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Le « rapport Dagens » : proposer ou évangéliser ?

Antoinette Guise
« Nous ne renonçons pas à être une Église pour tous. »

Publiée en 1996, fruit d’un travail d’enquête qui a duré plusieurs années et qui avait été lancé par la conférence des évêques de France en 1993 ou 1994, la lettre aux catholiques de France intitulée Proposer la foi dans la société actuelle pourrait bien constituer une étape dans l’histoire de l’Église de France [1].

Dans ce qui veut être à la fois un bilan (« comprendre ce qui s’efface et ce qui émerge du point de vue de la foi et de l’expérience chrétiennes, au sein des mutations actuelles de la société et de l’Église ») et une prospective (« nous abordons des temps nouveaux pour l’évangélisation en raison des mutations innombrables intervenues depuis une trentaine d’années dans notre paysage social, religieux, ecclésial »), Mgr Dagens, puisque c’est lui l’auteur principal du document, souligne, dans sa préface, l’importance pour l’Église de France, de deux événements : d’une part, la commémoration du baptême de Clovis, dit « baptême de la France » en 1994, étape décisive dans l’affrontement désormais pluriséculaire entre tradition catholique et tradition laïque ; d’autre part, la préparation du jubilé de l’an 2000, avec le succès des JMJ de Paris en 1997 [2]. Deux événements largement médiatisés, qui nous ont probablement permis de sentir plus vivement que nous avions notre place dans la société moderne, mais que cette place était à prendre… C’est à la lumière de ces « temps forts », pour parler le langage ecclésiastique, « de la société actuelle », que nous lirons désormais la lettre des Évêques de France, en conservant en mémoire d’où nous venons, c’est-à-dire d’une doctrine de l’enfouissement et du repli sur les œuvres sociales, et ce vers quoi nous tendons, c’est-à-dire une « nouvelle évangélisation », expression popularisée par le jubilé de l’an 2000 et le récent congrès de Vienne.

À mes yeux, ce document a une double valeur : premièrement, il marque une étape dans la manière dont l’Église de France, tout du moins ses évêques, analysent « la société actuelle », et comprennent, situent l’Église dans cette société. Deuxièmement, son titre semble aujourd’hui en retrait par rapport aux appels de Jean-Paul II à une « nouvelle évangélisation » : comment analyser ce mode mineur de la mission, caractéristique, me semble-t-il, d’un certain catholicisme français contemporain ? [3]

« Proposer la foi dans la société actuelle ». D’emblée, le projet est double : il joint à l’appel du Christ « allez, de toutes les nations faites des disciples » une forte exigence d’inculturation : « dans la société actuelle »… Ce texte programme, très éloigné dans sa forme de toute dimension normative, appelle les catholiques de France à faire des efforts et leur propose une dynamique : comprendre « notre situation de catholiques dans la société actuelle », vivre plus profondément l’expérience chrétienne, c’est-à-dire « aller au cœur du mystère de la foi », et « formuler des projets pour que l’Évangile du Christ soit effectivement vécu et proposé dans et par l’Église » [4] : ce sont les trois parties de ce document dense et, finalement, assez volumineux pour une lettre.

La démarche en elle-même mérite qu’on s’y arrête : partir d’une analyse de la société, et de la place de l’Église dans la société ; s’interroger ensuite sur ce que « nous » avons à proposer ; la question des modalités concrètes est posée en dernier lieu.

Tout au long du document se déroule la problématique qui semble être celle de nos évêques aujourd’hui : comment, d’héritiers du catholicisme que nous sommes, devenir des « proposants de la foi » ?

Cette lettre mériterait vraiment d’être lue par chacun et de faire l’objet d’une réflexion au sein des différentes communautés chrétiennes qui composent notre Église. C’est en tout cas la conclusion que j’en tire, après avoir été tentée d’interpréter son titre comme une manifestation de la frilosité de nos évêques face aux questions brûlantes qui se posent aujourd’hui.

Il n’est pas possible d’en rendre compte ici dans son intégralité, je me contenterai donc de souligner quelques points saillants.

