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Le rôle de la technique

Hugolin Bergier

La pensée de Bernanos à l’égard de la technique est, telle qu’elle est exposée dans La liberté pour quoi faire ? [1], originale et provocante. Elle est provocante en ce qu’elle dresse un portrait accablant de notre « civilisation de la technique », elle est originale en ce qu’elle nous permet d’éviter trois écueils, trois puissants sophismes de notre époque :

  • Une diabolisation inconditionnelle de la technique : la technique et les machines sont mauvaises en soi. Elles profitent uniquement au confort égoïste de l’homme aux dépens de la création.
  • Une neutralité objective : la technique est neutre, amorale, ni bonne ni mauvaise. Elle peut servir pour faire le bien ou le mal. Il faut tout simplement l’accompagner d’un discernement éthique (par exemple, un conseil de bioéthique) pour ne pas mettre l’humanité en danger.
  • Un fatalisme passif : le progrès technique est inéluctable. On peut juste l’observer en le critiquant. D’ailleurs, c’est déjà une bonne chose d’avoir conscience de son danger.

À cet égard, la pensée de Bernanos rejoint celle de Heidegger [2] : « Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l’essence de la technique » (p. 44). Si Heidegger voit une porte de salut dans le danger lui-même, Bernanos semble à première vue ne voir aucune issue positive possible pour une civilisation de la technique. Pourtant, nous voulons montrer que Bernanos nous propose une porte de sortie possible même pour l’homme asservi par la civilisation des machines : remettre la technique à sa juste place, celle d’un exercice de contemplation et celle d’une branche de l’art poétique.

Pour Bernanos, une civilisation de la technique risque dangereusement l’asservissement de l’humanité. L’enjeu est donc la liberté de l’individu. Cette liberté est menacée non pas par les machines elles-mêmes, mais par ce que Bernanos appelle la « collectivité propriétaire des machines ». Bernanos répète à plusieurs reprises que ce ne sont pas les machines elles-mêmes qui menacent notre liberté : « Je n’en veux nullement revenir à la chandelle » (p. 113), « il ne s’agit pas d’anéantir les machines » (p. 114), « il ne s’agit pas de détruire les machines » (p. 127), « je ne veux pas envoyer les machines à Nuremberg » (p. 160). En effet, le risque de « l’asservissement de l’humanité » se pose comme risque d’asservissement « non pas précisément aux machines […] mais à la collectivité propriétaire des machines ». C’est la réponse au premier écueil : le danger à proprement parler ne réside pas dans les machines elles-mêmes. Pour illustrer l’absurdité de la chose, Bernanos évoque l’idée d’un robot à roulette qui mènerait les troupes à la baguette. Le lieu de l’asservissement n’est pas la machine en tant que telle, mais leur jouissance par les collectivités. « L’avènement des machines a rompu l’équilibre » qui existait entre l’individu et la collectivité. Pour Bernanos, l’exemple suréminent de cette rupture est celui de la bombe atomique. Le saut n’est pas seulement d’ordre quantitatif entre le fusil et la bombe (on tue un plus grand nombre de gens avec une bombe qu’avec un fusil) mais avant tout d’ordre qualitatif : on fait autre chose, on dispose autrement des hommes. « L’Etat disposait des fusils, mais il n’était pas libre de disposer des hommes. L’affaire se présentera autrement lorsqu’il contrôlera, par exemple, la fabrication de bombes atomiques capables d’effacer littéralement de la terre une ville rebelle » (p. 35). La possibilité d’exterminer n’est pas une simple menace parce qu’elle rendrait possible une perversion de l’État. La possibilité pervertit déjà l’État en ce qu’elle crée un déséquilibre qui transforme en profondeur le concept d’Etat sans que personne ne s’en rende compte. On a donc ici une réponse au deuxième écueil : la technique n’est pas neutre, car la capacité (par exemple, de la bombe) peut transformer déjà la nature de la collectivité (par exemple, l’État).

On pourrait cependant rétorquer que cette transformation de l’État n’est déjà plus d’actualité, car malgré la capacité d’extermination de l’État, la puissance individuelle a gagné énormément pendant les dernières décennies grâce aux nouveaux développements en électronique, en informatique et par la connexion à internet. Par le développement même de la technique, l’État aurait perdu de son emprise au profit d’une jouissance individuelle, d’une plus grande liberté d’action et d’expression. Mais, pour Bernanos, l’État comme collectivité propriétaire des machines ne fait qu’imiter une autre collectivité propriétaire des machines qui la précède : la spéculation.

