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Les Pères de l’Église : questions sur l’embryon

Marie-Hélène Congourdeau

Je voudrais dire, avant de commencer, que la plupart des textes que je vais citer sont accessibles dans le volume intitulé L’enfant à naître [1], qui donne la traduction d’un certain nombre de textes de Pères de l’Église, latins et grecs, sur l’embryon.

Depuis plus de vingt-cinq ans, l’embryon est au cœur de l’actualité et des débats contemporains. En effet, depuis des siècles, le droit à la vie, avant comme après la naissance, semblait un fait acquis, quoi qu’il en soit par ailleurs des réalités concrètes : il n’y a qu’à penser à ce propos au serment d’Hippocrate prêté par tous les médecins, qui s’engageaient par là à ne pas provoquer d’avortement [2].

La légalisation de l’avortement a remis en cause ce droit à la vie avant la naissance, semblant induire un statut différent entre plusieurs formes d’humanité, dont la charnière se situerait à la naissance : le droit n’est pas le même avant et après la naissance. Une deuxième charnière a été introduite, avec le délai à partir duquel on ne peut plus pratiquer d’avortement, ce qui fait que l’embryon semble avoir un statut différent avant et après cette date. D’autre part, la production d’embryons in vitro donne la possibilité d’agir sur les embryons dès la fécondation. Voici donc une troisième charnière : celle à partir de laquelle on ne peut plus expérimenter sur un embryon.

Qu’est ce qui différencie un embryon d’un ensemble de cellules ? Doit-on considérer l’œuf humain comme un animal (l’expérimentation sur l’animal ne pose pas les mêmes problèmes éthiques), voire comme une plante ? Derrière toutes ces questions sur l’embryon se profilent d’autres questions : qu’est-ce qu’un être humain ? A partir de quel moment doit-il être considéré comme tel ? Y a-t-il des critères observables d’un changement de statut entre la conception et la naissance ? Voilà des questions qui sont très actuelles.

Pourtant, si l’on regarde ce qui se disait sur la question à l’aube du christianisme, on s’aperçoit que l’on se posait exactement les mêmes questions. Or, à cette époque, ces questions, les hommes y réfléchissaient depuis au moins six cents ans, ce qui nous donne deux mille six cents ans au moins de réflexion sur l’embryon. Il vaut donc la peine de voir comment les premiers chrétiens ont posé ces questions, séculaires déjà à leur époque, de se demander dans quelle mesure le christianisme a donné des réponses spécifiques, et si ces réponses peuvent nous aider, à notre tour, dans le débat présent.

Je présenterai donc la question telle qu’elle se posait à l’aube du christianisme (une sorte d’état des lieux sur ce que les premiers chrétiens avaient à leur disposition). Nous chercherons ensuite à comprendre comment émerge peu à peu une réflexion chrétienne spécifique, avant de voir comment l’Orient et l’Occident chrétiens ont évolué de façon différente sur cette question.

I - Comment se pose la question de l’embryon à l’aube du christianisme ?

Le christianisme est né en milieu juif et a grandi en milieu hellénistique. Or, l’un des thèmes sur lesquels s’opposent Athènes et Jérusalem, c’est bien la nature de l’homme, puisqu’on dit que les Grecs sont dualistes, c’est-à-dire que l’âme et le corps sont pour eux deux entités différentes qui se trouvent jointes par accident, alors que les Juifs sont dits monistes, c’est-à-dire que l’homme est pour eux un tout. Donc, un point focal de l’opposition entre ces deux cultures doit être le statut de l’embryon, et plus particulièrement son animation, puisque c’est elle qui constitue la jonction entre l’âme et le corps. J’explorerai donc deux champs : tout d’abord les philosophes grecs, puis la tradition biblique, puisque ce sont les deux sources auxquelles ont puisé les chrétiens.

A) L’embryon et les philosophes grecs

Les théories de l’âme

La philosophie hellénistique pense l’anthropologie en termes d’âme et de corps. Mais pour ce qui est des théories de l’âme, il convient tout de même de nuancer le dualisme grec, parce que s’il y a effectivement une école dualiste, elle n’est pas seule.

Cette école dualiste enseigne que l’homme est une âme immortelle qui réside provisoirement dans un corps, à la suite d’un accident présenté comme une chute. Cette théorie a été élaborée par ce que l’on appelle le courant orphique et pythagoricien, théorisée ensuite par Platon [3], et développée par les néo-platoniciens [4], et c’est le courant majoritaire à l’époque hellénistique. Il y a pourtant des îlots de résistance résiduelle à ce grand courant qui conçoit l’homme comme une âme tombée dans un corps. Je ne ferai qu’en énumérer quelques-uns : les atomistes (Démocrite, Épicure), les anciens stoïciens (Zénon, Chrysippe), et puis aussi Aristote, qui au terme d’une longue évolution (car il a abordé la philosophie comme un élève de Platon), donne plusieurs définitions de l’âme. J’ai retenu pour notre propos celle dans laquelle il définit l’âme comme « l’entéléchie première d’un corps naturel organisé » [5]. C’est-à-dire que l’âme et le corps ne peuvent donc pas être conçus séparément l’un de l’autre. Aristote parle de « non-séparabilité ».

Le trait commun à toutes ces écoles, aussi bien dualistes que monistes, c’est qu’en fait, quand on dit âme, on a en tête plusieurs choses différentes. Il y a ce que l’on appelle l’âme végétative, qui est commune à tous les vivants, y compris les plantes et les végétaux. Il y a ensuite l’âme animale, qui est commune aux hommes et aux animaux. Et il y a ce que l’on appelle l’âme rationnelle ou raisonnable, qui est spécifique des êtres humains [6].


Quelles conséquences pour l’embryon ?

Quelles sont les conséquences de ces théories pour l’embryon ? Nous en trouvons plusieurs.

* Quelle sorte d’âme peut-on lui reconnaître ?

Tout d’abord, quelle sorte d’âme va-t-on reconnaître à l’embryon ? Tous les philosophes lui reconnaissent l’âme végétative, car sans cette âme végétative, il ne pourrait pas se développer : il faut donc bien qu’il y ait quelque chose au début, qui explique qu’il va se développer.

