pour créer une confiance, une structuration intérieure, un effet de masse, une « conviviscence » diraient les Italiens (être établis comme frères et amis par le Christ), les plus grands veillant sur les plus jeunes, apprenant le métier d’animateur, les plus jeunes voyant les plus âgés… Une vraie communauté, à l’exemple des Actes des Apôtres, est possible, une histoire commune, dont on est fier, qui prépare l’avenir et qui permet de vivre le quotidien parisien ou banlieusard.

Il faut accepter ce paradoxe : s’ils ont des moments pour eux, ils auront une plus grande capacité à vivre ensuite la vie commune. L’éloignement du cadre habituel facilite les choses. J’ai constaté une plus grande piété lors des vacances, parfois tous venaient à la messe tous les jours (enfants ou adolescents), participaient à l’office divin, montraient leur autonomie dans la vie de tous les jours, apprenaient à faire attention à leur voisin, à gérer leurs conflits intérieurs et extérieurs – ceci confirmant que le plus important se joue pendant ces temps de vacances. Ils en retiennent les mots du matin et du soir, qui distillent le contenu de la vie spirituelle et de la foi, les moments d’adoration à la chapelle, les veillées structurantes, les découvertes artistiques et cinématographiques (je ne peux pas m’en empêcher), la beauté des paysages, le regard porté à l’infini…

Veiller à l’accompagnement personnel de chacun, c’est avoir sans cesse l’œil du cœur ouvert, ne jamais croire que le jeune est arrivé au bout de la route, ne jamais être surpris par lui, ne jamais lui dire qu’il est décevant, et pourtant savoir lui dire non, avoir des limites certes larges, mais fermes, ne jamais avoir peur de les perdre (après tout, le plus important, c’est qu’ils soient quelque part), ne jamais avoir peur de dire vrai, de parler vrai, d’aller au cœur des questions, de viser les vrais problèmes et non leurs conséquences, d’entrer toujours dans le sens des choses, dans la profondeur de la foi et de la vie spirituelle.

Trop souvent, on se contente avec eux de choses simplistes : il faut les mettre devant le mystère, ouvrir leur capacité d’émerveillement, d’enthousiasme, les aider à affronter le mal et ses conséquences, et ne jamais les abandonner. Il ne faut pas vouloir éviter tous les conflits mais, au contraire, les aider à les gérer. Pour cela, il faut aimer leurs qualités et leurs défauts, c’est-à-dire les aimer comme des personnes entières, et donc essayer sans cesse de les regarder comme le Christ les regarde, les aider à se savoir aimés de Dieu, jamais abandonnés par lui, les aider à découvrir leurs richesses, leurs limites, ouvrir toujours une espérance possible, car rien de ce qui est humain n’est étranger à Dieu. L’autonomie s’apprend dans la « christo-nomie », et leur vie spirituelle sera la base de leur liberté.

L’unité symphonique et paradoxale de la personne est le but de l’éducation. Aussi, aucun de nous ne peut se prévaloir d’un monopole d’éducation. Nous devons reconnaître que nous ne faisons que contribuer à une œuvre d’éducation dont la famille, l’Église et les sociétés ont aussi, chacune différemment, la charge. Rappelons que le premier responsable de l’éducation des enfants est la famille ; nous sommes là, nous, pour apporter un soutien particulier à une période donnée. Mais il est capital pour les parents de comprendre aussi qu’à un certain moment de l’adolescence (surtout entre 13 et 16 ans) il est nécessaire d’avoir des lieux qui prennent le relais de la famille, sous peine de graves dégâts chez les jeunes.