La science a fourni les machines, la spéculation les a prostituées et elle en demande toujours plus à la science pour les besoins d’une entreprise qu’elle veut étendre à toute la terre. […] La spéculation universelle a vu aussitôt dans les machines l’instrument de sa puissance. (p.161)

La spéculation, qui s’est « retrouvée dans la situation d’un homme armé face à une troupe désarmée », trouve dans les machines l’instrument de sa puissance : une plus grande rentabilité, une plus grande efficacité. On peut le constater de façon particulièrement flagrante avec la connexion des outils informatisés. Bernanos nous dirait probablement que l’énergie et la liberté de chaque internaute est comme reliée par intraveineuse au vampire assoiffé de la spéculation. Le trading algorithmique à haute fréquence est également un exemple typique d’asservissement pour l’homme contemporain. Il est aujourd’hui impossible de comprendre comment sont prises les décisions spéculatives opérées par des machines qui travaillent sur des durées de l’ordre de la milliseconde.

Que ce soit l’État ou la spéculation, Bernanos veut montrer, par le concept de collectivité propriétaire des machines, le danger immense (déjà devenu réalité) que court l’humanité, celui de perdre sa liberté : « La question n’est pas d’en revenir à la chandelle, mais de défendre l’individu contre un pouvoir mille fois plus efficace et plus écrasant qu’aucun de ceux dont disposèrent jadis les tyrans les plus fameux » (p. 113). En mettant au jour l’état d’asservissement de l’humanité dans une civilisation de la technique, Bernanos veut montrer l’urgence de « relever l’homme, c’est-à-dire de lui rendre […] la foi dans la liberté de son esprit », face au pouvoir écrasant de la collectivité propriétaire des machines.

Ce que nous dit Bernanos sur la civilisation de la technique rappelle très fortement l’essai de Heidegger, « La question de la technique [3] ». L’analyse de Bernanos étant dirigée vers la question de la liberté, il va se concentrer sur la notion de « propriété » des machines pour montrer comment les différentes formes de collectivité asservissent ainsi les libertés individuelles. L’approche de Heidegger est fondamentalement philosophique, voire métaphysique, puisque c’est l’essence de la technique qu’il cherche à définir. Pour Heidegger, l’essence de la technique se montre dans ce qu’il appelle l’arraisonnement, « mode suivant lequel le réel se dévoile comme fond [4] », c’est-à-dire comme contenant une certaine quantité d’énergie potentiellement exploitable. Sur ce point, on peut déjà constater que Bernanos le rejoint complètement, quand il dit que la science « ne veut que détourner à son profit la plus grande part possible des colossales ressources d’énergie de l’univers » (p. 278). On peut aussi rapprocher le « fond » de Heidegger avec le « profit » ou la « spéculation » (comme collectivité propriétaire des machines) chez Bernanos. Dans les deux cas, l’enjeu de la technique tient à l’appropriation d’une certaine quantité de ressources (au sens le plus large) et, dans les deux cas, cela conduit l’homme à un danger immense.

Mais pour le romancier et le philosophe, le danger n’est pas le même. Pour Bernanos, nous l’avons vu, c’est avant tout la liberté qui est en jeu ; pour Heidegger, c’est la disparition de la possibilité même d’un autre mode de dévoilement du réel. Dans le dévoilement, se fonde la production, la poïesis chez les grecs. Limiter cette production au dévoilement du réel comme fond, comme sujet potentiel de la spéculation, nous « bouche toute vue sur la production du dévoilement », selon Heidegger :

Ainsi l’Arraisonnement pro-voquant ne se borne-t-il pas à occulter un mode précédent de dévoilement, le pro-duire, mais il occulte aussi le dévoilement comme tel et, avec lui, ce en quoi la non-occultation, c’est-à-dire la vérité, se produit. [5]