La question de savoir s’il a l’âme animale, qui lui ferait reconnaître le statut d’être vivant (zôon en grec), est une question disputée. Le chrétien Clément d’Alexandrie, au IIIème siècle, dans l’un de ses Stromates, qui sont des recueils de réflexions, donne un exemple d’argumentation d’école : quand on veut apprendre à raisonner, on peut s’exercer sur une question telle que, par exemple : ‘démontrer que l’embryon est un être vivant’ [7]. C’est un sujet bateau, une question d’école : il faut d’abord définir ce qu’est un être vivant, puis voir si cette définition correspond à ce que l’on sait de l’embryon.

Quant à l’âme rationnelle, il y a débat, comme nous allons le voir en examinant le moment où survient l’âme.

* D’où vient-elle ?

Deuxième question : d’où vient l’âme ? Pour les platoniciens, l’âme est éternelle, elle vit dans le monde des Idées, et à la suite d’une faute, elle perd ses ailes, comme dit Platon dans le Phèdre, et tombe dans un corps. C’est un mythe fondateur qui va imprégner toute la nébuleuse platonicienne et gnostique, avec en corollaire tout le cycle des réincarnations, parce que l’âme voudrait bien remonter dans son ciel, mais pour cela il faut qu’elle fasse des efforts, ce n’est pas facile, une vie ne lui suffit pas toujours, et il faut qu’elle se réincarne dans un autre corps, pour petit à petit, peut-être à la fin retrouver son origine incorporelle.

On trouve une réponse tout à fait différente chez Aristote car, si l’âme est la forme d’un corps organisé, elle vient de l’organisation du corps, mais — et c’est ce qui fait toute la complexité d’Aristote — il y a quand même un élément qui ne vient pas du corps, qui vient d’ailleurs, qui vient de l’extérieur (qui entre « par la porte », littéralement, en grec : thurathen), c’est l’intellect, noûs en grec, et c’est une notion très difficile à saisir. Les philosophes, encore à l’heure actuelle, se divisent pour savoir ce que veut dire ce « noûs qui vient de l’extérieur ». On voit donc bien qu’Aristote, tout en liant l’âme au corps, reconnaît la présence dans cette âme d’un élément qui ne vient pas du corps.

* Quand vient-elle ?

Autre question : quand vient cette âme ? Les philosophes se divisent encore sur ce point. Première réponse : elle vient au moment de la conception. C’est l’opinion d’Héraclite, le philosophe qui pense que tout coule et que nous sommes un fleuve qui se renouvelle sans cesse. Il croit que l’âme est éternelle, il soutient la préexistence des âmes par rapport au corps. Mais il pense aussi que les âmes aiment l’humide. Or, la semence humaine est humide. Si bien que, dès qu’une semence est émise par la matrice, une âme se précipite dessus [8].

Parmi les gens qui font advenir l’âme dès la conception, on trouve aussi les atomistes, Démocrite et Épicure, qui soutiennent que l’âme commence à exister avec le corps et meurt avec lui. On a surtout retenu, grâce au poète latin Lucrèce, dans son poème Sur la nature des choses, que l’âme meurt avec le corps, car le but de Lucrèce était d’expliquer qu’il n’y a pas besoin d’avoir peur de mourir puisque, à la mort, il n’y a plus rien et que donc on ne risque rien [9]. Le corollaire, c’est que l’âme qui meurt avec le corps est née avec le corps, et donc en même temps que le corps : à la conception. On trouve également, pour défendre cette opinion, quelques platoniciens minoritaires qui, à la faveur de passages ambigus de Platon (le démiurge « sème des êtres vivants minuscules dans les semences » [10]), affirment que dès la semence, et donc dès la conception, il y a une âme.

Mais la théorie la plus répandue parmi les philosophes grecs, c’est que l’âme vient à la naissance. Pour certains Présocratiques d’Ionie, comme Anaximène et Anaximandre, qui sont parmi les plus anciens philosophes connus, l’âme est de l’air. Elle vient avec la première inspiration : le corps aspire de l’air, et aspire ainsi une âme qui est faite d’air. La plupart des platoniciens et des néoplatoniciens estiment que l’âme vient à la naissance. Une théorie rapportée par le philosophe néoplatonicien Porphyre affirme que l’air est plein d’âmes, ce qui rappelle les Présocratiques, et que lorsqu’un enfant naît, il respire, et par là il happe une de ces âmes, comme un poisson. Ce n’est pas tout à fait la même chose que dans le cas précédent, où l’âme commence à exister à l’inspiration, alors qu’ici les âmes existent déjà, se promènent. L’enfant attrape une âme [11].

Il existe une dernière solution, entre la conception et la naissance, c’est la théorie de l’animation progressive ou successive. Par exemple, pour les Stoïciens, l’embryon possède dès sa conception un souffle vital (pneuma), qui lui vient de la semence paternelle, et qui contient une partie de l’âme du père, laquelle dans l’embryon correspond en gros à l’âme végétative. C’est ce pneuma qui va faire se développer l’embryon et, à la naissance, ce souffle vital va se refroidir, parce que l’air ambiant est moins chaud que la matrice : l’enfant qui sort ressent le froid, et le pneuma qui était chaud est refroidi. Et comme en grec, le mot froid, c’est psychros, le pneuma se transforme en psyché, c’est-à-dire en âme. Donc l’âme proprement dite est issue du refroidissement de quelque chose qui était déjà là et qui est le pneuma [12].

Enfin, pour Aristote, la semence paternelle contient un principe informatif ou informateur, qui va agir en informant une matière. Pour Aristote, tout est constitué d’une forme et d’une matière. En l’occurrence, la matière est fournie par la femme, c’est le sang menstruel, et la semence agit comme un principe qui va informer cette matière. C’est long et difficile, parce que la matière résiste. Et au bout de quarante jours, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire quand il va s’agir d’un garçon [13], l’embryon est formé, il a des organes, il est organisé, et un corps organisé a forcément une âme qui est sa forme. Et puisque c’est une forme humaine, on peut penser, mais Aristote n’est pas très clair là-dessus, que cette âme est une âme humaine ; peut-être, selon certaines hypothèses, est-ce à ce moment-là que le noûs vient de l’extérieur.

