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Les Pères grecs parlent du sacrifice de la messe

Fr. Étienne Ribot

Autant la croyance en la présence réelle de Jésus dans l’eucharistie semble largement attestée dans la littérature patristique, autant le caractère sacrificiel de la messe fait figure de doctrine moderne : même chez saint Thomas, il est traité rapidement dans la Somme théologique, en un seul article de la question 83 de la Tertia Pars et il ne semble pas avoir beaucoup retenu l’attention du Docteur angélique, à l’inverse de ce qui sera le cas par la suite, principalement sous l’effet de la controverse avec le protestantisme.

On pourrait s’attendre à ce que les Pères, qui ont encore sous les yeux les sacrifices païens, soient peu tentés de voir la moindre ressemblance entre ces rites sanglants et la célébration du culte chrétien. De fait, l’épître de Barnabé [1] rappelle que Dieu n’a que faire des sacrifices et que ce qui importe, c’est de s’offrir à lui avec un cœur pur. Les Apologètes, jusque et y compris Lactance, se plaisent à souligner l’écart qui existe entre la religion traditionnelle et la prière des chrétiens, qui, elle, ne comporte, selon leurs dires, ni temple, ni autel, ni clergé, ni par conséquent sacrifice [2]…

Le fait est pourtant là : dès le début, l’eucharistie dominicale a été considérée comme le sacrifice des chrétiens. Dans la Didachè, qu’on date généralement de la fin du Ier siècle, l’auteur exhorte ainsi les fidèles : « Réunissez-vous le jour du Seigneur, rompez le pain et rendez grâce, après avoir d’abord confessé vos péchés, afin que votre sacrifice soit pur. Celui qui a un différend avec son compagnon ne doit pas se joindre à vous, jusqu’à ce qu’ils se soient réconciliés, pour ne pas profaner votre sacrifice  [3]. » Votre sacrifice (thusia) : par deux fois le texte emploie cette expression pour désigner l’offrande eucharistique, qui est vue comme engageant toute la communauté (« votre ») dans une oblation à la fois intérieure (spirituelle) et extérieure (rituelle). La référence à la prophétie de Malachie (1, 11-14) est assez claire et sera souvent reprise dans les prières eucharistiques (notamment dans le Canon romain et l’actuelle Prière eucharistique no 3).

Mais il existe des textes beaucoup explicites que nous voudrions maintenant présenter en nous limitant à deux auteurs : Irénée (IIe siècle) et Jean Chrysostome (fin du IVe siècle).

Saint Irénée

Dans le livre IV du Contre les Hérésies, Irénée part également de la prophétie de Malachie pour développer ce qu’est à ses yeux le sacrifice des chrétiens.

18,1. Ainsi donc, l’oblation de l’Église, que le Seigneur a enseigné à offrir dans le monde entier, est réputée sacrifice pur auprès de Dieu et lui est agréable. Ce n’est pas qu’il ait besoin de notre sacrifice, mais celui qui offre est lui-même glorifié du fait qu’il offre, si son présent est accepté. Par ce présent, en effet, se manifestent l’honneur et la piété que nous rendons au Roi, et c’est ce présent que le Seigneur veut nous voir offrir en toute simplicité et innocence : « Si, dit-il, tu offres ton présent à l’autel, et que tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton présent devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis, étant revenu, offre ton présent. » (Mt 5, 23-24) Il faut donc offrir à Dieu les prémices de ses propres créatures, comme le dit Moïse : « Tu ne paraîtras pas devant le Seigneur ton Dieu les mains vides » (Dt 16, 16) : de la sorte, en lui exprimant sa reconnaissance au moyen des choses mêmes dont il a été gratifié, l’homme recevra l’honneur qui vient de lui. […]
 
