Les Pères grecs parlent du sacrifice de la messe
Autant la croyance en la présence réelle de Jésus dans l’eucharistie semble largement attestée dans la littérature patristique, autant le caractère sacrificiel de la messe fait figure de doctrine moderne : même chez saint Thomas, il est traité rapidement dans la Somme théologique, en un seul article de la question 83 de la Tertia Pars et il ne semble pas avoir beaucoup retenu l’attention du Docteur angélique, à l’inverse de ce qui sera le cas par la suite, principalement sous l’effet de la controverse avec le protestantisme.
On pourrait s’attendre à ce que les Pères, qui ont encore sous les yeux les sacrifices païens, soient peu tentés de voir la moindre ressemblance entre ces rites sanglants et la célébration du culte chrétien. De fait, l’épître de Barnabé [1] rappelle que Dieu n’a que faire des sacrifices et que ce qui importe, c’est de s’offrir à lui avec un cœur pur. Les Apologètes, jusque et y compris Lactance, se plaisent à souligner l’écart qui existe entre la religion traditionnelle et la prière des chrétiens, qui, elle, ne comporte, selon leurs dires, ni temple, ni autel, ni clergé, ni par conséquent sacrifice [2]…
Le fait est pourtant là : dès le début, l’eucharistie dominicale a été considérée comme le sacrifice des chrétiens. Dans la Didachè, qu’on date généralement de la fin du Ier siècle, l’auteur exhorte ainsi les fidèles : « Réunissez-vous le jour du Seigneur, rompez le pain et rendez grâce, après avoir d’abord confessé vos péchés, afin que votre sacrifice soit pur. Celui qui a un différend avec son compagnon ne doit pas se joindre à vous, jusqu’à ce qu’ils se soient réconciliés, pour ne pas profaner votre sacrifice [3]. » Votre sacrifice (thusia) : par deux fois le texte emploie cette expression pour désigner l’offrande eucharistique, qui est vue comme engageant toute la communauté (« votre ») dans une oblation à la fois intérieure (spirituelle) et extérieure (rituelle). La référence à la prophétie de Malachie (1, 11-14) est assez claire et sera souvent reprise dans les prières eucharistiques (notamment dans le Canon romain et l’actuelle Prière eucharistique no 3).
Mais il existe des textes beaucoup explicites que nous voudrions maintenant présenter en nous limitant à deux auteurs : Irénée (IIe siècle) et Jean Chrysostome (fin du IVe siècle).
Saint Irénée
Dans le livre IV du Contre les Hérésies, Irénée part également de la prophétie de Malachie pour développer ce qu’est à ses yeux le sacrifice des chrétiens.
Le texte, ne l’oublions pas, est pris dans une polémique contre les gnostiques. Il s’agit d’affirmer que le Dieu Père de notre Seigneur Jésus-Christ est bien le Dieu de l’Ancien Testament auquel étaient adressés les sacrifices de l’ancienne Loi, déjà prescrite par le Verbe, non que la Divinité ait eu besoin de nourriture, mais pour habituer les hommes à offrir à Dieu quelque chose de leur vie. Ces sacrifices sanglants ne sont plus nécessaires, puisque le Christ a réalisé l’oblation parfaite sur la Croix. Mais la nécessité subsiste pour nous de présenter à Dieu nos actions de grâce et nos supplications. Cela s’accomplit principalement dans l’eucharistie de l’Église, où nous joignons notre offrande à celle du Christ. Il s’agit bien d’une offrande réelle, charnelle, car, n’en déplaise aux hérétiques, le corps du Christ qui s’offre dans l’eucharistie est un vrai corps, son sang un vrai sang. Ce corps et ce sang sont présentés sur l’autel céleste, devant le Trône de Dieu, mais il y a une transposition terrestre de ces réalités, et c’est Dieu lui-même qui en est l’auteur comme il était l’auteur des règles sacrificielles de la Loi de Moïse, car « il eût été impossible à un autre de réaliser une image des choses spirituelles ».
Bien sûr, saint Irénée reste allusif et n’explicite pas tous les points de son raisonnement : c’est ainsi que le lien qui existe entre le sacrifice de la messe et celui de la Croix n’est pas traité, seule est mentionnée l’intention explicite du Christ qui a « enseigné » à agir de la sorte. Mais ce qui est important, c’est que, après avoir annoncé le caractère figuratif et la caducité des sacrifices de l’Ancien Testament, il ne s’en tient pas à une offrande purement intérieure que les chrétiens feraient à Dieu en union avec Jésus (même si celle-ci est sous-entendue) : il s’agit bien d’un culte extérieur, qui se réalise seulement dans l’oblation rituelle que l’Église fait du Corps et du Sang du Seigneur.