Donc, pour les philosophes grecs qui pensent que l’âme vient de l’extérieur, le moment de cette entrée ne peut se produire qu’à deux moments : soit au moment de la conception, où elle entre avec la semence paternelle, soit au moment de la naissance, où elle entre avec la respiration. En revanche, ceux qui pensent que l’âme vient de l’intérieur du corps n’ont aucun mal à la voir se développer progressivement à partir de la semence, et la naissance n’est que l’étape ultime de ce développement. Donc, l’âme est là, mais elle n’est complète qu’à l’a naissance. Voilà où en était la philosophie à l’aube du christianisme.

B) L’embryon et la tradition biblique

Le Premier Testament

Les chrétiens ont une autre source pour leur réflexion : la Bible. Que dit-elle de l’embryon ? Pas grand’ chose, et c’est bien là le problème. Il n’y a dans le Premier Testament aucune théorie sur le statut de l’embryon. En revanche, on y trouve des intuitions, par exemple que l’être humain est créé par Dieu à son image (Gn 1, 26-27), et puis aussi qu’il est formé de deux éléments (second récit de la création de l’homme en Gn 2, 6-7) : vous avez deux éléments, un élément corporel qui est modelé de la glaise du sol par la main de Dieu, et puis un élément spirituel qui vient du souffle de Dieu. Dieu insuffle à ce corps son haleine, mais c’est le mélange des deux qui fait de l’être humain un être vivant, une âme vivante selon le langage de la Bible. Autre intuition : l’embryon est un vivant, au moins devant Dieu, comme le montrent les récits de vocation d’un prophète dès le sein de sa mère : « tu m’as choisi dès le sein de ma mère, tu m’as tissé au ventre de ma mère » [14], et il est bien évident que pour le Premier Testament, l’embryon est déjà quelqu’un, quelqu’un à qui Dieu s’adresse, et donc non seulement il est déjà un être vivant, mais aussi un être humain.

On a quand même quelques interférences des controverses avec les philosophes. Prenons par exemple un texte qui se trouve dans le livre de l’Exode (Ex 21, 22). Il s’agit du cas d’une femme qui est bousculée au cours d’une rixe entre deux hommes ; cette femme est enceinte et elle avorte. Le texte hébreu dit que si l’enfant sort et qu’il n’y a pas de catastrophe, « alors tu paieras une amende ». Mais « s’il y a une catastrophe, alors tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent » : c’est là qu’est exposée la loi du Talion. Il y a de fortes chances pour que le mot hébreu traduit par « catastrophe » désigne la mort de la femme dans cet avortement. Mais lorsque les Juifs d’Alexandrie, au IIIème siècle avant Jésus-Christ, ont traduit la Bible en grec, ils ont introduit une variante : la femme est bousculée, elle perd son enfant, et « si l’enfant n’était pas formé, tu paieras une amende, mais si l’enfant était formé, alors tu donneras vie pour vie … » [15]. Donc, la catastrophe en question concerne non plus le sort de la femme mais le statut de l’embryon. Si l’embryon était formé, il y a catastrophe, s’il ne l’était pas il n’y a pas catastrophe.

Quelle est l’origine de cette variante ? C’est très difficile à savoir, c’est une question sur laquelle on réfléchit encore. Une hypothèse est qu’il y aurait une influence de la pensée d’Aristote, puisqu’on évoque la forme du corps, et que lorsque le corps est formé il y a âme. Mais cela pose un problème annexe qui vient de ce qu’on ne sait pas quels écrits d’Aristote étaient connus à Alexandrie au IIIème siècle avant Jésus-Christ, puisque les écrits d’Aristote ont été perdus, qu’on les a retrouvés bien après le IIIème siècle, mais que certains ont pu être connus par des copies, etc. Donc on ne sait pas bien s’il a pu y avoir possibilité matérielle pour une influence d’Aristote.

Une autre hypothèse suppose une possible influence du droit babylonien, qui introduit une différence de sanction selon le stade de formation de l’embryon. Mais dans quelle mesure le droit babylonien a-t-il pu influencer les Juifs d’Alexandrie au IIIème siècle, et pourquoi n’aurait-il pas influencé les rédacteurs hébraïques de l’Exode ? Là aussi, la question est en cours d’étude, et aucune hypothèse n’est encore pleinement convaincante.


Le Nouveau Testament

Si l’on passe au Nouveau Testament, on constate qu’il reprend des intuitions du Premier. Pensons à la scène de la Visitation : cette rencontre de deux femmes enceintes, donc de deux embryons, dont l’un tressaille de joie à l’approche de l’autre (Lc 1, 39). Ce sont là vraiment des êtres vivants, des êtres humains. D’autres éléments du Nouveau Testament vont donner lieu à des controverses, en particulier autour du personnage de Jean-Baptiste : dans le Prologue de Jean, il est écrit qu’il « vint un homme envoyé par Dieu » (Jn 1, 6). « Il vint » : s’il est venu, c’est qu’il existait déjà avant ; « envoyé par Dieu » : s’il est envoyé c’est qu’il existait. On devine toutes les réflexions qui ont pu surgir dans un contexte où la plupart des Grecs pensaient que les âmes existaient avant les corps.

Et puis, toujours à propos de Jean-Baptiste, Jésus dit de lui qu’ « il est cet Elie qui devait venir » (Mt 11, 14). Alors là, autre controverse, autre discussion de la part de partisans de la préexistence qui disent que Jean-Baptiste est Elie réincarné, et que Jésus le dit lui-même. Ce sont des lectures que l’on trouve dans des textes gnostiques retrouvés à Nag Hammadi, du IId siècle essentiellement, et on en a aussi des échos dans les œuvres d’Origène, qui combat et réfute ces interprétations [16]. Tout cela montre comment les textes sacrés pouvaient être sollicités en faveur de telle ou telle thèse.


Lectures juives de l’Écriture

Certains courants du judaïsme du Ier siècle voient dans le double récit de la création (en Gn 1 et Gn 2) le signe d’une double création : celle des âmes puis, à la suite d’une chute, celle des corps. Ils rejoignent ainsi, en l’adaptant au thème de la création par Dieu, le schéma de l’âme qui tombe dans un corps. Philon, philosophe juif de cette époque, adopte ce schéma sans sourciller [17].