18,4. Donc, parce que l’Église offre avec simplicité, c’est à juste titre que son présent est réputé sacrifice pur auprès de Dieu. Comme le dit Paul aux Philippiens : « Je suis comblé, maintenant que j’ai reçu d’Épaphrodite votre envoi, odeur de suavité, sacrifice agréable et qui plaît à Dieu. » (Ph 4, 18) Car il nous faut présenter une offrande à Dieu et témoigner en tout notre reconnaissance au Créateur, en lui offrant, dans une pensée pure et une foi sans hypocrisie, dans une espérance ferme, dans une charité ardente, les prémices de ses propres créatures. Et cette oblation, l’Église seule l’offre, pure, au Créateur, en lui offrant avec action de grâces ce qui provient de sa création. Les juifs ne l’offrent plus : « leurs mains sont pleines de sang » (cf. Is 1, 15), car ils n’ont pas reçu le Verbe par qui l’on offre à Dieu. Toutes les assemblées des hérétiques ne l’offrent pas davantage. Les uns disent, en effet, qu’il y a un Père autre que le Créateur : mais alors, en lui offrant des dons tirés de notre monde créé, ils prouvent qu’il est cupide et désireux du bien d’autrui. D’autres disent que notre monde est issu d’une déchéance, d’une ignorance et d’une passion : mais alors, en offrant les fruits de cette ignorance, de cette passion et de cette déchéance, ils pèchent contre leur Père, car ils l’outragent bien plus qu’ils ne lui rendent grâces.
Au surplus, comment auront-ils la certitude que le pain eucharistié est le corps de leur Seigneur, et la coupe, son sang, s’ils ne disent pas qu’il est le Fils de l’Auteur du monde, c’est-à-dire son Verbe, par qui le bois « fructifie », les sources coulent, « la terre donne d’abord une herbe, puis un épi, puis du blé plein l’épi » (Mc 4, 27-28) ?
18, 5. Comment encore peuvent-ils dire que la chair s’en va à la corruption et n’a point part à la vie, alors qu’elle est nourrie du corps du Seigneur et de son sang ? Qu’ils changent donc leur façon de penser, ou qu’ils s’abstiennent d’offrir ce que nous venons de dire ! Pour nous, notre façon de penser s’accorde avec l’eucharistie, et l’eucharistie en retour confirme notre façon de penser. Car nous lui offrons ce qui est sien, proclamant d’une façon harmonieuse la communion et l’union de la chair et de l’Esprit : car de même que le pain qui vient de la terre, après avoir reçu l’invocation de Dieu, n’est plus du pain ordinaire, mais eucharistie, constituée de deux choses, l’une terrestre et l’autre céleste, de même nos corps qui participent à l’eucharistie ne sont plus corruptibles, puisqu’ils ont l’espérance de la résurrection.
18, 6. Nous lui offrons, en effet, non comme à quelqu’un qui serait dans le besoin, mais pour lui rendre grâces à l’aide de ses dons et sanctifier la création. Car, de même que Dieu n’a pas besoin de nous, de même nous avons besoin d’offrir quelque chose à Dieu. Comme dit Salomon (Pr 19, 17) : « Celui qui a pitié du pauvre prête à Dieu. » Car il accepte nos bonnes actions, lui le Dieu qui n’a besoin de rien, pour pouvoir nous donner en retour ses propres biens. […] Donc, de même que, sans avoir besoin de ces choses, il les sollicite à cause de nous, afin que nous ne soyons pas stériles, ainsi le Verbe prescrivit au peuple (juif) de faire les oblations, bien qu’il n’en eût pas besoin, afin qu’ils apprissent à servir Dieu, tout comme il veut que, nous aussi, nous offrions notre présent à l’autel continuellement.
Il y a donc un autel dans les cieux – c’est là que montent nos prières et nos oblations –, ainsi qu’un temple – comme Jean le dit dans l’Apocalypse (11, 19) : « Et le temple de Dieu fut ouvert » –, ainsi qu’un tabernacle – « Voici, dit-il, le tabernacle de Dieu dans lequel il habitera avec les hommes. » (Ap 21, 3)
19, 1. Quant aux présents, aux oblations et aux sacrifices, le peuple (juif) les reçut à titre de figures, conformément à ce qui fut montré à Moïse sur la montagne (Ex 25, 40), du seul et même Dieu dont le nom est maintenant glorifié dans l’Église parmi toutes les nations (cf. Ml 1, 11). Les choses terrestres, disposées à notre niveau, il est en effet normal qu’elles soient les figures des choses célestes – tout en étant d’ailleurs faites par le même Dieu, puisqu’un autre eût été incapable de réaliser une image des choses spirituelles [4].