QUELQUES LIGNES D’UN PROGRAMME

Une formation à la sagesse et le souci de transmettre

La formation de l’intelligence suppose de donner le moyen de connaître et d’aimer. Il s’agit de rompre avec la logique de la quantité appliquée au savoir (« tête bien pleine » plutôt que « tête bien faite »). Le prêtre veillera donc, en premier lieu, à éveiller l’étonnement et la curiosité face à la réalité. Le but de l’enseignement n’est pas premièrement l’accumulation d’un certain nombre de connaissances et la maîtrise de méthodes. Il ne s’agit pas non plus de réduire le savoir à un ensemble d’opinions, mais il faut amener à la découverte de la réalité concernée. L’éveil de la curiosité et d’un appétit de l’intelligence sera le souci constant des prêtres éducateurs.

En second lieu, il s’agira de rendre le jeune capable d’enseigner lui-même, car on ne connaît que ce que l’on est susceptible de transmettre. Les éducateurs s’attacheront à inciter tel ou tel des jeunes, selon sa maturité et sa compétence, à enseigner ses camarades.

Bien dans son corps pour être bien dans sa tête

L’intelligence s’épanouit dans le développement et la maîtrise du corps. Le travail manuel, le sport, les activités de plein air, le jeu, etc., prendront, en conséquence, une part importante dans la vie des jeunes dans les lieux de vie que nous animerons.

Dans la mesure du possible, chaque jeune sera guidé pour connaître ses capacités et ses goûts pour le sport. Le sens de l’initiative, l’esprit de corps, l’effort, la patience, l’esprit de combat, seront les objectifs de cette formation. À nouveau, il ne s’agira donc pas essentiellement de suivre les normes officielles, ni de viser la participation à tout prix à des compétitions, mais d’inscrire le sport, le jeu, l’effort physique, dans la vie quotidienne d’un croyant. Car le jeu et le sport sont des facteurs indispensables à l’équilibre de l’enfant. Le prêtre aura le souci d’entretenir la connaissance et le travail de la matière : la terre et – pourquoi pas ? – la construction, la restauration et l’entretien d’édifices.

Là, comme ailleurs, l’esprit d’équipe prévaudra sur l’individualisme.

Le Beau, manifestation du Bon

« La beauté sauvera le monde », disait Dostoïevski. Les prêtres s’efforceront de s’inscrire dans une tradition séculaire d’harmonie, tant sur le plan du paysage que sur celui de l’architecture.

Mais tout d’abord, il sera nécessaire de veiller à l’éducation du goût, et ce dans la vie quotidienne, notamment par la nourriture, premier lieu d’éducation, et ultimement par la pratique des arts. Là encore, le but premier ne doit pas être la maîtrise d’une technique mais l’apprentissage d’un mode de relation adéquat au réel.

Il sera important de s’attacher à créer un art de vivre pour que la recherche de la vérité ne quitte jamais le champ de l’incarnation. Ainsi les temps de repas, de repos, de loisirs, seront autant d’occasions de découvertes, de retrouver la sagesse de la Création, comme la pratique des arts fournira autant d’occasions de la célébrer.

De même, nous veillerons à ce que la musique, les arts plastiques, l’art dramatique, ne soient pas réduits au rôle de faire-valoir de certains, mais s’inscrivent dans la vie quotidienne du jeune, leur découverte étant un axe majeur de l’éducation.

Plongés dans la Vie trinitaire

Le jeune y est appelé, tout de suite. La vie spirituelle est la finalité de la formation de la personne, elle prépare non seulement à la vie que nous avons à mener sur terre, mais plus fondamentalement à la vie éternelle, qui est notre véritable destinée. Tous les autres éléments de l’éducation doivent conduire à cette vie. Ainsi apparaît-elle plus pauvre, puisqu’elle ne fait qu’accomplir ce qui était en jeu dans tout ce qui précède, mais elle est, en fait, la plus riche, puisqu’elle en donne le sens.

Cette formation fera donc l’objet de tous nos soins. Elle suppose un renversement par rapport aux habitudes en la matière. On donne souvent plus d’importance à l’enseignement religieux qu’aux exercices spirituels, subordonnant les seconds aux premiers. La conséquence en est un désintérêt progressif du jeune pour l’enseignement religieux et une inaptitude à entrer dans une liturgie, a fortiori dans l’oraison.

