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Le problème de la relation mixte chez saint Thomas d’Aquin

Renaud Silly

Aborder le problème de l’immutabilité divine tel qu’il a été traité par saint Thomas, c’est peut-être s’exposer à ne pas être compris. On lui a en effet reproché d’avoir adopté les concepts de la philosophie grecque comme des notions naturelles et pleinement assurées, s’exposant ainsi à voir sa réflexion dévaluée en même temps que ces derniers. Au mieux, on lui concède d’avoir remis sur le métier les concepts d’Aristote pour leur donner une teinture chrétienne, mais on lui fait toujours grief de ne pas avoir fondé sa doctrine sur la cohérence interne de la révélation divine dans l’ancienne et la nouvelle Alliances. Exemplaire nous apparaît à ce titre l’incompréhension qui entoure l’enseignement de saint Thomas sur l’immutabilité divine. On lui a reproché l’idée que la relation du Créateur à la créature n’était pas « réelle » mais rationnelle – doctrine habituellement qualifiée de relation mixte. Appliquée à l’Incarnation, le principe conduirait à rendre purement formel et imaginaire l’engagement de Dieu dans l’existence du Christ.

Un enseignement spirituel avant tout

L’objet du présent article est de montrer que par delà le lourd appareil conceptuel dont il fait un usage peut-être exagéré, saint Thomas demeure théologien et même dans une certaine mesure auteur spirituel lorsqu’il traite de la relation mixte, à la suite de saint Augustin et de Denys le Mystique. Le caractère absolument immuable de Dieu ne serait alors que le mystère dans lequel il cache les trésors de son Amour et de sa Miséricorde pour les révéler aux humbles de cœur. Attitude foncièrement religieuse, qui fait crier à Isaïe : Vraiment, Tu es le Dieu caché [1] !

Le problème pour saint Thomas consiste à vouloir rendre compte de l’univers par un principe dont il n’aura de cesse de souligner, voire d’accentuer la radicale séparation d’avec tout le donné créé : Dieu est en dehors de tout l’ensemble des créatures [2]. Dès lors l’immutabilité de Dieu désigne moins l’absence de changement en lui que la différence ontologique qui le rend incommensurable au créé et rejette son être dans un mystère infini.

Essayons donc de caractériser la façon dont peut s’établir la relation de la créature au Principe.

Ce dernier se révèle au prix d’une assomption, à partir de l’expérience du concret, comme être dans sa plénitude, c’est-à-dire pur acte d’être dans lequel se réciproquent toutes les perfections du fait de son absolue simplicité.

C’est là qu’apparaît une première disjonction de la créature au Principe ; celui-là voit certes son essence se parfaire par les attributs qu’on lui accole, mais ces derniers découlent en fait simplement de son essence même puisqu’il est existant par soi et nécessairement parfait par soi. En lui, l’attribut et ce dont il est l’attribut ne font qu’une seule et même chose ; à l’inverse dans la créature qui devient parfaite par autrui, les attributs s’ajoutent à son essence pour la parfaire. L’essence ne possède la disposition à la perfection qu’en puissance et non en acte.

Dieu est donc séparé des créatures par un mode d’être qui Lui est absolument original. On ne voudra donc pas dire la même chose quand on parlera de l’être de Dieu et de celui des créatures. Dieu possède l’être autrement que les créatures, puisqu’il est lui-même son propre être.

En rejetant le divin dans une solitude radicale, saint Thomas évite de tomber dans le piège de l’immanentisme, c’est à dire l’idée que Dieu serait connaissable de façon immédiate. Défini comme pur acte d’être, il est au contraire d’une transcendance radicale dont il décherrait si son être pouvait être dit de la même façon que celui des créatures : la catégorie d’être ne peut donc être utilisée pour qualifier de façon univoque Dieu et les créatures. En revanche, on ne peut pas dire que l’être qui revient aux créatures n’est rigoureusement pas le même que celui de Dieu. Rappelons-nous en effet que la notion d’être n’est concevable que dans une élévation à partir du concret qui permet de déterminer les genres premiers afin de les ordonner à l’Unique nécessaire ; or si on attribuait à Dieu et aux choses rien que de purement équivoque, on ne pourrait construire aucune argumentation qui fasse monter les créatures jusqu’à Dieu [3].

Puisque l’être ne peut être dit de Dieu et des créatures de façon ni équivoque, ni univoque, il faut qu’il soit qualifié de façon analogique.