La démarche de Proposer la foi… est très différente de celle de l’Encyclique de Paul VI Evangelii nuntiandi, publiée en 1975, encyclique théologique où sont envisagés successivement les fondements christologiques de l’acte d’évangéliser, les étapes et les méthodes du travail d’évangélisation, son contenu et les destinataires. Proposer la foi… évoque d’ailleurs ce document pontifical dans sa dernière partie. Gardons-nous cependant de les opposer : le texte des évêques revendique, pour son élaboration, une méthode dialogale, (enquêtes, groupes de réflexion, correspondance, etc.) et se présente comme un document de travail, destiné à être reçu et travaillé : un texte qui a « une valeur pédagogique et pastorale », et qui puisse « provoquer des réflexions, des échanges, des confrontations, et même des débats » [5] : les documents pontificaux et les documents épiscopaux ne se font pas concurrence, leur visée est différente... il n’en demeure pas moins intéressant de voir comment nos évêques ont l’habitude de se prononcer sur les documents pontificaux, de manière à les infléchir dans un sens qu’ils jugent (en fonction de quels critères ?) plus audible par les Français [6].

Deux « points forts » émergent de ce rapport : l’acceptation du contexte actuel de laïcité et de pluralisme pour penser l’Église dans notre société ; la nécessité de relier plus étroitement vie sacramentelle, service des hommes, et annonce de l’Évangile. Les fidèles sont invités à réfléchir dans trois directions : comprendre comment des héritiers peuvent devenir des « proposants de la foi » (c’est-à-dire comment l’héritage devient une rencontre, un approfondissement du mystère de Jésus-Christ fils de Dieu et Sauveur) ; comprendre que l’on ne peut pas séparer proposition de la foi et morale : la foi au Christ suscite une vie dans le Christ, une existence transformée ; enfin, comprendre que l’Église sert la société en étant elle-même, c’est-à-dire « communion façonnée par la parole de Dieu et les sacrements »

C’est sur cette dernière partie que je voudrais réagir, non sans en avoir cité un extrait :

Nous savons bien que pèse en permanence une hypothèque sur les relations que l’Église entretient avec la société laïque qui est la nôtre et spécialement avec l’opinion publique et les médias. L’Église que nous formons se trouve plus ou moins identifiée à une force politique et sociale, et son action est interprétée à travers des catégories politiques et sociales, soit de conservation et de progrès, soit d’avancée et de reculs. [...] Nous n’avons pas à refuser systématiquement ces interprétations. Mais nous avons le droit de protester [...] et surtout nous avons la responsabilité pour nous-mêmes, de l’intérieur de l’Église, de faire valoir notre propre compréhension de l’Église et de sa nature spécifique, qui est inséparable du « mystère de la foi ». [7]

Tout au long du document court, en effet, cette affirmation centrale selon laquelle l’Église est d’abord sacrement, avant tout « signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain », selon la définition donnée dans Lumen gentium. Dans la préface au document, Mgr Dagens avait évoqué l’utilité de l’Église pour notre société en termes de « bénédiction », reprenant les mots du cardinal Vlk : « on ne doit surtout pas oublier que la contribution la plus décisive et la plus efficace de l’Église provient du fait qu’elle vit de la force de l’Évangile qui lui est confié. C’est de cette manière qu’elle est une bénédiction pour la société. » [8]

Cette affirmation conduit les évêques à mettre au cœur du projet « proposant » de l’Église la pastorale des sacrements ; qui plus est, dans le triptyque « marturia » (annonce, témoignage) « leitourgia » (célébration) et « diaconia » (service) qui définit la mission de l’Église, l’accent est mis sur l’impérieuse nécessité de donner toute sa place au témoignage et à la liturgie ; quant au service des hommes, il est noté, et c’est justice, que « la préférence pour les pauvres n’est pas un vain mot pour l’Église de France », mais, marturia, « nous pouvons souhaiter qu’un engagement comparable se manifeste dans l’ordre de l’annonce effective de la foi. »