Le texte, ne l’oublions pas, est pris dans une polémique contre les gnostiques. Il s’agit d’affirmer que le Dieu Père de notre Seigneur Jésus-Christ est bien le Dieu de l’Ancien Testament auquel étaient adressés les sacrifices de l’ancienne Loi, déjà prescrite par le Verbe, non que la Divinité ait eu besoin de nourriture, mais pour habituer les hommes à offrir à Dieu quelque chose de leur vie. Ces sacrifices sanglants ne sont plus nécessaires, puisque le Christ a réalisé l’oblation parfaite sur la Croix. Mais la nécessité subsiste pour nous de présenter à Dieu nos actions de grâce et nos supplications. Cela s’accomplit principalement dans l’eucharistie de l’Église, où nous joignons notre offrande à celle du Christ. Il s’agit bien d’une offrande réelle, charnelle, car, n’en déplaise aux hérétiques, le corps du Christ qui s’offre dans l’eucharistie est un vrai corps, son sang un vrai sang. Ce corps et ce sang sont présentés sur l’autel céleste, devant le Trône de Dieu, mais il y a une transposition terrestre de ces réalités, et c’est Dieu lui-même qui en est l’auteur comme il était l’auteur des règles sacrificielles de la Loi de Moïse, car « il eût été impossible à un autre de réaliser une image des choses spirituelles ».

Bien sûr, saint Irénée reste allusif et n’explicite pas tous les points de son raisonnement : c’est ainsi que le lien qui existe entre le sacrifice de la messe et celui de la Croix n’est pas traité, seule est mentionnée l’intention explicite du Christ qui a « enseigné » à agir de la sorte. Mais ce qui est important, c’est que, après avoir annoncé le caractère figuratif et la caducité des sacrifices de l’Ancien Testament, il ne s’en tient pas à une offrande purement intérieure que les chrétiens feraient à Dieu en union avec Jésus (même si celle-ci est sous-entendue) : il s’agit bien d’un culte extérieur, qui se réalise seulement dans l’oblation rituelle que l’Église fait du Corps et du Sang du Seigneur.

Saint Jean Chrysostome

Venons-en à saint Jean Chrysostome, qui apparaît à bien des égards comme un des docteurs les plus importants de l’Église ancienne en ce qui concerne le mystère eucharistique [5]. Arrêtons-nous d’abord à ce qu’il expose dans l’homélie 17 de son commentaire de l’Épitre aux Hébreux, qui concerne le chapitre 9, versets 24-26, de celle-ci : « Ce n’est pas, en effet, dans un sanctuaire fait de main d’homme, simple copie du véritable, que Christ est entré, mais dans le ciel même, afin de paraître maintenant pour nous devant la face de Dieu. Et ce n’est pas afin de s’offrir lui-même à plusieurs reprises, comme le grand-prêtre qui entre chaque année dans le sanctuaire avec du sang étranger. Car alors il aurait dû souffrir à plusieurs reprises depuis la fondation du monde. En fait, c’est une seule fois, à la fin des temps, qu’il a été manifesté pour abolir le péché par son propre sacrifice. » Pour expliquer comment l’unicité du sacrifice du Christ remplace la répétition des rites de la Loi, il rapproche ce passage de He 10, 1 : « Ne possédant que l’esquisse des biens à venir et non l’expression même des réalités, la Loi est à jamais incapable, malgré les sacrifices, toujours les mêmes, offerts chaque année indéfiniment, de mener à l’accomplissement ceux qui viennent y prendre part. » (TOB) Voilà la conclusion :