Saint Jean Chrysostome
Venons-en à saint Jean Chrysostome, qui apparaît à bien des égards comme un des docteurs les plus importants de l’Église ancienne en ce qui concerne le mystère eucharistique [5]. Arrêtons-nous d’abord à ce qu’il expose dans l’homélie 17 de son commentaire de l’Épitre aux Hébreux, qui concerne le chapitre 9, versets 24-26, de celle-ci : « Ce n’est pas, en effet, dans un sanctuaire fait de main d’homme, simple copie du véritable, que Christ est entré, mais dans le ciel même, afin de paraître maintenant pour nous devant la face de Dieu. Et ce n’est pas afin de s’offrir lui-même à plusieurs reprises, comme le grand-prêtre qui entre chaque année dans le sanctuaire avec du sang étranger. Car alors il aurait dû souffrir à plusieurs reprises depuis la fondation du monde. En fait, c’est une seule fois, à la fin des temps, qu’il a été manifesté pour abolir le péché par son propre sacrifice. » Pour expliquer comment l’unicité du sacrifice du Christ remplace la répétition des rites de la Loi, il rapproche ce passage de He 10, 1 : « Ne possédant que l’esquisse des biens à venir et non l’expression même des réalités, la Loi est à jamais incapable, malgré les sacrifices, toujours les mêmes, offerts chaque année indéfiniment, de mener à l’accomplissement ceux qui viennent y prendre part. » (TOB) Voilà la conclusion :
Mais aussitôt surgit la difficulté : qu’en est-il alors de l’eucharistie célébrée quotidiennement ou au moins chaque dimanche ?
D’emblée, Jean est parti du plus difficile : l’opposition que dresse l’auteur de l’Épître aux Hébreux entre la multiplicité des sacrifices de la Loi ancienne et le « une fois pour toutes » du sacrifice du Christ. C’est ce point précisément que les Réformateurs ont mis en valeur par la suite pour nier le caractère sacrificiel de la messe. La multiplicité est vue comme signe d’inefficacité. Nous ne sommes plus dans la perspective de saint Irénée qui voyait malgré tout une continuité entre le culte mosaïque et le culte chrétien, puisque c’est le même Dieu qui ordonnait l’un et l’autre, et que l’un et l’autre répondaient à l’intention divine qui est de nous faire participer par un geste à notre portée à la sanctification que Dieu veut pour nous. Les rites sacrificiels de la Loi sont ici disqualifiés et vus tout au plus comme une pédagogie lointaine, une image, une « copie » (antitupos), de la seule réalité efficace et salvatrice : le sacrifice pascal du Christ, « elles n’en ont que la figure et non pas la vertu ».
En fait, Jean est pris entre deux perspectives : comme pour Irénée, et dans la suite du passage de l’Épitre aux Hébreux (8, 5) citant Ex 25, 40, les rites de la Loi sont des figures, dont le « type » est la vision du culte céleste que Moïse a eue sur la montagne. Mais, d’un autre côté, dans une lecture proprement typologique, c’est le sacrifice du Christ sur la croix qui est le tupos, le seul efficace. Les deux perspectives ne sont pas forcément contradictoires, car l’oblation du Christ se poursuit au ciel et on peut penser que c’est elle que Moïse a vue prophétiquement. Mais l’argumentation est différente. Pour Irénée, les réalités terrestres sont des figures, mais figures des réalités éternelles, étant entendu que c’est Dieu lui-même qui assure la transposition (« puisqu’un autre eût été incapable de réaliser une image des choses spirituelles »). Le culte extérieur est par là légitimé, tandis qu’il semble plus difficilement trouver place dans la perspective de Jean.
Pourtant c’est bien à une défense en règle de l’eucharistie, vue comme sacrifice réellement offert par le Christ lui-même, qu’aboutit l’archevêque de Constantinople. Le texte de Jean est difficile et tous les traducteurs ne le rendent pas exactement de la même façon [7]. Mais la perspective d’ensemble est assez claire. La solution trouvée (qui sera reprise par les Pères du concile de Trente, qui connaissaient ce texte) est de mettre en avant l’unicité de la victime offerte : à l’inverse des oblations sacrificielles du Temple qui se renouvelaient sans cesse et mettaient chaque fois en jeu des victimes différentes (et des agents différents), c’est la même victime qui est présentée à Dieu : Jésus-Christ, notre Seigneur. Sur ce point saint Jean Chrysostome ne varie pas.
Si l’on essaie de rassembler les différents passages où le saint Docteur parle du sacrifice eucharistique, on constate une étonnante fermeté dans sa doctrine. Il tient d’abord à la totale identité entre le rite célébré au soir du Jeudi saint et la messe confiée à l’Église :
- cette parole dite une fois pour toutes [lors de la Cène : « ceci est mon corps, ceci est mon sang »] opère, à chaque célébration eucharistique dans les églises, depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui et jusqu’à son retour, le sacrifice parfaitement accompli [8].