Des légendes assez tardives (après le IIIème siècle de notre ère) exposent que Dieu a créé toutes les âmes à l’origine et qu’il les infuse dans des corps au fur et à mesure de leur création ; mais l’unité du composé humain est sauvegardée, car telle âme est créée en fonction de tel corps à venir : il n’est pas question d’une chute [18].

Le corpus rabbinique et midrashique renferme de nombreuses discussions sur l’embryon, en particulier à cause des règles de pureté à observer en cas de fausse couche : il fallait absolument déterminer le statut de ce qui avait été expulsé. De ces discussions, se dégage un consensus pour placer l’infusion de l’âme dans l’embryon au moment de la formation. Là encore, se pose la question des relations des Sages juifs avec Aristote ou avec les traducteurs de la Septante [19].

II - L’émergence d’une réflexion chrétienne

Il est temps d’aborder maintenant la réflexion du christianisme sur ces questions, en faisant d’abord quelques remarques préliminaires.

Premièrement, la question de l’embryon n’interfère jamais avec celle de l’avortement. Le refus de l’avortement dans les textes chrétiens est absolu, quelle que soit la théorie que l’on adopte sur le statut de l’embryon, et c’est même un des traits qui spécifie la morale chrétienne par rapport aux autres morales de cette époque.

Deuxièmement, les chrétiens ne posent pas la question de l’embryon pour le plaisir, ils y viennent à partir d’autres questions, par exemple la Résurrection, qui les amène à s’opposer à la réincarnation, ou alors le statut du corps dans le dessein de Dieu, l’Incarnation, la christologie (y a-t-il un délai entre la conception de Jésus et l’Incarnation du Verbe ?), ou encore la Rédemption (comment se transmet le péché originel ?). Donc, la question n’est jamais envisagée pour elle-même, mais, à partir d’autres questions, on en arrive à se demander quel est le statut de l’embryon. Mais cette question du statut de l’embryon devient un problème très pointu, puisqu’on a plusieurs témoignages d’Origène, de Grégoire de Nysse ou d’Augustin, qui se plaignent de la difficulté de se faire une opinion juste [20] : c’est à leur avis une des questions les plus difficiles, si bien qu’ils vont tâtonner, et comme ils ne trouvent pas beaucoup de réponses dans la Bible, ils vont utiliser les outils intellectuels de leur époque.

Il faut avoir à l’esprit que la période hellénistique révèle, en quelque sorte à échelle réduite, une certaine forme de mondialisation de la culture, et l’on peut voir, ce qui est très encourageant d’ailleurs, une grande ressemblance entre notre époque et l’époque où le christianisme a commencé à se répandre. Dans ce contexte, les chrétiens vont affronter plusieurs défis correspondant aux diverses philosophies, religions, théories et gnoses de leur époque.

A) Le défi platonicien

La mouvance gnostique

Tout d’abord, ils vont affronter le défi du platonisme. On a déjà parlé des gnostiques. La mouvance gnostique, qui est une nébuleuse avec toutes sortes d’étoiles plus différentes les unes que les autres, s’inscrit totalement dans le courant néoplatonicien de la chute des âmes. On trouve dans des écrits apocryphes, comme les Actes de Thomas, l’Évangile de Thomas, la Pistis Sophia, et aussi dans divers courants gnostiques, connus soit par les hérésiologues comme Irénée, Tertullien, Hippolyte, soit dans les textes retrouvés à Nag Hammadi — on trouve donc dans tous ces courants une intégration de la venue du Christ dans le scénario de la chute des âmes. Le schéma essentiel de la mouvance gnostique, c’est le schéma descente-remontée. Les âmes sont tombées, descendues du ciel à la suite d’une faute, elles migrent de corps en corps et n’aspirent qu’à une chose : la remontée. De même, le Christ est descendu du Ciel pour chercher ces âmes, les sauver, les faire remonter, et leur faire retrouver leur statut initial incorporel. Ni la véritable Incarnation – car dans le schéma gnostique, le Christ descend, mais il fait semblant d’être un homme—, ni la Résurrection (puisque le corps est une enveloppe à abandonner) n’ont quelque chose à voir avec cette perspective. La mouvance gnostique s’intègre parfaitement dans la mouvance platonicienne.


Le cas Origène

Origène est un penseur chrétien du IIIème siècle, qui vit à Alexandrie, où le schéma platonicien est très répandu et où se trouvent beaucoup de gnostiques : il devait donc forcément rencontrer le problème. Mais Origène est avant tout un bibliste. Chez lui, la philosophie, même celle de Platon qu’il admire, n’aura jamais raison contre la Bible. Il est important d’insister sur ce point, parce qu’Origène a été condamné par un concile comme platonicien [21], alors qu’en fait il n’est pas platonicien mais bibliste. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas Platon mais une certaine lecture de la Bible. Et ce qui l’intéresse aussi, c’est de réfuter les gnostiques.

Il les affronte sur le problème du mal et de la liberté humaine. En effet, pour certains gnostiques, l’existence du mal, qui est le grand problème de l’époque, comme de toutes les époques [22], s’explique par le fait que Dieu a créé certains hommes bons, et qu’il a créé d’autres hommes mauvais, et bien évidemment ceux qui sont bons par nature pourront remonter, et pas les méchants [23]. Origène ne peut supporter cette espèce de prédestination naturaliste, qui veut que les hommes soient par nature destinés à être sauvés ou à être damnés ; au nom de la justice de Dieu, il ne peut accepter cela. Alors, pour lui, la différence de destinée entre les hommes (pourquoi certains sont-ils bons et d’autres méchants, certains heureux et d’autres malheureux ?), cette différence de destinée pourrait peut-être s’expliquer par la responsabilité des hommes ; peut-être doit-on supposer qu’ils ont commis une faute avant leur naissance, qui expliquerait leur sort actuel ; mais alors, ils existaient avant leur naissance, donc leur âme existait avant leur corps : si bien qu’Origène en vient à adopter, mais par matière d’hypothèse, la préexistence des âmes et leur chute dans des corps à la suite d’une faute [24]. En revanche, il refuse la réincarnation, parce qu’il croit à la Résurrection et donc il ne peut y avoir réincarnation : les corps ne sont pas interchangeables [25]. Et surtout, pour lui, le corps n’est ni une punition ni un vêtement, c’est un instrument de rédemption, une miséricorde de Dieu : Dieu a créé les corps par miséricorde, pour sauver les âmes.