Sur les chemins de l’analogie

Il importe maintenant de caractériser cette voie analogique. Remontant du donné vers le créé et du suivant vers le premier, saint Thomas la rencontre quand il veut caractériser l’être. Entre des êtres appartenant à des genres différents, il ne saurait y avoir qu’une unité d’analogie : par exemple entre celui que se partagent les hommes, Dieu ou le monde minéral. Si l’analogie n’était que d’attribution, c’est à dire si l’on se contentait d’attribuer extrinsèquement l’être à des unités de genre différent telles que celles que nous venons de citer, on parviendrait rapidement à une aporie : l’analogie d’attribution, par référence à un premier (ad unum primum pour parler comme saint Thomas), donnerait tout l’être à Dieu, qui seul mérite le nom d’être puisqu’Il est seul Un, seul bon et perfection absolue d’être. Force est alors de constater que les termes rapprochés dans l’analogie d’attribution le sont seulement selon l’intention et non selon l’être (secundum intentionem et non secundum esse). L’analogie d’attribution est insuffisante pour affirmer une analogie de l’être. Dans ce contexte, les perfections et l’être ne toucheraient les créatures que selon une détermination extrinsèque, autant dire qu’elles n’auraient aucune réalité propre.

Il faut donc qu’il y ait quelque analogie de proportion dans la distribution de l’être à Dieu et aux créatures : ainsi le requiert toute communication à établir entre Dieu et la créature. Cela ne signifie aucunement que les créatures possèdent en proportion l’être divin. Cette proportion, en effet, est elle-même analogique. Dans ces conditions, parler d’une analogie de proportion entre l’être divin et celui des créatures, c’est nécessairement recourir à quatre termes, par exemple pour dire que Dieu est aux créatures ce que la substance est aux accidents. Rappelons-le encore une fois, cela ne signifie en aucune façon que les créatures sont les accidents d’une substance qui seraient Dieu, car cela reviendrait à dire l’être divin et humain sur le mode de l’immanence. L’analogie n’épuise pas la transcendance, tant s’en faut.

Elle permet cependant d’exprimer une gradation selon une participation inégale à partir de la perfection d’être, chaque degré se fondant sur l’éminence et la causalité du premier : du fait que tous les autres prédicaments tirent de la substance leur raison d’être, il s’ensuit que le mode d’être de la substance est participé selon une certaine similitude de proportion entres tous les autres prédicaments [4]. Ici raison d’être signifie à la fois cause et mesure, comme quand on parle de la raison d’une suite géométrique ou arithmétique.

La prédication de l’être doit donc se faire selon un ordre immuable, qui part du premier auquel les suivants participent. Qu’est-ce que participer ? c’est avoir partiellement ce qu’un autre est sans restriction. Quel abîme sépare néanmoins ce premier qui possède la forme d’être par essence tandis qu’elle ne se trouve dans les suivants que par participation ! il n’y a donc pas de forme commune à Dieu et aux créatures mais une seule forme d’être, Dieu, à laquelle elles participent par imitation : rien ne peut exister qui ne procède de la sagesse divine, en l’imitant d’une certaine manière, comme du premier principe efficient et formel [5]. c’est dire que la relation est asymétrique donc non réciproque. Les créatures imitent Dieu autant qu’elles le peuvent suivant leur place dans l’échelle des degrés d’être : la ressemblance de la sagesse divine s’étend graduellement des créatures supérieures qui en participent davantage jusqu’aux choses inférieures qui en participent moins [6]. Dieu est donc cause formelle de la perfection d’être, mais les créatures participent de cette perfection selon une mesure finie, de sorte que cette causalité n’est qu’analogique. Le fossé de la transcendance les sépare une fois de plus de Dieu, en qui le Fils participe de la perfection d’être du Père selon une mesure infinie et une causalité univoque.

Participation et causalité

Telle est la profonde innovation et peut-être le coup de génie de saint Thomas d’Aquin : la participation de la créature à Dieu par l’imitation fonde sa ressemblance avec lui. L’immanence de l’être aux âmes qui procèdent de lui avait été la croix du néoplatonisme, contraignant Plotin à dire que l’Un n’avait pas l’être en partage pour préserver sa transcendance, mais du même coup il avait frappé d’inanité la réalité de l’univers.

On ne peut dire non plus l’être équivoque, puisqu’il est participé par les créatures selon une mesure finie, autant qu’il leur est possible de la faire. De façon semblable, les créatures participent à l’excellence des attributs divins selon leur virtus  : tels sont les deux modes de la ressemblance.

