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Le prêtre, homme du culte

P. Michel Gitton

Quand on parle avec les survivants de la génération des prêtres ordonnés dans les années 50, on est généralement surpris de voir que pour beaucoup d’entre eux le « culte » est vraiment considéré comme le fardeau inutile qui jusque dans les années qui suivirent le concile Vatican II détournait les prêtres séculiers de vaquer à leurs vraies tâches, les tâches pastorales. Si vous abordez cette question avec eux, ils ne tarissent pas de sarcasmes sur ces fonctions purement rituelles qui obligeaient le jeune vicaire qu’ils étaient alors, pour satisfaire aux exigences des classes d’enterrement [1], à revêtir des ornements désuets pour « faire diacre », ou « faire sous-diacre », à des messes solennelles que l’assistance suivait d’un œil distrait. Tout le jeu, encore très ponctuellement observé dans ces années-là, qui mettait en mouvement à la cathédrale, selon un cérémonial minutieux, plusieurs dizaines de chanoines qui assistaient l’évêque, paraît à nos vieux amis en veine de confidences du dernier ridicule. Heureusement, on a enlevé toute cette poussière ! Ce qu’ils oublient de dire, et ne veulent peut-être pas voir, c’est que les gens sont partis avec la poussière…

Moi qui suis né à la vie chrétienne après la « déchirure [2] », cette cassure qui a brutalement mis fin à la grande liturgie dans l’Église latine, j’ai toujours eu mauvais gré à entériner ce jugement et à croire que l’Église se portait mieux, que les prêtres étaient plus apostoliques, que la foi était mieux vécue, depuis qu’on avait réduit le culte au minimum et qu’il suffisait de mettre une bougie sur un coin de table et de passer une étole sur une aube pour « célébrer » (comme on dit).

En connaissant un peu mieux l’histoire, j’ai compris que pendant des siècles les prêtres (et encore plus les évêques) étaient avant tout des liturges. Le clergé séculier était voué, pour une part importante, au service des grandes églises canoniales (cathédrales et collégiales) et n’était donc pas seulement paroissial, au sens des curés et des vicaires actuels. Le bréviaire que les clercs sont encore censés réciter est l’héritier de ces liturgies somptueuses qui rassemblaient plusieurs fois par jour un peuple nombreux autour de prêtres et de diacres mobilisés pour cela. Si, par malheur, l’un d’eux ne pouvait y assister dans sa stalle, on lui permettait d’y substituer une lecture en privé, mais c’était un pis-aller. Tout au contraire, dès la réforme du bréviaire par saint Pie X, on commence à se préoccuper, signe de la modernité, de réduire la charge de l’office divin pour la rendre compatible avec les fonctions pastorales des prêtres, qui étaient alors, il est vrai, plus lourdes (quoi qu’on en pense) qu’aujourd’hui. Le même accent apparaît à Vatican II (« qu’il soit tenu compte des conditions de la vie présente, surtout pour ceux qui s’appliquent aux œuvres de l’apostolat », 1963, Sacrosanctum Concilium, 88).

Je ne discute pas les choix que l’Église a faits au cours de son histoire récente, mais je suis convaincu qu’elle restera toujours fidèle à cette grande conviction que le culte de Dieu est la première responsabilité de ses ministres ordonnés, que la gratuité du service de l’autel, du chant choral, de la liturgie des heures, est aussi nécessaire au plan apostolique que l’affairement autour de tâches diverses et la multiplication des rencontres, conseils et autres. Si j’ai souvent entendu les fidèles se plaindre de voir leurs prêtres passer des heures devant la télévision ou en réunions, je les ai rarement entendus regretter de les voir prier tous ensemble.

Le culte, mais pourquoi ?

En choisissant le terme un peu vieilli de « culte », j’ai conscience de mettre le doigt sur un point sensible. Le mot « liturgie » passerait mieux, parce qu’il désigne une activité au profit de la communauté (comme l’étaient les liturgies de la cité antique), tandis que le culte semble n’avoir comme objectif que Dieu seul, qu’on pense honorer par des cérémonies et des sacrifices. Or c’est précisément ce que je voudrais d’abord mettre en valeur : le culte est théocentrique ou n’est pas, il n’a pas pour but d’exprimer les sentiments d’un groupe, de lui faire vivre des expériences plus ou moins stimulantes, de lui donner un enseignement, elle lui ouvre simplement le chemin du ciel. Dieu seul est visé dans notre service de l’autel. Les heures que nous y passons, toute cette somme d’efforts, de préparations, d’équipements, que nous déployons, n’a pas d’autre but que d’accomplir notre service devant Sa face.