3. En effet, dites-moi, à quoi bon plusieurs victimes, quand une seule suffît ? Leur nombre et leur offrande perpétuelle montrent que ceux qui les offrent ne sont pas purifiés. Quand un médicament est fort, capable de rendre la santé et de guérir entièrement la maladie, il suffit de le prescrire une fois pour qu’il opère tout son effet. Et si, prescrit une fois, il a opéré parfaitement, sa force est démontrée par cela seul qu’on ne l’ordonnera plus ; son action est évidente, par cela même qu’on n’y fait plus appel. Au contraire, s’il faut le répéter toujours, c’est qu’évidemment il est sans vertu ; car le propre d’un spécifique, c’est d’être prescrit une fois et non pas souvent. Appliquez ici cette comparaison. Pourquoi enfin faut-il toujours les mêmes victimes ? S’ils étaient délivrés de tous leurs péchés, pourquoi offrir chaque jour de nouveaux sacrifices ? En effet, il était établi qu’on sacrifierait pour le peuple entier tous les jours, chaque soir et même pendant la journée. Cette pratique accusait les péchés des juifs et ne les remettait pas ; elle avouait leur faiblesse et ne manifestait pas sa vertu. Une première immolation avait été impuissante : on en offrait une seconde ; celle-ci ne produisait rien elle-même, il en fallait une troisième ; c’était donc une déclaration sans réplique de leurs péchés. Le sacrifice était une preuve du péché, le sacrifice sans cesse réitéré était un aveu de l’impuissance du sacrifice.
En Jésus-Christ, le contraire a lieu. Il s’est offert une fois, et à perpétuité ce sacrifice suffit. Aussi l’Apôtre, avec raison, appelle les offrandes antiques des « copies » : elles n’ont, de leur modèle, que la figure, et non pas la vertu. C’est ainsi que les portraits ont l’image du modèle, sans en avoir la vertu. L’original et la figure ont quelque chose de commun : ils ont la même apparence, mais non la même force. Ainsi en va-t-il du ciel comparé au tabernacle ; il y a similitude entre eux, sainteté de part et d’autre : mais la vertu et le reste ne sont plus les mêmes.
Comment entendre que le Seigneur, par son sacrifice, est apparu pour la ruine du péché (He 9, 26) ? Qu’est-ce que cette ruine ? C’est une sorte d’exclusion avec mépris ; le péché n’a plus de pouvoir, il est ruiné, disgracié. Comment encore ? Il avait droit à réclamer notre châtiment, et il ne l’a pas obtenu ; en cela, il est exclu avec violence. Lui qui attendait l’heure de nous évincer tous et de nous détruire, a été lui-même supprimé et anéanti. — Jésus est apparu par son sacrifice, c’est-à-dire, il s’est montré lui-même, il s’est approché de Dieu. Quant aux prêtres des juifs, n’allez pas croire qu’en répétant souvent leur immolation dans une même année, ils le fissent au hasard, et non pas à cause de l’impuissance de leurs sacrifices. Si ce n’était par impuissance, pour quel autre motif agir ainsi ? Quand une plaie est guérie, il n’est plus besoin d’appliquer les médicaments. C’est pourquoi, dit saint Paul, Dieu a ordonné qu’on ne cessât d’offrir par impuissance même de guérir, pour rappeler sans cesse aux juifs la mémoire de leurs péchés.

Mais aussitôt surgit la difficulté : qu’en est-il alors de l’eucharistie célébrée quotidiennement ou au moins chaque dimanche ?

Mais quoi ? Est-ce que nous n’offrons pas aussi tous les jours ? Sans doute, nous offrons ainsi ; mais nous ne faisons que célébrer le mémorial de la mort de Jésus-Christ, car il n’y a qu’une victime et non pas plusieurs. Pourquoi une seulement et non pas plusieurs ? Parce qu’elle n’a été offerte qu’une seule fois, comme il n’y avait qu’un seul sacrifice offert dans le Saint des Saints : or ce sacrifice était la figure du nôtre, de celui que nous continuons d’offrir. Car nous offrons toujours le même, et non pas aujourd’hui un agneau, demain un autre ; non, mais toujours le même. Pour cette raison, notre sacrifice est unique. En effet, de ce qu’on l’offre en plusieurs endroits, s’ensuit-il qu’il y ait plusieurs Jésus-Christ ? Non, certes, mais un seul et même Jésus-Christ partout, qui est tout entier ici, et tout entier là, un seul et même corps. Comme donc, bien qu’offert en plusieurs lieux, il est un seul corps et non pas plusieurs corps, ainsi n’avons-nous non plus qu’un seul sacrifice. C’est notre Pontife qui a offert cette victime, qui nous purifie. Et nous offrons maintenant aussi celle qui fut alors présentée et qui ne peut s’épuiser jamais. Et nous le faisons maintenant en souvenir de ce qui se fit alors : « Faites ceci en mémoire de moi », dit-il (Lc 22, 19). Ce n’est pas à chaque fois une immolation différente, comme le grand prêtre d’alors, c’est la même que nous faisons ; ou plutôt d’un seul sacrifice nous faisons perpétuellement mémoire [6].