L’enseignement de saint Thomas culmine dans l’affirmation que rien ne s’oppose à ce que l’on parle de proportion de la créature à Dieu, selon le rapport de l’effet à la cause [7]. Cette formule lapidaire sauvegarde la transcendance absolue de Dieu, puisqu’il est seule cause et seule efficace ; mais dans cette disproportion, celle qui sépare le créé de l’incréé et le subsistant par soi de ce qui est par autrui et qui est l’expression de la transcendance dans la tradition, il existe néanmoins une proportion, c’est-à-dire ici une présence immanente de Dieu à la créature par l’acte qu’il lui communique. Dans cette affirmation somme toute tardive de Saint Thomas, l’être de Dieu se manifeste moins comme forme d’être et cause finale que comme cause efficiente (ou créatrice) ; le rapport des créatures au Créateur est moins d’imitation que de dépendance absolue et non réciproque. La nature dans ce schéma n’a d’épaisseur qu’en tant qu’ordonnée à sa fin, c’est à dire Dieu.

C’est dans cette immanence de l’acte divin à la créature que peut-être il faut chercher le sens de la relation mixte chez saint Thomas. Elle est une réalité d’ordre spirituel consistant à réserver à la divinité tout être et toute perfection. A la limite, cette analyse est un produit de notre métaphysique aveugle, contrainte d’expliciter le rapport entre les deux termes de la relation selon la dualité des points de vue : d’une part, la diffusion sur les étants de la vertu d’être depuis le principe, Dieu, d’autre part, l’accueil et l’exercice de cette vertu par les natures dans la mesure de leur essence. Nous ne percevons pas immédiatement que cette diffusion et cet accueil, loin de constituer des réalités à part, ne sont que les dénominations extrinsèques d’un unique mouvement, le déploiement du pur acte d’être.

Consentons pourtant à jouer le jeu de notre entendement limité, sous peine de tomber dans l’incapacité de parler. On séparera donc le point de vue de Dieu et de la créature dans la relation qui les unit.

La source de toute béatitude

Pour ce qui est du point de vue de Dieu, nous suivrons de près Maritain [8] qui a développé dans des pages splendides la pensée du maître. Il écrit, avec toute la tradition, que la béatitude de Dieu aurait été aussi complète, quand même il n’y aurait pas eu de Création, et quand il ne « recevrait » pas les joies qui lui sont dues de la part des créatures. Ces joies de possession n’ajoutent rien à sa béatitude, non parce qu’une quantité apportée à un infini n’ajoute rien à ce dernier, mais parce que ces joies préexistent de toute éternité en Dieu. Mais Maritain va plus loin ; lorsque Dieu accepte l’éloignement de lui de la créature, le péché qui paraît retrancher une de ces joies qui lui sont dues, sa béatitude n’en est pas diminuée pour autant ; non parce qu’il serait inaccessible et isolé dans sa transcendance, mais parce que son acceptation est si pure et si pleine de charité, qu’il faut la compter au nombre des perfections divines elles-mêmes, et par là comme une des sources de la béatitude divine.

Deux constatations s’imposent sur les réflexions de Maritain :

Tout d’abord, cette doctrine semble en accord avec la véritable relation mixte : d’une part, les joies que Dieu peut « recevoir » de nous existent en fait déjà en Lui comme en leur principe et en leur cause, et ce de toute éternité de sorte qu’il faut les dire parties intégrantes de la béatitude éternelle ; c’est une façon de dire que la relation de Dieu à la créature n’est pas « réelle » ; d’autre part, Dieu ne subit pas les péchés puisqu’ils affectent non son être mais la relation de la créature à Lui. En lui, le péché déplace simplement la relation, de la joie de la Possession vers une joie de cette sublime Acceptation dont parle Maritain, et qu’à notre avis il faudrait appeler Patience afin de lui donner un nom de vertu qui soit analogique.

Enfin, la doctrine de Maritain ne laisse pas de transposer en Dieu même et dans son infinie béatitude ce qui sera, dans les créatures, capacité à souffrir … Là encore, il faut y voir une façon de dire que la relation de Dieu à la créature n’est pas réelle, puisque toute perfection se trouve déjà dans l’absolue simplicité de l’essence divine comme en son principe et en sa cause. Cette prétendue audace ne serait donc qu’une intuition rendue possible par l’enseignement du maître. Pour les quelques effets qui nous ont été manifestés de la Bonté de Dieu, combien nous sont restés inconnus ! Quelle connaissance limitée nous avons de la transcendance de Dieu ! Mais ces perfections, Dieu les partage dans son Église et dans l’éternité du paradis de ses élus.