Ainsi, lorsque je commets un arbre comme fond, lorsque je le somme de me donner son identité matérielle – poids, position, vitesse, composition et, surtout, potentiel énergétique –, je crois lui demander ce qu’il est, ni plus ni moins. Chaque élément de réalité physique ou chimique me donne un aspect de l’arbre et me permet ainsi d’en faire le tour. Une fois découpé en petits copeaux de bois, je peux librement transformer cette réserve d’énergie selon les besoins du marché : de l’aggloméré, de l’énergie thermique, etc. Ainsi en ai-je non seulement fait le tour, mais j’ai pu opérer une substitution de la chose en une autre chose de plus grande valeur (pour moi, à un instant donné, du moins). Le dévoilement n’apparaît pas comme tel puisqu’il s’agit avant tout d’une « direction et mise en sûreté du fond ». Transformer un arbre en bois de chauffage n’est pas plus un dévoilement que de déposer une somme d’argent liquide à la banque. Pourtant il y a bien dévoilement, non pas dans la transformation de l’arbre mais dans sa mise en demeure de se montrer comme un complexe calculable et prévisible d’énergie. Or, ce mode de dévoilement tend à cacher le dévoilement en tant que tel. Bernanos évoque cet aveuglement à sa manière. Pour lui, la mécanique moderne ne peut pas être prise comme un décor extérieur à l’homme auquel le dernier doit pouvoir s’adapter. « L’escargot est dans sa coquille, mais la coquille est aussi l’escargot » (p. 239) nous dit Bernanos. La coquille, c’est la civilisation des machines mais c’est aussi le mode de dévoilement propre à cette civilisation. L’homme est dedans et ne peut pas se concevoir sans ce mode de dévoilement. Il devient indispensable et invisible.

Si l’enjeu bernanosien est celui de la liberté, l’enjeu heideggérien est celui de notre rapport à la vérité. « L’Arraisonnement nous masque l’éclat et la puissance de la vérité », nous dit Heidegger. Selon Heidegger, liberté et vérité sont en fait inséparables : « L’acte du dévoilement, c’est-à-dire de la vérité, est ce à quoi la liberté est unie par la parenté la plus proche et la plus intime. [6] » C’est notre liberté qui s’exerce dans cet acte du dévoilement. C’est donc tout-à-fait librement que l’on s’engage dans la civilisation de la technique et, avec la même totale liberté, que l’on renonce à la possibilité d’un autre mode de dévoilement et, par là-même, à une part de notre liberté. Cette liberté qui renonce à elle-même est aussi la réponse de Bernanos au troisième écueil : « La mécanisation du monde répond à un vœu de l’homme moderne, un vœu secret, inavouable, un vœu de démission, de renoncement » (p. 239). S’ils sont exprimés selon différentes approches, le danger selon Bernanos et le danger selon Heidegger peuvent être, en fin de compte, rassemblés dans la question de la liberté.

Le sombre portrait de notre civilisation selon Bernanos nous pousse naturellement vers la recherche d’une issue positive. En suivant Bernanos, peut-on, avec Heidegger, rechercher dans le danger, la croissance de « ce qui sauve » ? Heidegger va trouver sa réponse dans l’essence même de la technique comme ce « qui, préservant l’homme, le maintient dans la part qu’il prend au dévoilement [7] ». Il décrit ainsi l’ambiguïté de l’essence de la technique :

D’un côté l’Arraisonnement pro-voque à entrer dans un mouvement furieux du commettre, qui bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en péril notre rapport à la vérité.
D’un autre côté, l’Arraisonnement a lieu dans ‘ce qui accorde’ et qui détermine l’homme à persister (dans son rôle) : être celui qui est maintenu à veiller sur l’essence de la vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve. [8]

Ce « mouvement furieux du commettre » de Heidegger, c’est, chez Bernanos, la « tension sans cesse croissante d’une vie dont l’activité normale est décuplée, centuplée par l’usage des mécaniques » (p. 278) et dont l’issue sera une humanité qui finira « par être broyée » (p. 278). Mais il y a un « autre côté » chez Heidegger qui semble ne pas exister, à première vue, chez « le pessimiste » Bernanos. Quel est-il ? L’exercice libre d’un homme qui reste un veilleur de la vérité. Il y a, dans l’essence de technique moderne, une forme de contemplation libre et gratuite. Mais on ne peut la voir que si l’on prend conscience du mode de dévoilement que l’on y opère (dévoilement du réel comme fond). Or, comme nous l’avons dit plus tôt, ce mode de dévoilement est pernicieux en ce qu’il cache le fait même que l’on dévoile. La technique moderne cache le dévoilement qu’elle opère. En tant qu’elle cache, se trouve le danger, en tant qu’elle dévoile, ce qui sauve. Car la technique moderne dévoile. L’arbre possède un certain potentiel de chauffage, pas un autre. En ce sens, il met – voire soumet – l’homme dans un certain rapport avec la vérité. Mais si elle reste très limitée (et dangereuse), il s’opère ici un dévoilement, une production. Et dans ce dévoilement, s’exerce la liberté, puisque, comme nous l’avons dit plus haut « L’acte du dévoilement, c’est-à-dire de la vérité, est ce à quoi la liberté est unie par la parenté la plus proche et la plus intime ». L’essence de la technique contient donc, caché, cet acte libérateur de dévoilement. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une forme de contemplation libre et gratuite.