L’éducation religieuse partira donc de la pratique religieuse. On apprendra au jeune le rythme des offices et de la vie sacramentelle et on le fera participer aux liturgies. Cette vie « canoniale » permettra d’habiter les vérités de la foi de l’intérieur, et c’est de là que découleront la catéchèse et l’étude de la théologie. Ainsi, tous ces éléments ne seront pas réduits à n’être que des activités, mais deviendront la vie même de chacun.

La vie spirituelle s’ordonne autour de l’Eucharistie, de l’Adoration, de la prière des Heures, des retraites et des pèlerinages. Cette respiration spirituelle permet à toutes les réalités de la vie de trouver leur destination mystique.

L’exigence d’une théologie

On accompagnera chaque exercice spirituel de l’enseignement qui lui correspond et on veillera à répondre aux questions et interrogations au cours de rencontres spécifiques, qui seront le centre de gravité de la vie du jeune au sein de l’œuvre. Il y a une part de jeu jusque dans l’échange, les questions des jeunes et les réponses de l’aumônier, qui rend vivants et passionnants les sujets les plus abstraits.

La théologie, notamment biblique, patristique et dogmatique, fera l’objet d’un enseignement spécifique pour tous. Il est particulièrement important que la transmission du contenu rationnel de la foi soit intelligente, élevée et toujours nourrissante pour l’être du jeune.

S’inscrire dans la réalité d’un monde dit « moderne »

Nous sommes dans un monde qui s’est progressivement détourné de Dieu et a placé sa confiance dans la raison triomphante et le pouvoir technique. La modernité est aussi la première époque à se définir comme indépassable, à penser qu’elle assume ce qui autrefois était placé dans l’espérance de la vie céleste.

Face à cette situation, deux réactions apparaissent de prime abord possibles. L’une consiste à se plier à l’air du temps, à courir après le dernier wagon idéologique. L’autre consiste à se replier sur le souvenir vague d’autrefois où l’on imagine que tout était mieux, sans mesurer le problème que va poser la présence au monde. La chrétienté censément restaurée n’est ici que le fruit de l’imagination. On rêve, on idéalise et on tente de reconstruire sur cette base une forme qui n’est qu’un décor où l’on joue un rôle.

Nous nous refusons de nous plier à cette alternative suicidaire. Aussi est-il du rôle du prêtre et de l’éducateur de former à la maîtrise des techniques nouvelles, c’est-à-dire d’apprendre à assumer l’héritage de toute l’histoire, y compris celle de la modernité, débarrassée de ses propres mystifications.

Nous n’avons pas à nous placer pour ou contre l’époque où nous vivons, nous avons à apprendre aux jeunes que certaines choses durent et que d’autres font semblant de durer, et que, selon une des valeurs essentielles que promeut l’Église, ce qui compte d’abord est la personne humaine. En conséquence, la formation des jeunes n’occultera rien de ce qui caractérise leur époque mais s’attachera à les en rendre maîtres, à en connaître les limites et à saisir ce qu’il y aura nécessairement au-delà.

Il nous semble décisif d’éduquer les personnes de telle manière qu’elles ne croient pas que la société est telle qu’on la leur montre, mais telle qu’ils la feront. Et aussi qu’ils ne sont pas les esclaves de toutes les tentations ou addictions qui leurs seront proposées, mais qu’ils sont les seigneurs de leurs vies et de leurs âmes.

APRÈS, TOUT EST POSSIBLE

Leur engagement dans le monde et dans l’Église, leur participation réelle à la construction du monde et de l’Église, de multiples champs d’action apostoliques, artistiques, théologiques, spirituels, tout cela est possible… Le temps appartient à Dieu, il faut les éduquer comme on ferait un puzzle ou une mosaïque, petite touche par petite touche, en les aidant à méditer tout cela dans leur cœur pour les rendre disponible au Fiat et au Magnificat.