D’emblée, Jean est parti du plus difficile : l’opposition que dresse l’auteur de l’Épître aux Hébreux entre la multiplicité des sacrifices de la Loi ancienne et le « une fois pour toutes » du sacrifice du Christ. C’est ce point précisément que les Réformateurs ont mis en valeur par la suite pour nier le caractère sacrificiel de la messe. La multiplicité est vue comme signe d’inefficacité. Nous ne sommes plus dans la perspective de saint Irénée qui voyait malgré tout une continuité entre le culte mosaïque et le culte chrétien, puisque c’est le même Dieu qui ordonnait l’un et l’autre, et que l’un et l’autre répondaient à l’intention divine qui est de nous faire participer par un geste à notre portée à la sanctification que Dieu veut pour nous. Les rites sacrificiels de la Loi sont ici disqualifiés et vus tout au plus comme une pédagogie lointaine, une image, une « copie » (antitupos), de la seule réalité efficace et salvatrice : le sacrifice pascal du Christ, « elles n’en ont que la figure et non pas la vertu ».

En fait, Jean est pris entre deux perspectives : comme pour Irénée, et dans la suite du passage de l’Épitre aux Hébreux (8, 5) citant Ex 25, 40, les rites de la Loi sont des figures, dont le « type » est la vision du culte céleste que Moïse a eue sur la montagne. Mais, d’un autre côté, dans une lecture proprement typologique, c’est le sacrifice du Christ sur la croix qui est le tupos, le seul efficace. Les deux perspectives ne sont pas forcément contradictoires, car l’oblation du Christ se poursuit au ciel et on peut penser que c’est elle que Moïse a vue prophétiquement. Mais l’argumentation est différente. Pour Irénée, les réalités terrestres sont des figures, mais figures des réalités éternelles, étant entendu que c’est Dieu lui-même qui assure la transposition (« puisqu’un autre eût été incapable de réaliser une image des choses spirituelles »). Le culte extérieur est par là légitimé, tandis qu’il semble plus difficilement trouver place dans la perspective de Jean.

Pourtant c’est bien à une défense en règle de l’eucharistie, vue comme sacrifice réellement offert par le Christ lui-même, qu’aboutit l’archevêque de Constantinople. Le texte de Jean est difficile et tous les traducteurs ne le rendent pas exactement de la même façon [7]. Mais la perspective d’ensemble est assez claire. La solution trouvée (qui sera reprise par les Pères du concile de Trente, qui connaissaient ce texte) est de mettre en avant l’unicité de la victime offerte : à l’inverse des oblations sacrificielles du Temple qui se renouvelaient sans cesse et mettaient chaque fois en jeu des victimes différentes (et des agents différents), c’est la même victime qui est présentée à Dieu : Jésus-Christ, notre Seigneur. Sur ce point saint Jean Chrysostome ne varie pas.

Si l’on essaie de rassembler les différents passages où le saint Docteur parle du sacrifice eucharistique, on constate une étonnante fermeté dans sa doctrine. Il tient d’abord à la totale identité entre le rite célébré au soir du Jeudi saint et la messe confiée à l’Église :

  • cette parole dite une fois pour toutes [lors de la Cène : « ceci est mon corps, ceci est mon sang »] opère, à chaque célébration eucharistique dans les églises, depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui et jusqu’à son retour, le sacrifice parfaitement accompli [8].
  • l’oblation (prosphora) que le Christ confia à ses Apôtres, c’est celle-là même que confectionnent aujourd’hui les prêtres [9].

Mais il sait aussi que l’offrande célébrée à la messe rend présent le sacrifice de la Croix, sans pour autant le mimer :

  • Le sacrifice de la messe est un sacrifice non sanglant comme celui d’Abraham : ce sacrifice [celui d’Abraham] eut lieu sans effusion de sang, car il devait être la figure de celle-ci [l’eucharistie] [10].
  • Dans la Loi nouvelle, la réalité sacrificielle elle-même est changée : au lieu de l’immolation des bêtes, c’est lui-même que le Christ a ordonné d’offrir […]. Pourquoi [Paul] ajoute-t-il « que nous rompons » (1 Co 10, 16) ? Cela semble bien arriver dans l’eucharistie, mais il n’en fut pas de même sur la Croix, ce fut même plutôt le contraire, puisqu’il est dit « ses os ne seront point brisés », mais ce qu’il ne subit pas sur la Croix, il le subit pour toi dans l’oblation et il supporte d’être rompu pour qu’il comble tous de ses dons [11].