Est-ce là une proposition en contradiction avec l’essai de Bernanos ? Pas si l’on va rechercher, ainsi que le fait Heidegger, l’essence cachée de la technique. Bernanos nous dit : « Hélas, on peut imaginer – cela ne coûte rien – des gouvernements prospères, des princes amis des sciences (comme tant d’autres furent jadis amis des lettres et des arts), encourageant des ingénieurs à construire des mécaniques. La machinerie fût ainsi resté un moyen, non une fin ; elle n’aurait pas bouleversé la vie humaine, confisqué la presque totalité de l’énergie humaine, elle aurait facilité et même embelli la vie, sans usurper sur les autres arts, car elle aurait été elle-même un art » (p. 161). Ce mouvement d’abstraction à l’égard de la technique, extrêmement bref chez Bernanos (limité à ces quelques lignes dans l’essai), exprimé sous la forme d’une expérience de la pensée, c’est celui que Heidegger tente d’opérer tout au long de son essai. Le « hélas » de Bernanos exprime le regret d’une civilisation de la technique incapable de voir son propre mode de dévoilement : c’est le lieu du danger. Mais le rêve impossible d’une machinerie-art ou d’une technique contemplée provient du fait que dans l’essence technique s’opère un dévoilement : c’est le lieu de ce qui sauve.

Il existe, pour la technique, une deuxième voie de salut intimement liée à la première : l’art poétique. Pour Bernanos, l’homo faber reste frustré si son art reste limité à la technique :

L’homme est faber par les mains ; il rêve d’en avoir quatre, huit, seize, autant de mains qu’il en pourrait compter, il les multiplie d’ailleurs par des machines. […] Oh ! certes, on ne saurait nier qu’il existe une part de l’esprit accordé aux mains […] et les difficultés ne viennent pas de cet esprit-là. Mais il y a cette autre part toujours insatisfaite, plus ou moins franchement opposée aux mains et qui est vraiment comme un autre homme dans l’homme. (p. 231)

Paradoxalement, la clef d’un autre salut pour la civilisation de la technique est cette « autre part toujours insatisfaite », parce qu’elle est cet autre visage de la tékhnê que nous présente Heidegger :

Autrefois tékhnê désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Autrefois tékhnê désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poïesis des beaux-arts s’appelait aussi tékhnê. […] Le nom de poïesis fut finalement donné, comme son nom propre, à ce dévoilement qui pénètre et régit tout l’art du beau : la poésie, la chose poétique [9].

La technique, loin d’être étrangère ou opposée à la poésie, se trouve intimement liée à celle-ci dans son essence même. Dans sa signification originelle, elle rassemble la pro-duction dans un sens beaucoup plus large que le laisse entendre l’acception contemporaine du terme. La technique – dans le sens qu’on lui prête aujourd’hui – fait partie de la tékhnê si on la laisse être « ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. » Et elle est indissociable de cette autre partie, cette « autre part toujours insatisfaite » qui le met dans « l’angoisse » et le fait « lever les mains en l’air » (Bernanos, p. 231), celle qui est appelée à un dévoilement du Vrai dans le Beau : l’art poétique.

La civilisation de la technique peut être sauvée si elle reconnaît le danger qui la guette, celui d’un mode exclusif de dévoilement, et si elle redécouvre que la technique prend part à un exercice de bien plus grande ampleur, celui de l’art poétique. Autrement dit, c’est dans la (re)découverte de ce qu’il y a de beau et de vrai dans l’essence de la technique que se joue son avenir vers un bien ou un mal (de grande ampleur) pour une civilisation qui l’a expressément adoptée en vue de faire le bien. La technique peut être sauvée, si elle est considérée comme un appel à la contemplation et comme une branche de l’art poétique. Bernanos ne l’évoque pas ainsi, puisqu’il veut nous conduire au plus vite vers les plus grands poètes contemplateurs : nos amis les saints.