Bien sûr, on va rencontrer l’objection : Dieu n’a besoin de rien (« si j’ai faim, irais-je te le dire ? » dit Dieu chez le psalmiste), Jésus n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, etc. Si « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant », à quoi bon ces longues cérémonies ? Occupons-nous de notre prochain, permettons-lui de vivre d’une vie digne et on aura avantageusement remplacé un culte dont Dieu au fond n’a rien à faire… Mais on oublie généralement la seconde moitié de la phrase de saint Irénée : « la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu ». L’homme, tout homme, et d’abord le plus pauvre, est fait pour « voir Dieu », pour s’émerveiller, pour chanter, pour vivre la louange ; il a besoin d’être mis en relation vitale avec lui, plus que de nourriture et de vêtements (même s’il faut, par ailleurs et impérativement, répondre à ces besoins-là aussi). Sa dignité, c’est d’abord cela, et l’Église a toujours su lui faire une place de roi dans ces occasions. Quel mépris des simples, quelle étroitesse d’âme, se cachent derrière la revendication de faire simple, de limiter le culte, sous le prétexte d’autres tâches ou d’autres dépenses ! C’est la protestation de Judas, ne l’oublions pas : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum [celui dont se sert Marie pour oindre les pieds du Seigneur] trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ? » (Jn 12, 5). Les pauvres comprennent mieux que les nantis la prodigalité que suppose le culte.

Le service de Dieu sert donc l’homme, précisément en ce qu’il l’aide à se décentrer. Là où la société cherche à répondre à tous ses besoins et à lui éviter tous les risques, fabriquant des êtres amorphes et blasés, l’Église offre un culte à Dieu où se découvre peu à peu le terrain heureux où l’homme sort de lui-même, tourne son regard vers le ciel, apprend les mœurs des anges et tisse avec ses semblables des relations inédites, faites de gratuité et de service. Ce résultat n’est que la conséquence d’une activité qui se veut d’abord et avant tout tournée vers Dieu seul. Si on soupçonnait une seconde que l’on fait tout cela comme un exercice de yoga ou une leçon de maintien, pour être mieux dans notre peau, plus ouvert et plus disponible, on s’arrêterait vite et on passerait à autre chose. C’est en nous oubliant nous-mêmes que nous commençons à vivre à un autre niveau. C’est pourquoi la liturgie de l’Église demande que soient laissées dans le narthex ou à la sacristie nos attentes trop humaines. Elle ne fait que de rares concessions à notre sensibilité et ne nous met pas en possession d’un bagage que nous pourrions ensuite utiliser dans la vie courante. Si elle nous change, c’est à notre insu. Nous entrons grâce à elle, avec nos cœurs et nos corps, au service d’un ballet qui n’est pas le nôtre, que nous n’avons pas inventé, et qui fait pourtant tout notre bonheur.

La participation active, qu’a souhaitée fort justement le Concile Vatican II, a souvent été comprise comme la fin du théocentrisme de la liturgie, ce qui serait bien triste. Souhaiter que les laïcs soient vraiment partie prenante de l’action liturgique, cela ne veut quand même pas dire que ce sont leurs besoins, leur compréhension, leur niveau spirituel, qui doivent dicter à celle-ci ses formes et son contenu ! Il ne s’agit pas de rabaisser les cérémonies au niveau le plus élémentaire sous prétexte de rejoindre le dernier arrivant, mais au contraire de hausser tout le monde, pour que les fidèles du Christ rejoignent le Ciel, leur patrie. Cela exige en tout cas de tout faire pour que les plus petits entrent eux aussi dans le ballet où chacun se tient devant Dieu. L’Église n’a pas de plus beau cadeau à leur offrir que de les faire participer à cet honneur singulier qui nous est fait de pouvoir nous mettre au service de la gloire de Dieu avec tout ce que nous sommes.

On voit bien pourquoi le culte ne contrarie pas l’apostolat du prêtre. Tout contraire, il aide celui-ci à le mener jusqu’au bout. Il permet que ce service des âmes ne s’arrête pas trop vite sur un plan humain. Les prêtres de jadis, qui avaient une piété personnelle très réelle, faisaient en sorte que celle-ci n’interfère en rien avec leurs fonctions pastorales. Ils disaient la totalité de leur bréviaire et célébraient la messe très tôt, avant leur premier rendez-vous [3]. Cette manière de faire était sans doute fort louable et témoignait du désir de conserver à la prière la première place. Mais cela signifiait aussi que tout ce qui se passait ensuite (catéchismes, patronage, cercles bibliques, etc.) était en dehors du culte, que l’on retrouvait seulement pour la messe dominicale. Or c’est peut-être cela le commencement de nos malheurs. Si on n’initie pas les enfants à la prière liturgique, si on ne leur fait pas goûter (même à petite dose) la beauté de l’office divin, si on ne leur donne pas l’occasion de vivre une messe en semaine, belle, grande, bien préparée, il y a gros à parier qu’ils resteront étrangers à ce qui se passe le dimanche et s’en dégoûteront vite, même (et surtout) si on a fait de gros efforts pour l’adapter à eux, si on la rend infantile sous prétexte qu’ils sont des enfants. Le sens du mystère, la grandeur d’un cérémonial intangible, le soin porté à chaque chose et à chaque détail, font plus pour faire avancer vers la rencontre du Dieu vivant que tous nos gadgets pédagogiques envahissant les marches du sanctuaire.