L’enseignement de saint Jean Chrysostome, dans sa richesse, pourrait bien illustrer cette phrase qu’on attribue aux Pères du concile de Nicée : « sur la table sainte, l’Agneau de Dieu est offert en sacrifice (thuoménon) de façon non sacrificielle (athutôs) par la main des prêtres [12] ». Non sacrificielle, c’est-à-dire selon un mode complètement nouveau, non sanglant, non quantitatif, etc. Par là on fait droit à la critique des sacrifices qu’on trouvait chez les prophètes et les premiers auteurs chrétiens. Mais on ne perd pas la conviction que l’eucharistie de l’Église nous donne, hic et nunc, non seulement les fruits, mais la réalité même de l’unique et parfait Sacrifice.

Fr. Étienne Ribot, membre de la communauté Kefar-Nahum en Israël.

[1] Lettre de Barnabé, II, 1.

[2] Minucius Felix, Octavius, 10 (PL 3, 264 A), l’interlocuteur païen relève que les chrétiens (à l’inverse des grecs et des romains, et même des juifs) n’ont ni autel (aras), ni temples (templa), ni images (simulacra).

[3] Didaché, 14, 1 et 2.

[4] Nous avons utilisé la traduction du P. Adelin Rousseau, parue au Cerf en 1991, avec quelques légères retouches.

[5] La collection Les Pères dans la foi a consacré un volume à son enseignement eucharistique : L’Eucharistie École de Vie, Migne, 2009.

[6] Traduction d’après Houssiau, Le Sacrifice du Christ et de ses serviteurs selon les Pères de l’Église, Louvain, 1990.

[7] Nous avons préféré la traduction citée plus haut (« comme il n’y avait qu’un seul sacrifice offert dans le Saint des Saints ») à celle de la collection Les Pères dans la foi : « c’est que le Christ, offert une fois pour toutes, fut introduit dans le Saint des saints [céleste] », qui prend des libertés avec le texte et ne semble pas coller avec la suite du raisonnement : Jean sait que le grand-prêtre présentait une fois par an l’oblation (un taurillon et un bélier, Lv 16, 3) devant le propitiatoire dans le Saint des Saints, et il peut voir dans cette offrande unique une figure du sacrifice eucharistique. N’empêche que le passage est difficile et qu’à la fin Jean a l’air d’opposer le grand-prêtre juif qui présente des offrandes différentes aux prêtres de l’Église qui n’en offrent jamais qu’une seule.

La phrase du début que nous avons rendue par « nous ne faisons que célébrer le mémorial de la mort de Jésus-Christ, car il n’y a qu’une victime et non pas plusieurs » pourrait évidemment se prendre au sens faible du mot mémoire, mais l’action liturgique n’est pas seulement une évocation d’un fait passé, elle est une manière actuelle de présenter au Père le sacrifice de son Fils, Jean reprend le mot anamnèsis aux paroles de l’institution, où il a toute la force du zikron biblique. Le second membre de la phrase est plus conjectural dans la mesure où le mot « victime » n’est pas exprimé, il y a seulement un démonstratif féminin, qu’on peut rapporter à anamnèsis, comme le fait la traduction des Pères dans la Foi : « cette anamnèse est unique et non multiple », mais plus probablement à thusia, utilisé pour rendre sacrifice, mais qui peut avoir également le sens concret de victime.

[8] Sur la trahison de Judas, 1, 6 (PG 49, 380).

[9] Homélie sur la deuxième à Timothée, 2, 45 (PG 62, 612).

[10] Panégyrique d’Eustathe d’Antioche, 2 (PG 50, 601).

[11] Homélie sur la première aux Corinthiens, 24, 2 (PG 61, 200).

[12] Gélase de Cyzique, Histoire ecclésiastique, 2, 31, 6 (PG 85, 1317B).

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