La préexistence des âmes est chez lui une hypothèse, et il n’a jamais prétendu en faire un dogme. Mais ce qu’il présente à titre d’hypothèse dans son Traité des principes, sera durci en doctrine, en dogme par certains de ses élèves, ceux que l’on appelle les origénistes, et c’est cette doctrine qui sera attribuée à Origène et condamnée par le cinquième concile œcuménique en 553.

On voit donc qu’Origène rejoint les schémas platoniciens, mais c’est pour répondre à des problèmes théologiques et non pas philosophiques, et il y arrive à partir d’arguments bibliques. Par exemple, après la chute d’Adam, après la faute, Dieu confectionne pour l’homme et la femme des tuniques de peau. Pour Origène, ces tuniques de peau sont les corps matériels, donc les corps ont été créés après une chute des âmes, pour réparer une faute [26]. Origène ne prend donc pas ses exemples dans Platon mais dans la Bible [27].

B) Le défi stoïcien

Autre défi : le défi stoïcien. Ici, nous passons en Occident et nous trouvons un auteur latin à peu près contemporain d’Origène, Tertullien, auteur d’un traité sur l’âme (De anima). Pour les stoïciens, nous l’avons vu, l’embryon possède dès la semence une âme végétative, un souffle vital, qui se transforme en âme humaine à la naissance. Pour Tertullien, il n’existe pas plusieurs âmes – végétative, animale, humaine – mais une seule âme : donc l’âme que l’embryon possède dès la conception, et même dès la semence, est forcément une âme humaine.

Philosophiquement, il suit les stoïciens : l’âme ne vient pas du dehors, elle est transmise par le père par le moyen de la semence. Cette théorie a reçu le nom de traducianisme (du latin traducere, transmettre). Mais lui aussi s’appuie essentiellement non sur la philosophie mais sur la Bible. C’est-à-dire que la version tertullianiste de ce traducianisme stoïcien consiste à dire que Dieu a créé en Adam toutes les âmes, ou plutôt qu’il a créé l’âme d’Adam et que c’est de l’âme d’Adam que les âmes se transmettent : donc en réalité, ce n’est pas le père qui crée l’âme de son enfant, il ne fait que transmettre ce qu’il a lui-même reçu et qui remonte jusqu’à Adam. C’est donc un schéma biblique. Pour Tertullien comme pour Origène, la philosophie est un instrument qui fournit des concepts, des schémas, mais ce qui est déterminant pour lui, c’est la Bible [28].

C) Le défi aristotélicien

Enfin, il y a le défi aristotélicien. La position d’Aristote, c’est qu’il y a une âme lorsqu’il y a un corps organisé, donc l’animation se situerait vers le quarantième jour, au moment où le corps est complètement organisé [29]. Cette position va se trouver paradoxalement renforcée par un argument qui n’a rien à voir avec elle, mais qui va lui donner une légitimité en christianisme ; là encore, cet argument vient d’une lecture de la Bible et non pas de la philosophie. Il s’agit de l’interprétation de deux passages de la Bible par des exégètes de la région d’Antioche.

Le premier de ces passages est le récit de la création de l’homme dans le deuxième chapitre de la Genèse. Dieu commence par modeler le corps et ensuite il lui insuffle une âme (Gn 2, 7). Ces exégètes en concluent que l’âme est créée quand le corps a déjà forme humaine (puisqu’il a été modelé). Ce qui donne une légitimité théologique à la théorie d’Aristote.

Le deuxième passage est le texte de l’Exode qui, dans la traduction des Septante, introduit une différence de sanction entre l’avortement d’un embryon formé et celui d’un embryon non formé (Ex 21, 22). Diodore de Tarse, un des maîtres de saint Jean Chrysostome, est un des premiers à faire le rapprochement entre ce texte et le statut de l’embryon. Il est un des premiers à dire que si, dans le cas où l’embryon est formé, le responsable de l’avortement est puni de mort (« tu donneras vie pour vie »), cela signifie qu’à partir de ce moment là, il y a homicide, et donc à partir de ce moment là, il y a vie. Et donc, poursuit-il, c’est à partir de ce moment-là que l’embryon reçoit une âme, à savoir quand il est formé. Jean Chrysostome et Théodoret de Cyr, des exégètes de la même école théologique d’Antioche, reprendront cette interprétation [30].

III - L’évolution de la réflexion en Orient et en Occident

A partir de ces premières théories, qui christianisent certaines réflexions sur l’embryon, l’Occident et l’Orient vont évoluer de façon différente, mais non pas divergente. En effet, le contexte intellectuel des deux parties de l’Empire, Orient et Occident, est différent. Et donc les défis que doivent affronter les chrétiens sont différents.

A) Approche occidentale : l’origine de l’âme

En Occident, le problème central est l’origine de l’âme. En effet, contre les gnoses platonisantes de la chute des âmes, nous avons vu que Tertullien répond par la théorie traducianiste, proche des stoïciens : l’âme est transmise par la semence du père. Cette théorie va connaître un très grand succès, et nous savons par le témoignage de Jérôme et d’Augustin qu’à la fin IVème siècle, la majorité des Latins, des chrétiens d’Occident, est traducianiste [31].


Jérôme

Jérôme est opposé au traducianisme, parce que cette théorie fait dériver un principe spirituel, qui est l’âme, d’un principe corporel, qui est la semence ; d’autre part, si tout s’accomplit mécaniquement, l’action de Dieu se trouve en quelque sorte court-circuitée. A ce traducianisme, Jérôme oppose le créatianisme [32] : Dieu est à l’origine de chaque âme individuelle.


Augustin

Le problème est qu’à cette époque, l’Occident est affronté à la crise pélagienne. Pélage pense que l’homme peut se sauver seul par ses propres mérites, et il nie la transmission du péché originel. Les pélagiens, en particulier Julien d’Éclane, contre lequel Augustin a écrit plusieurs traités, utilisent le créatianisme comme argument pour leur cause : si Dieu crée directement chaque âme, cette âme est innocente, puisqu’elle vient d’être créée. Ce qui ne fait pas l’affaire d’Augustin, car, dit-il, si le péché originel ne se transmet pas, alors le baptême est inutile, et la croix du Christ est inutile.