Ce qui est dit ici des enfants vaut de toutes les catégories que le prêtre est invité à rencontrer. L’expérience a prouvé que, si l’on veut évangéliser les pauvres, et pas seulement leur offrir un service de bienfaisance, il faut les inviter à la prière de l’Église, et les y faire rentrer concrètement, les mettre en aube, leur faire jouer un rôle, leur apprendre des chants. La liturgie a longtemps été la culture des simples, les images qu’ils y voyaient, les paroles qu’ils y entendaient (même si elles étaient en latin), les gestes auxquels ils participaient, devenaient leur bien. Il peut en être de même aujourd’hui.

Le culte, mais comment ?

Si le prêtre doit redevenir l’homme du culte, il faut d’abord qu’il ait une église à lui, une église où il ne soit pas seulement de passage une fois tous les mois ou même toutes les semaines, mais un lieu beau, central si possible, qui soit le cadre de sa prière personnelle, un lieu qu’il aime à décorer, un lieu où il veille personnellement à la propreté des nappes, à l’entretien des livres et du mobilier, où les vases sacrés soient sous sa surveillance. Je n’ai rien contre l’aide des laïcs, bien au contraire, mais encore faut-il que ces laïcs soient formés par leur pasteur, attentifs à répercuter ses consignes, qu’ils aient acquis ce respect des lieux et des choses, qui disparaît si vite quand on est habitué à manier les objets sacrés.

L’idée qu’il se passe toujours quelque chose à l’église paraît bien étrange aujourd’hui, où la plupart de celles-ci sont fermées, par crainte des vols et aussi faute d’usagers (les deux vont de pair). Mais c’est néanmoins dans ce sens qu’il faut aller. Si on ne peut tout de suite mettre en place un programme trop lourd, on peut au moins multiplier les plages où elle est ouverte et où des activités de piété sont offertes. À commencer par le chapelet, mais aussi par l’adoration – à condition de s’assurer qu’une présence effective soit garantie toutes les heures et que les laïcs n’aient pas à venir ouvrir ou fermer le tabernacle à volonté, comme si c’était un libre-service. L’adoration doit rester quelque chose de grand et de merveilleux, l’exposition comme la déposition doivent revêtir une réelle solennité, et un prêtre ou un diacre doivent pour cela se déranger dans toute la mesure du possible, sinon l’adoration ne sera plus une part du culte public de l’Église, mais une dévotion privée, simplement facilitée par la présence réelle.

Quand on aura initié un groupe suffisant à la prière liturgique, la vraie, on pourra se risquer à redonner à l’office divin une place. Il ne s’agit pas seulement de dire les complies et les laudes avec quelques paroissiens, ce qui se fait déjà en bien des lieux, mais de célébrer l’office divin comme il demande à l’être de par sa nature, c’est-à-dire chanté avec les cérémonies qui lui conviennent. On découvrira que la plupart de nos églises (au moins celles construites avant les années 40) sont faites précisément pour cela, qu’elles ont un chœur et peut-être même des stalles, où on peut prendre place pour la psalmodie. On retrouvera dans les placards des chapes, qui ne sont pas faites seulement pour les enterrements. Le prêtre pourra présider les offices des jours de fête avec un servant pour l’accompagner lors des encensements, un jour il ajoutera des acolytes. Pour éviter d’être l’homme à tout faire, il aura appris à des paroissiens à déchiffrer les antiennes et à lancer les psaumes. Cet office, que tous ne suivront pas mais qui réunira un groupe fervent auquel d’autres peu à peu se joindront, donnera plus de corps aux fêtes, évitera que lors de l’Ascension, de la Toussaint et des autres grands jours de l’année, l’église n’abrite que la seule messe du jour, sommet certes de la liturgie chrétienne, mais qu’est-ce qu’un sommet, s’il n’y a rien autour ? Les vêpres solennelles du dimanche, qui ont disparu de la plupart de nos églises pour permettre au prêtre de s’absenter, ont laissé béant un moment qu’il est important de réinvestir : si beaucoup de gens vivent en famille et ne reviendront pas à l’église à cette heure-là, il est clair que ce n’est pas le cas de tous et que beaucoup d’autres qui sont seuls aimeraient trouver auprès de l’Église le moyen de faire du dimanche autre chose qu’un long jour vide où on mesure encore plus son isolement. Voilà bien un apostolat qui aurait du sens dans nos sociétés où le nombre des célibataires augmente et qui unirait commensalité et liturgie selon un mode à inventer. Et puis, avec les vêpres, l’adoration, et pourquoi pas une causerie, et pourquoi pas un moment de musique (Abendmusik, diraient nos amis protestants allemands).