Tous les éléments de réflexion ci-dessus évoqués jettent les bases permettant, je le crois, une formation de la personne, un éveil de la conscience morale, un désir de faire le bien, une conduite de vie (« apprendre à aimer », disait François de Sales), un apprentissage de la vie spirituelle centré sur le Christ, un réel dialogue entre adulte et jeune basé sur la confiance et faisant entrer dans le monde adulte. Il faut proposer sans cesse et toujours davantage, ouvrir toujours à d’autres possibilités, et porter chacun devant Dieu dans la prière : « Ils sont à toi, tu me les as donnés, je te les rends ! »

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Tout ce que j’ai mis par écrit est bien succinct, je vois bien qu’il aurait fallu entrer encore davantage dans le détail, donner des exemples… mais ce travail serait colossal et m’obligerait à en écrire un livre entier. Tout ce que je peux dire, en conclusion, c’est que ce programme fonctionne dans tous les quartiers de Paris où j’ai été envoyé, mais que cela demande un lieu visible et suffisamment vaste, prend le prêtre à plein temps et demande de la durée (au moins six ans, je pense, pour un quartier riche en chrétiens, et bien plus dans un quartier populaire). Peut-être, dans les quartiers populaires, faut-il une méthode comme celle des Pères de Saint-Vincent-de-Paul ou des Pères de Timon David, plus structurée et rassurante. Quoi qu’il en soit, cela demande une collaboration totale, sur le fond et sur la forme, avec une paroisse, une école, un collège et un lycée (sans confusion ni séparation), car il ne s’agit pas de lutte d’influence mais d’un projet global visant à l’évangélisation d’un quartier. Cela nécessite de pouvoir y faire (ou y intégrer la possibilité d’y faire) le catéchisme, d’y avoir l’aumônerie, des servants d’autels, divers mouvements et si possible un lieu de vacances. Et, quoi qu’il arrive, il faut arrêter d’avoir peur, de croire que c’est impossible, et former des prêtres, des séminaristes, des laïcs à cette si belle mission d’Église.

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Pour prolonger la réflexion, quelques textes de Charles de Condren (1588-1641, oratorien, disciple et successeur de Pierre de Bérulle).

Régir une âme pour une fin céleste et surnaturelle suppose une grâce et une puissance céleste et surnaturelle : car c’est passer les bornes de la nature, c’est entrer en la part et fonction des anges, qui étant bienheureux sont tutélaires des âmes : c’est imiter en la terre ce qui se fait au ciel, c’est-à-dire faire une œuvre et avoir un gouvernement qui correspond aux œuvres et aux hiérarchies du ciel... Encore qu’entre ces natures il y avait beaucoup de choses différentes, les hommes en ce sujet sont semblables aux anges, servant comme eux à l’ordonnance divine, portant en l’Écriture même nom, même qualité d’anges et d’envoyés, pour le service de ceux qui sont appelés au salut : et aussi leurs fonctions sont semblables, car au ciel aussi bien qu’en la terre, il y a à purifier, à illuminer et à perfectionner. (Migne, col. 811-812)

C’est ce que j’honore le plus en l’état de prêtrise, ce que les anges y révèrent davantage et ce qui ne leur est par communiqué : coopérant au salut du monde par leurs prières, assistances, et inspirations, mais non au Fils de Dieu en cette sienne, grande et admirable opération, en lequel consiste le mystère de la prêtrise. (Migne, col. 1496)

C’est le propre du Fils éternel d’être l’image de son Père, écrit-il à un curé, et vous savez par les maximes de la théologie dont vous avez fait profession, que c’est une des choses qui lui sont appropriées. Ce doit être une des conditions propres des prêtres d’être l’image du Fils de Dieu en la terre. (Migne, col. 1503)

P. Frédéric Roder, ordonné prêtre en 1988, a exercé diverses responsabilités dans le diocèse de Paris, actuellement curé de la paroisse Saint-Georges (Paris 19e), membre de la communauté Aïn Karem.

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