Augustin refuse donc le créatianisme. Pourtant, selon un autre point de vue, le créatianisme est la théorie qui lui conviendrait le mieux, car elle sauvegarde l’initiative de Dieu, et de plus Jérôme est créatianiste, ce qui est à prendre en considération. Augustin écrit donc qu’il refuse a priori le créatianisme, à moins que quelqu’un ne lui démontre que cette théorie n’est pas incompatible avec la transmission du péché originel. Et de toute façon, il refuse le traducianisme, surtout le traducianisme corporel, dans lequel l’âme est transmise par la semence. Il accepterait à la rigueur que les âmes se transmettent depuis Adam, mais de façon totalement spirituelle, sans faire intervenir la semence, et il conclut sur l’impossibilité de répondre à ces questions. Pour lui, il est impossible de savoir d’où vient l’âme [33].

La fin du Vème siècle apportera la solution. Augustin ne sera plus là, mais un concile affirmera, à l’issue de toute une réflexion, que le créatianisme ne met en pas en cause la transmission du péché originel [34]. A ce moment là, le blocage ayant sauté, le créatianisme va se répandre. Si bien que la question ne sera plus en Occident de savoir d’où vient l’âme, puisqu’elle vient de Dieu, mais quand cette âme s’unit au corps : le moment de l’animation de l’embryon.


Thomas d’Aquin

Je saute les siècles pour aboutir à Thomas d’Aquin, au XIIIème siècle, parce qu’il a déterminé la suite du débat, jusqu’à nos jours. Au XIIIème siècle, la question est reprise dans le contexte du renouveau de l’aristotélisme : grâce à la traduction latine des traductions arabes d’Aristote, l’aristotélisme arrive en Occident et provoque un renouveau des études aristotéliciennes, ce qui induit des relations nouvelles entre la science et la théologie. Pour Thomas d’Aquin, la théologie ne peut pas contredire le réel, puisque les deux viennent de Dieu. Il doit donc y avoir une collaboration entre la théologie et la science. Or, la théorie biologique de l’époque, c’est la biologie aristotélicienne : la position de Thomas reprendra donc la position d’Aristote. C’est-à-dire que pour lui, la semence douée de l’âme végétative forme progressivement un corps ; à mesure qu’il prend une forme, il se trouve doué d’une âme animale, puis d’une âme raisonnable, humaine, et chacune de ces âmes intègre la précédente, puisqu’en définitive, l’homme n’a qu’une seule âme, chacune des deux âmes qui viennent par la suite ayant intégré la précédente ; la forme humaine n’étant complète que le quarantième jour, l’âme humaine n’est présente qu’à ce moment-là [35].

C’est-à-dire que Thomas donne exactement la même réponse que les exégètes d’Antioche, mais pour des raisons totalement différentes. Ces exégètes s’appuyaient sur une interprétation de certains passages bibliques, tandis que Thomas mène une réflexion spéculative à partir d’Aristote. Et cette position de Thomas, qui suppose un changement de statut au cours de la gestation, restera la position majoritaire dans l’Église latine jusque très récemment : à ma connaissance, l’encyclique Donum vitae (1987) est le premier document officiel de l’Église catholique qui exprime sa préférence pour l’animation dès la conception. Or ce changement ne correspond pas à un changement théologique mais à une évolution scientifique. C’est-à-dire que, la biologie moderne donnant une place égale aux gamètes féminin et masculin, il n’est plus question d’un combat de la forme masculine pour informer une matière féminine qui résiste (c’était pour cette raison qu’Aristote retardait le moment de l’animation). Si l’on reprend la définition d’Aristote selon laquelle l’âme est la forme d’un corps organisé, la science moderne a démontré la présence, dès le zygote (la première cellule), du code génétique formé par la combinaison des 23 chromosomes du spermatozoïde et des 23 chromosomes de l’ovule : « l’organisation » est donc bien déjà là. On peut ainsi imaginer que de nos jours, Aristote et Thomas ne seraient pas opposés à l’animation dès la conception.

B) Approche orientale : l’harmonie de l’âme et du corps

En Orient, la question se pose différemment. L’Orient ne connaît pas les débats Occidentaux sur le péché et la grâce, il ne connaît pas le péché originel (il parle d’une blessure originelle : l’homme qui naît n’est pas pécheur, il est vulnérable au péché) ; il n’y a donc pas de transmission du péché originel, pas de discussion autour de cette transmission, et le créatianisme ne fait pas problème.

Le grand défi en Orient est le dualisme âme-corps. Les Pères grecs sont avant tout des Grecs. On a vu que pour les origénistes, l’âme est d’abord créée et elle tombe ensuite dans un corps : ce qui revient à dire, dans une problématique non plus platonicienne mais biblique, que Dieu est obligé de créer un corps pour permettre à ces âmes de se racheter. Là est le défi : en Orient, la problématique va ainsi s’articuler autour de l’unité du composé humain, et donc du moment de l’animation : la question n’est pas de savoir d’où vient l’âme, mais quand l’âme s’unit au corps.

Deux théologiens grecs auront une position extrêmement ferme sur cette question : l’un au IVème siècle et l’autre au VIIème siècle.


Grégoire de Nysse

Au IVème siècle, Grégoire de Nysse écrit un traité Sur la création de l’homme, dont deux chapitres sont dédiés à l’animation de l’embryon [36]. Son argumentation consiste à dire que si la définition de l’homme, c’est d’être un composé d’âme et de corps, ces deux éléments ne peuvent exister l’un sans l’autre, et donc forcément, nécessairement, ils commencent à exister au même moment. C’est-à-dire que l’âme n’est pas créée avant les corps, comme le pensent les platoniciens, mais le corps n’est pas créé non plus avant l’âme, comme le pensent les exégètes antiochiens. L’âme et le corps sont simultanés, donc l’embryon reçoit son âme en même temps que son corps, c’est-à-dire au moment de la conception.