La décoration de nos églises doit être pour le prêtre l’objet d’un soin particulier et le moyen d’initier à la vraie prière liturgique ceux qu’il a autour de lui. Quand on parle de décoration, on pense aujourd’hui à une sorte de pédagogie par l’image qui transforme le chœur de nos églises tantôt en salle de projection, tantôt en vitrine de magasin (où on dispose des objets censés être en rapport avec le « thème » du jour), tantôt en galerie d’exposition pour dessins enfantins. La première réforme pourrait consister à évacuer de l’espace sacré tout ce qui jure si visiblement avec la dignité du lieu, tout ce qui donne l’impression du bricolé, de l’arbitraire, du postiche. L’Église a ses propres signes pour mettre en valeur les jours. Le principal est la couleur attachée à chaque temps : elle peut décorer, en plus de la chasuble du célébrant et de la dalmatique du diacre, le tissu de l’ambon, l’antependium de l’autel, la couverture du missel, la couleur des fleurs (là aussi, que de « compositions florales » ignorent la rigueur des temps liturgiques !). Et puis elle connaît des variations qui tiennent compte de l’importance de la fête, ou au contraire de l’austérité requise à certains moments. La présence ou l’absence des tapis, la disparition des fleurs et de l’orgue, ou au contraire leur surabondance à certains moments, disent beaucoup à ceux qui deviennent peu à peu sensibles à ce langage. La décoration a souvent perdu son sens, là où on n’enlève rien, où la décoration d’un jour reste en place le lendemain, là où le cierge pascal trône au sanctuaire toute l’année. Tous ces éléments requièrent un regard exercé, une volonté constante, une aptitude à se faire aider, dont seul le prêtre a souvent les moyens.

Le prêtre sera l’homme du culte s’il le paie évidemment de sa personne, si pour lui les rendez-vous du chœur sont aussi importants et incontournables que d’autres, s’il renonce à certains déplacements pour cela, s’il peut interrompre une rencontre, un rendez-vous pour dire : « excusez-moi, on m’attend pour les vêpres ». La stabilité des horaires, l’effort poussé jusqu’au bout pour avoir tous les concours nécessaires (même s’il faut faire venir de fort loin un servant ou un musicien), donneront à tous conscience de l’importance de la chose, convaincront chacun que la prière publique a ses exigences et demande qu’on s’y prépare.

Mais, plus encore, le prêtre est appelé à unifier sa vie autour de cette longue présence au cœur de la prière liturgique de l’Église. C’est là qu’il porte les intentions qui lui sont confiées, là que se fait secrètement l’unité de la communauté. L’intuition qui a présidé à l’installation de tant d’églises magnifiques dans la géographie de nos cités n’était pas seulement celle des besoins pastoraux à couvrir, mais la volonté d’établir la liturgie comme un paratonnerre au milieu de la vie des hommes et des femmes qui vivaient là. Par ce point de contact entre le ciel et la terre, on savait qu’il y avait une prière pour réparer les péchés et soutenir les faiblesses. Le prêtre chargé d’âmes peut y puiser une force insoupçonnée pour apporter la lumière de l’Évangile à ceux qui semblent si souvent étrangers à la vie de l’Église, et qui seront peut-être demain, pour certains, les acteurs de ce culte…

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] On désignait ainsi le degré de solennité donné à un office funèbre, selon la demande des familles, et qui correspondait évidemment à un barème fixé.

[2] D’autres ont parlé de la « blessure », comme Jean-Pierre Dickès, qui intitule ainsi son livre paru aux éditions Clovis en 1998, et qui est nourri de son expérience du séminaire d’Issy-les-Moulineaux dans les années charnières de l’après-Concile. Sa description des « adaptations » brutalement mises en place après 1965 mérite d’être relue.

[3] On raconte que le cardinal Suhard (1874-1949) garda toute sa vie cette manière de faire, qu’on lui avait apprise au séminaire.

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