Deuxième point intéressant, qui vient en premier dans l’ordre d’exposition de cette lettre, mais de manière parfois peu explicite : l’Église prend acte de la perte de sa position dominante, elle prend acte de la laïcité, considérant que lorsque cette laïcité est dépouillée de la vindicte anticléricale qui l’a fait naître, elle peut être une chance pour l’Église catholique ; mais il me semble que l’emploi de l’expression « proposition de foi », ne serait-ce que parce qu’il évite les mots plus classiques de mission et d’évangélisation (pourtant présents dans le document, quoique assez discrètement), est révélateur de la difficulté à penser, dans une société pluraliste, l’envoi en mission de Jésus : « allez, de toutes les nations faites des disciples » et l’imprécation de Paul, « malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile ! ». Comment concilier l’exigence évangélique avec les sacro-saintes valeurs de notre société, le respect et la tolérance ? Comment évangéliser, si l’on ne veut pas convertir l’autre de peur de lui faire violence ? Le document, sans se l’avouer, tourne sans cesse autour de cette question, en valorisant notamment exigence de conversion personnelle, respect de l’autre, « éducation à la liberté ». Cette difficulté à envisager l’autre comme une « cible » de l’évangélisation (très nette ici puisque priorité est accordée ici aux réformes internes, c’est-à-dire conversion intérieure et réforme de l’Église) marque une évolution par rapport, notamment, aux mouvements d’action catholique qui définissaient des zones (la banlieue, la campagne) des milieux (les ouvriers, les « indépendants », les étudiants) et des générations (les enfants, les retraités…). Retrait ? Pourtant, ce texte marque à sa manière une sortie des catacombes : il ne s’agit plus seulement de « vivre » (avec l’espoir vain et quelque peu suspect, il faut le reconnaître aujourd’hui, que nos bonnes œuvres opéreront la conversion de l’autre), mais de « proposer ». Étape décisive : nous pouvons nous fonder sur cette exigence minimale, « proposer », pour « annoncer », c’est-à-dire évangéliser. À cet égard, il est intéressant de constater que la réflexion sur le « kérygme » et son inséparable corollaire, la « morale chrétienne », soit placée au centre d’une lettre de nos évêques sur la proposition de la foi.

Peut-être sommes-nous sauvés ? À l’exigence d’une Église présente dans la société comme référence (caution ?) morale, soucieuse de se prononcer sur les questions de sociétés, avec à la fois le désir de susciter l’adhésion du plus grand nombre, de conforter les catholiques, et de « faire passer » le message évangélique se substitue ici, proclamé avec force car souvent répété au fil du texte, un type de présence différent, plus mystique, et plus concret : « Nous voilà appelés à proposer l’Évangile non pas comme un contre-projet culturel ou social, mais comme une puissance de renouvellement qui appelle les hommes à une remontée aux sources de la vie. » [9] Notre Église, dans notre société, se pense comme une « présence sacramentelle »… et ne peut que s’opposer vigoureusement à la privatisation de la foi, au sens où les sacrements sont vraiment des « actes publics qui s’inscrivent dans la vie sociale et que nous avons à pratiquer et à proposer comme tels. » [10]

Antoinette Guise, née en 1975, agrégée d’histoire, ancienne élève de l’Ecole normale supérieure Lettres/Sciences-Humaines ; prépare une thèse en sciences religieuses à l’Ecole Pratique des Hautes Études (« Miracle et canonisation : la dévotion à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus entre 1898 et 1925 ») et enseigne actuellement à l’Université de Savoie (Chambéry) en qualité d’ATER.

[1] Proposer la foi dans la société actuelle : lettre aux catholiques de France, Paris, Cerf, 1997, 112 p. Ce document a aussi été édité chez Bayard et est accessible sur Internet.

[2] Les JMJ ont eu lieu après la publication de ce document, mais il est présenté explicitement en référence à l’encyclique Tertio millenio. L’analyse faite par Mgr Dagens de la venue du pape à Tours et Reims, et mise en résonance avec les JMJ de Paris, rend un son particulièrement juste : « l’Église de France a été révélée, peut-être à elle-même, et en tout cas à beaucoup d’autres, pour ce qu’elle est vraiment. » (p. 6, je souligne).

[3] N’oublions pas que la France a été, en gros de 1830 à 1927, le pays par excellence des missions ad gentes (mise en place de systèmes de collecte de fonds si performants qu’ils seront dans les années 1920 centralisés par le Vatican ; les ¾ des missionnaires catholiques sont français au XIXème siècle). Ce dynamisme avait été initié par le développement des missions de « reconquête » sous la Restauration, afin de réparer les outrages de la Révolution française.

[4] pp. 19-20.

[5] id., p. 7.

[6] Tradition aussi vieille que l’Église gallicane.

[7] p. 84.

[8] Cardinal Vlk, en conclusion d’un symposium des évêques d’Europe à Rome, cité par Mgr Dagens dans sa préface, p. 9.

[9] p. 29.

[10] p. 37. Je souligne.

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