Maxime le Confesseur

Au VIIème siècle, cette position sera reprise et développée par Maxime le Confesseur, à partir non plus de l’anthropologie, mais du mystère du Christ [37]. Maxime brosse une grande fresque de réhabilitation du corps, ce qui était le grand défi en Orient. A la Création, Dieu a créé les corps volontairement, de son propre gré, c’est ce qu’il voulait faire. Autrement dit, il n’a pas été obligé de rattraper une faute en créant des corps, alors qu’à l’origine il n’en aurait pas eu l’intention. Dieu ne peut pas être forcé de faire quelque chose qu’il n’avait pas prévu à l’origine. Donc, si l’homme a un corps, c’est que Dieu a prévu dès l’origine qu’il aurait un corps. Ce qui élimine la théorie de la préexistence de l’âme.

Deuxièmement, le Fils de Dieu s’est fait homme, ce qui signifie qu’il a pris un corps humain, un corps doué d’une âme, qu’il n’a pas fait semblant de s’incarner, comme le pensent les gnostiques, mais il a véritablement pris un corps. Et enfin, le Christ est ressuscité, et il est monté aux cieux avec son corps, ce qui annonce la résurrection de tous les corps : donc, il n’y aura pas de retour des âmes à leur état incorporel, comme le pensent les origénistes. Ainsi, le corps est important, le corps est bon, le corps est voulu par Dieu. Ce qui veut dire que Dieu a voulu et a réalisé la création de l’homme comme étant un corps doué d’une âme, un corps et une âme indissolublement liés ; c’est sa définition, son logos selon le vocabulaire de Maxime. Si la définition de l’homme, dans le projet de Dieu, c’est le compagnonnage d’une âme et d’un corps, alors, comme l’avait déjà dit Grégoire de Nysse, il est bien évident qu’aucun de ces éléments ne peut exister avant l’autre, donc ils viennent à l’existence en même temps : l’embryon reçoit son âme dès la conception, le commencement du corps suscite le commencement de l’âme, le commencement de l’âme suscite le commencement du corps.

Conclusion

Ces questions sont toujours d’actualité. On a parlé de la préexistence des âmes : voyez le retour des théories sur la réincarnation, corollaire obligé de la préexistence (si l’âme peut exister avant et donc sans son corps, elle peut s’accommoder d’un autre corps). On a parlé du moment où l’embryon reçoit son âme : pensez au moment où l’expérimentation sur l’embryon devient illicite. Voyez les discussions sur la notion de pré-embryon, sur l’étape que constitue la nidation : là aussi, on se demande à partir de quel moment il y a un changement, à partir de quel moment ce n’est plus pareil. Quant à l’âme présente dès la conception, on peut la voir dans le code génétique dès le zygote, dès l’œuf humain.

Alors, que nous apportent ces controverses lointaines ? Premièrement, un petit peu d’humilité : nous n’avons pas inventé ces questions, même si elles se posent avec une acuité plus immédiate, ce sont des questions que l’homme s’est toujours posé. Ce n’est pas nouveau. Deuxièmement, elles nous apportent aussi une insistance sur l’unité du composé humain et la valeur intrinsèque du corps, cette intuition biblique qui a été renforcée par l’incarnation et la Résurrection. C’est-à-dire qu’on ne peut pas voir dans l’embryon un simple agrégat de cellules. Même si l’âme n’est pas apparente, même si, à la limite, il n’y a qu’un corps, ce corps est quelque chose d’extrêmement précieux, et qui mérite considération. Enfin, elles nous apprennent qu’il y a toujours eu un dialogue constant, parfois un peu vif, entre la Révélation et la science profane, qui à cette époque était représentée par la philosophie. Et c’est de ce dialogue, aujourd’hui comme autrefois, que peut surgir une réflexion proprement chrétienne, qui accepte les données de la science tout en fondant sur les Écritures — et nous avons vu que pour tous ces penseurs, la Bible est la référence fondamentale — une réflexion proprement théologique.

Marie-Hélène Congourdeau, Marie-Hélène Congourdeau, née en 1947, mariée, cinq enfants. Membre du mouvement Résurrection de 1967 à 1974. Chargée de recherche au CNRS en histoire byzantine. Directrice de la collection « Pères dans la foi » fondée par le P. Hamman. Membre du comité de rédaction de la revue Communio. Principales publications : Nicolas Cabasilas (Sources Chrétiennes, 355, 1990), La vie en Christ (Sources Chrétiennes, 361, 1991), Le Livre des saints (avec le P. Jacques Fournier ; Paris, Brepols, 1995), Le silence du roi David, roman (Paris, Presses de la Renaissance, 1999).

[1] L’enfant à naître (Tertullien, Grégoire de Nysse, Augustin, Maxime le Confesseur), Paris, Migne, collection « Pères dans la foi », 78, Paris, 2000.

[2] « Je ne donnerai à aucune femme un pessaire abortif » (texte du Serment dans le Corpus Hippocratique). Pour les diverses interprétations de ce Serment, et la façon dont il fut appliqué dans l’Antiquité et au Moyen Age, je renvoie à mon article : « A propos d’un chapitre des Ephodia : l’avortement chez les médecins grecs », Revue des Études Byzantines, 55, 1997, p. 260-278.

[3] Voir principalement Phédon, 70-73. 81 ; République, X, 614-621 ; Phèdre, 246-249.

[4] Plotin (Ennéade I, 1, 12) parle de « la croyance universellement admise que l’âme commet des fautes, qu’elle les expie, qu’elle subit des punitions dans les enfers et qu’elle passe en de nouveaux corps ».

[5] Cf. De anima, 412 a-b. L’entéléchie est un terme technique qui est l’équivalent du mot « forme », ce pourquoi on entend souvent dire que pour Aristote l’âme est la forme du corps. Le mot entéléchie implique une notion d’achèvement, de perfection (de telos = le but).

[6] Le classement est aristotélicien, mais les auteurs postérieurs, comme le médecin-philosophe Galien, le feront correspondre à la division de l’âme en trois parties, que l’on trouve chez Platon : la partie concupiscible, que l’on fait correspondre à l’âme végétative ; la partie irascible, que l’on fait correspondre à l’âme animale, et la partie rationnelle, que l’on fait correspondre à l’âme rationnelle.

[7] Clément d’Alexandrie, VIIIème Stromate, 4, GCS 17, 1970, p. 85 s.