- l’oblation (prosphora) que le Christ confia à ses Apôtres, c’est celle-là même que confectionnent aujourd’hui les prêtres [9].
Mais il sait aussi que l’offrande célébrée à la messe rend présent le sacrifice de la Croix, sans pour autant le mimer :
- Le sacrifice de la messe est un sacrifice non sanglant comme celui d’Abraham : ce sacrifice [celui d’Abraham] eut lieu sans effusion de sang, car il devait être la figure de celle-ci [l’eucharistie] [10].
- Dans la Loi nouvelle, la réalité sacrificielle elle-même est changée : au lieu de l’immolation des bêtes, c’est lui-même que le Christ a ordonné d’offrir […]. Pourquoi [Paul] ajoute-t-il « que nous rompons » (1 Co 10, 16) ? Cela semble bien arriver dans l’eucharistie, mais il n’en fut pas de même sur la Croix, ce fut même plutôt le contraire, puisqu’il est dit « ses os ne seront point brisés », mais ce qu’il ne subit pas sur la Croix, il le subit pour toi dans l’oblation et il supporte d’être rompu pour qu’il comble tous de ses dons [11].
L’enseignement de saint Jean Chrysostome, dans sa richesse, pourrait bien illustrer cette phrase qu’on attribue aux Pères du concile de Nicée : « sur la table sainte, l’Agneau de Dieu est offert en sacrifice (thuoménon) de façon non sacrificielle (athutôs) par la main des prêtres [12] ». Non sacrificielle, c’est-à-dire selon un mode complètement nouveau, non sanglant, non quantitatif, etc. Par là on fait droit à la critique des sacrifices qu’on trouvait chez les prophètes et les premiers auteurs chrétiens. Mais on ne perd pas la conviction que l’eucharistie de l’Église nous donne, hic et nunc, non seulement les fruits, mais la réalité même de l’unique et parfait Sacrifice.
Fr. Étienne Ribot, membre de la communauté Kefar-Nahum en Israël.
[1] Lettre de Barnabé, II, 1.
[2] Minucius Felix, Octavius, 10 (PL 3, 264 A), l’interlocuteur païen relève que les chrétiens (à l’inverse des grecs et des romains, et même des juifs) n’ont ni autel (aras), ni temples (templa), ni images (simulacra).
[3] Didaché, 14, 1 et 2.
[4] Nous avons utilisé la traduction du P. Adelin Rousseau, parue au Cerf en 1991, avec quelques légères retouches.
[5] La collection Les Pères dans la foi a consacré un volume à son enseignement eucharistique : L’Eucharistie École de Vie, Migne, 2009.
[6] Traduction d’après Houssiau, Le Sacrifice du Christ et de ses serviteurs selon les Pères de l’Église, Louvain, 1990.
[7] Nous avons préféré la traduction citée plus haut (« comme il n’y avait qu’un seul sacrifice offert dans le Saint des Saints ») à celle de la collection Les Pères dans la foi : « c’est que le Christ, offert une fois pour toutes, fut introduit dans le Saint des saints [céleste] », qui prend des libertés avec le texte et ne semble pas coller avec la suite du raisonnement : Jean sait que le grand-prêtre présentait une fois par an l’oblation (un taurillon et un bélier, Lv 16, 3) devant le propitiatoire dans le Saint des Saints, et il peut voir dans cette offrande unique une figure du sacrifice eucharistique. N’empêche que le passage est difficile et qu’à la fin Jean a l’air d’opposer le grand-prêtre juif qui présente des offrandes différentes aux prêtres de l’Église qui n’en offrent jamais qu’une seule.
La phrase du début que nous avons rendue par « nous ne faisons que célébrer le mémorial de la mort de Jésus-Christ, car il n’y a qu’une victime et non pas plusieurs » pourrait évidemment se prendre au sens faible du mot mémoire, mais l’action liturgique n’est pas seulement une évocation d’un fait passé, elle est une manière actuelle de présenter au Père le sacrifice de son Fils, Jean reprend le mot anamnèsis aux paroles de l’institution, où il a toute la force du zikron biblique. Le second membre de la phrase est plus conjectural dans la mesure où le mot « victime » n’est pas exprimé, il y a seulement un démonstratif féminin, qu’on peut rapporter à anamnèsis, comme le fait la traduction des Pères dans la Foi : « cette anamnèse est unique et non multiple », mais plus probablement à thusia, utilisé pour rendre sacrifice, mais qui peut avoir également le sens concret de victime.
[8] Sur la trahison de Judas, 1, 6 (PG 49, 380).
[9] Homélie sur la deuxième à Timothée, 2, 45 (PG 62, 612).
[10] Panégyrique d’Eustathe d’Antioche, 2 (PG 50, 601).
[11] Homélie sur la première aux Corinthiens, 24, 2 (PG 61, 200).
[12] Gélase de Cyzique, Histoire ecclésiastique, 2, 31, 6 (PG 85, 1317B).