Terminons par trois exemples de situations où la technique sort d’elle-même pour se montrer comme œuvre d’art ou comme dévoilement du réel :

Le premier exemple est celui de la construction de machines et de techniques permettant de nous faire accéder à l’immensément grand et à l’immensément loin, comme ces nouveaux télescopes, toujours plus performants, qui sont sans cesse envoyés en orbite autour de la Terre. On peut certes invoquer dans ces dessins la gloire des nations ou l’orgueil de l’homme, mais cette partie de la nature qui est dévoilée comme fond ne pourra, pour une immense part, jamais être utilisée comme fond. Les étoiles qui dégagent d’incroyables quantités d’énergies à des milliers d’années-lumière pourront bien être étudiées sous tous les angles, cette énergie nous est inaccessible. Il y a donc nécessairement une forme de contemplation gratuite, et donc libre, dans le travail de l’astrophysicien, qui se transmet dans la fabrication des moyens techniques d’observation de l’univers.

Dans le second cas, la nature, mise en demeure « de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de force [10] » refuse d’obtempérer ; elle renvoie une réponse incomplète. Considérons une machine expérimentale mise en œuvre pour nous dévoiler la réalité d’une particule subatomique comme fond. Une telle machine, nous dit Bohr, ne peut pas nous donner toutes les informations attendues au sujet d’une particule dans la mesure où l’une interagit avec l’autre. En physique quantique, on ne peut fondamentalement pas séparer l’appareil expérimental (la machine) de la particule (la nature). Alors que la mécanique classique nous porte à considérer l’appareil comme un médium secondaire pour connaître la particule, la mécanique quantique nous force à reconsidérer l’observateur et l’appareil comme étant en lien et en rapport avec l’objet observé. Parce que la nature refuse de nous donner la réponse à la question posée – pourtant simple, par exemple, ‘quelle est ta vitesse et ton énergie ?’ – on pourrait dire qu’elle n’est plus « arraisonnable » au sens de Heidegger. Dès lors, notre tentative de dévoilement (selon le mode de la technique) échoue et c’est à ce moment, et seulement à ce moment, que le physicien réalise qu’il se trouve dans un mode de dévoilement. On peut tenter l’analogie suivante. Une pièce d’un euro est utilisée au quotidien sans que son propriétaire ne se pose aucune question sur ce qu’est cette pièce, ce qui lui donne sa valeur, etc. Mais si un commerçant venait un jour à la refuser, alors apparaîtrait clairement aux yeux du propriétaire ce qui était déjà là mais caché auparavant : cette pièce vaut un euro, elle est échangeable dans n’importe quel pays de l’U.E., c’est une pièce éditée par la BCE, etc.

Le troisième exemple est celui d’un ingénieur, concepteur de circuits électroniques pour ordinateurs, qui choisit de dessiner son circuit selon une façon « élégante » alors même que cette partie restera cachée pour toujours à l’intérieur de l’appareil, pour l’utilisateur comme pour les techniciens qui travailleront dessus. Aucun avantage n’en est retiré en termes de qualité de fonctionnement, de facilité d’assemblage, etc. On peut imaginer, dans le même ordre d’idée, un mathématicien qui a découvert la preuve d’un nouveau théorème, mais qui décide de travailler sur une preuve plus simple, plus élégante parce qu’il a l’intuition qu’une telle preuve existe. Cet ingénieur, ce technicien, sont de petits « princes amis des sciences » qui font de la technique et de la mécanique un art.

Hugolin Bergier, né en 1983, marié et père de famille, vient de terminer une thèse en philosophie de la logique mathématique, et est actuellement maître de conférences en mathématiques à l’Université catholique de l’Ouest. Avec Lauren Butler Bergier, ils ont lancé les séminaires d’été Communio en 2013.

[1] G. Bernanos, La Liberté, pour quoi faire ? Gallimard, Paris, 1953. Les numéros de pages sont ceux de cet ouvrage.

[2] M. Heidegger, « La question de la technique », Oldenbourg, O. (éd.), Annuaire de l’Académie, Munich, 1954 ; traduction de l’allemand par Préau, A., Essai et Conférences, éd. Gallimard, 2011.

[3] M. Heidegger, op. cit.

[4] M. Heidegger, op. cit. p. 32.

[5] M. Heidegger, op. cit. p. 37.

[6] M. Heidegger, op. cit., p. 34.

[7] Ibid., p. 44

[8] Ibid., p. 45.

[9] Ibid., p. 46.

[10] Ibid., p. 29.

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