Tentons maintenant d’éclaircir la relation mixte du point de vue de la créature. Dire que la relation qui unit Dieu aux créatures n’est pas réelle mais asymétrique ne signifie pas la déprécier ou encore moins la rendre imaginaire. Saint Thomas montre au contraire que pour nous, Dieu est réellement Père, Sauveur : puisque la sujétion est réelle dans la créature , il s’ensuit que Dieu n’est pas Seigneur selon une vue de la raison, mais en réalité. Car de la manière même dont la créature lui est soumise, il est dit Seigneur [9]. La relation de Dieu aux créatures n’est pas réelle, parce que l’être ne peut être dit de la même façon de la créature et du Créateur. Cette relation relève d’une causalité analogique où l’effet est inégal à une cause qui lui est incommensurable. On peut se demander si cette analogie n’est pas la condition de possibilité d’une acquisition des perfections et des mérites par la créature.

En effet, si l’être était univoque, les perfections pourraient être dites de la même façon des hommes et de Dieu. Nous serions tous confondus avec l’être divin dont nous ne serions finalement que des flexions ou des modes. Ce panthéisme n’est pas chrétien. Mais si l’être était équivoque, alors les perfections ne pourraient être dites en quoi que ce soit de l’homme et de Dieu. En clair, l’homme ne pourrait être rendu juste comme Dieu qu’au prix d’une complète recréation dans laquelle il n’aurait aucune part et qui lui arriveraient de façon, pleinement arbitraire ; sa nature n’aurait pas la forme lui permettant d’accueillir les perfections divines. Impossible de penser une relation de l’homme à Dieu, et encore plus ridicule d’envisager une christologie.

L’analogie thomiste permet au contraire de dire que les hommes participent selon une mesure finie, mais parfaite à sa manière, aux perfections divines qui les dépassent pourtant infiniment. Cela permet à l’homme de penser que ces perfections, bonté, justice, sagesse sont humaines, qu’elles appartiennent bien en propre à la nature humaine, tout en procédant absolument de Dieu. Ainsi, ces mérites sont bel et bien nôtres car ils sont proportionnés à notre nature, ils ne sont pas des perfections divines surajoutées à notre nature et lui faisant ainsi violence ; et pourtant ils sont bien surnaturels, puisqu’ils élèvent notre nature au-dessus d’elle-même et ne procèdent pas de nous mais de Dieu. En clair, l’analogie permet de donner épaisseur et consistance à la condition humaine, ce qui est nécessaire si l’on veut penser une possibilité de coopération des hommes à leur salut et à leur déification. Qu’importe si le thomisme postérieur trahira la pensée du maître, se croyant autorisé à inventer un concept de pure nature, à partir du laisser-être des natures, dont l’analogie de l’être pose les conditions de possibilité ?

Le Christ à la rencontre du fini et de l’infini

Appliquons ce schéma à la christologie. Saint Thomas se situe à cet égard dans la plus droite ligne des Pères et des conciles. Pour lui, le Christ est un homme en qui réside d’une manière finie (et à ce titre incompréhensible) la plénitude de la divinité. Il est donc homme et Dieu par nature. Mais c’est parce qu’en lui la divinité s’est faite humaine que nous sommes appelés à devenir par la grâce ce qu’il est par nature. C’est à ce titre qu’il est notre modèle, et surtout notre médiateur. Saint Thomas n’aurait sans doute pas compris l’accusation larvée de docétisme que l’on a portée contre lui. Peut-être aurait-il pensé à l’inverse que la modernité nous a fait un Dieu de chair. Pourtant, son inspiration survivra chez les plus grands ; il fut le premier peut-être à penser la relation de la nature humaine et de la nature divine sur le mode de la disjonction. Après lui, Pascal montrera que penser de façon toujours plus vertigineuse la transcendance de Dieu n’affaiblit pas le mystère de notre rédemption en Jésus-Christ mais rend encore plus admirable mais aussi plus impensable sa descente dans une personne humaine.

Si, pendant près de vingt siècles, les chrétiens ont cru que Jésus était le Fils de Dieu, qu’il le savait et qu’il l’a dit explicitement, c’est sur le témoignage des quatre évangiles, qui rapportent ses paroles.

La christologie implicite de Jésus est donc le noyau de la tradition évangélique.

Renaud Silly, Renaud Silly, diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris.

[1] Isaïe 45, 15.

[2] Somme théologique Ia, q. 13 art. 7, réponse.

[3] Contra Gentiles, I, 32.

[4] In Metaphysica Aristoteles, com. 7, leçon 4.

[5] Somme théologique, Ia, qu.9, art. 1 sol. 2.

[6] Idem.

[7] Somme théologique, Ia, qu. 12, art. 1 ad. 4.

[8] Approches sans entraves, « Réflexions sur le savoir théologique », 5° in Œuvres Complètes, XIII ; pages 837-845.

[9] Somme théologique, Ia, qu. 13, art. 7, solution 5.

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