[8] Cf. Porphyre, L’Antre des nymphes, fragment 30 de Numénius : « Ce qu’aiment les âmes humaines, d’après Héraclite, c’est le sang et la semence humide ».

[9] C’est le thème de tout le livre III du De rerum natura de Lucrèce.

[10] Platon, Timée, 91 d. Peu auparavant, Platon avait assuré que la moelle appelée sperme (sperma) est animée (91 b).

[11] Porphyre, A Gauros ou comment l’embryon est animé, XIV, 2. Une traduction française de ce texte se trouve dans l’appendice de A.-J. Festugière à La révélation d’Hermès Trismégiste, III, Paris, 1953, p. 265-305.

[12] Cf. Plutarque, De stoicorum repugnantiis 41, 1052 F = Stoicorum Veterum Fragmenta II, 806.

[13] Quand la matière résiste beaucoup et que la forme a plus de mal à l’informer, le résultat est moins parfait, cela donne une fille, ce qui prend quatre-vingt-dix jours.

[14] Cf. Is 44, 2. 24 ; 49, 1. 5 ; Jr 1, 5 ; Ps 21, 10-11 ...

[15] Cf. A. Le Boulluec et P. Sandevoir, La Bible d’Alexandrie, II : L’Exode, Paris, 1989, p. 219-220.

[16] Sur Jn 1, 6 : cf. Origène, Commentaire sur saint Jean I, II, 181 s. (Sources Chrétiennes, 120, p. 330 s) ; sur Jean-Baptiste et Élie : Origène, Commentaire sur saint Jean II, VI (Sources Chrétiennes, 157).

[17] Cf. Philon d’Alexandrie, Sur les géants ; Sur les songes. Les œuvres de Philon sont publiées aux Éditions du Cerf dans la collection « Œuvres de Philon d’Alexandrie ».

[18] Voir E. E. Urbach, Les sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, traduit de l’hébreu par M.-J. Jolivet, Paris, 1996 ; L. Ginzberg, Les légendes des juifs, vol. I : La création du monde, Adam, les dix générations, Noé, trad. G. Sed-Rajna, Paris, 1997.

[19] . On trouve un aperçu éclairant de ces questions dans E. Lepicard, « L’embryon dans la Bible et la tradition rabbinique », Éthique. La vie en question 3, hiver 1992 ; 4, printemps 1993.

[20] Origène, Préface du Traité des Principes (Sources Chrétiennes 252) ; Grégoire de Nysse, Création de l’homme, c. 28, 1 (texte traduit dans le volume L’enfant à naître, vide supra n. 1) ; Augustin, Lettre 190 (idem).

[21] Le concile de Constantinople en 553 (pour l’analyse de la condamnation d’Origène, voir infra, n. 24 et 25).

[22] Signalons que le IIIème siècle est aussi celui où vécut Mani, fondateur du manichéisme, qui est une autre façon de répondre à la question du mal. Je renvoie pour ce point à mon introduction au volume Dieu et le mal selon Basile de Césarée, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome, coll. « Pères dans la foi », 69, Paris, Migne, 1997.

[23] S’il y a des hommes créés bons ou méchants par nature, il n’y a pas d’unité du genre humain, parce que les bons ont une nature différente de celle des méchants.

[24] . C’est surtout dans son œuvre de jeunesse, le Traité des principes, qu’il expose cette hypothèse. Mais on la retrouve en filigrane dans la plupart de ses commentaires de l’Écriture. La question est l’objet de très nombreuses études depuis quelques années. De bonnes introductions à ce problème se trouvent dans l’introduction au premier volume de l’édition du Traité des Principes (Sources Chrétiennes 252) et dans le livre toujours éclairant de P. Nautin, Origène, Paris, 1977.

[25] Une recherche approfondie sur cette question m’a fait arriver à la conclusion que la réincarnation n’est présente chez aucun auteur chrétien en dehors de la mouvance gnostique. Même Origène, qui fut accusé de prêcher la réincarnation, l’a au contraire souvent réfutée.

[26] Cf. Origène, Contre Celse, IV, 40 (Sources Chrétiennes, 136 ; Sur le Lévitique, VI, 2 (Sources Chrétiennes, 286).

[27] Il est évident que cette présentation est très simplifiée. Le problème origénien est vaste et complexe, je ne l’aborde qu’en passant.

[28] Les chapitres du De anima de Tertullien concernant l’âme de l’embryon (chapitres XXIII-XXXVII) ont été traduits dans le volume L’enfant à naître.

[29] En fait, c’est dans l’Histoire des animaux (583b 1-11) qu’Aristote situe vers quarante jours (pour un garçon) ou quatre-vingt-dix jours (pour une fille) le moment où l’embryon cesse d’être « un amas de chairs indifférenciées ». Et c’est dans le Politique (1335 b) qu’en considérant l’avortement comme licite avant le stade de la « formation », il considère implicitement que c’est à ce moment que l’on se trouve en présence d’un être humain, pourvu d’une âme humaine.

[30] Diodore de Tarse, Sur l’Exode, PG 33, 1584. Jean Chrysostome, Fragments sur Job, 10, PG 64, 605-8. Théodoret de Cyr, Questions sur l’Exode, 48, PG 80, 272-273 ; Thérapeutique des maladies helléniques, V, 50. 52, SC 57, vol. I.

[31] . Augustin nous dit que, d’après Jérôme, « l’Église d’Occident ... croit traditionnellement à la propagation des âmes » (Lettre 190, traduite dans L’enfant à naître).

[32] Il ne faut pas confondre le créationnisme, théorie qui consiste à penser que le monde a été créé par Dieu et qu’il n’est pas éternel, avec le créatianisme (de anima), qui signifie que Dieu crée directement chaque âme humaine.

[33] La perplexité d’Augustin s’exprime dans sa Lettre 190.

[34] Voir la lettre du pape Anastase II aux évêques de Gaule en 498 : Denzinger-Schönmetzer, Enchiridion Symbolorum, 360-361.

[35] . Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, qu. 118-119.

[36] Il s’agit des chapitres 28 et 29, tous deux traduits dans L’enfant à naître.

[37] L’Ambiguum 42, dans lequel Maxime développe cette argumentation, est également traduit dans L’Enfant à naître.

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