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Les apparitions de Jésus

P. Edouard-Marie Gallez

Après que Jésus ait disparu à leurs yeux, rapporte l’évangile selon saint Luc, deux disciples s’en revinrent d’Emmaüs à Jérusalem,

et ils trouvèrent les Douze rassemblés ainsi que ceux qui étaient avec eux, disant que réellement le Seigneur s’est réveillé et qu’il a été vu par Simon. (Lc 24,33-34)

Qui sont les « disant » ? Ce qu’on appelle le « texte grec » (homogénéisé au XXe siècle) laisse perplexe ; il rend mal les balancements présents tout au long du récit des « pèlerins d’Emmaüs », qui sont souvent éclairants. D’ailleurs, les manuscrits grecs hésitent quant à l’orthographe (c’est-à-dire au « cas ») du mot, entre λέγοντας-legont a s – auquel cas les « disant » sont ceux qui sont avec les Apôtres – et λέγοντες-legont e s. Dans ce dernier cas, donné par le Codex « de Bèze » (ou D05) (généralement fidèle au texte araméen Pešitta selon sa littéralité et aussi selon sa récitation), les « disant » du verset 34 sont les deux pèlerins. La traduction de tout le passage selon l’araméen (donc balancée) est alors la suivante :

Et ils se dirent l’un à l’autre
N’étaient-ils pas pesants [1] nos cœurs en nous quand il parlait avec nous sur la route
Et qu’il nous interprétait les Écritures.(v.32)
Et ils se relevèrent aussitôt Et retournèrent à Jérusalem
Et ils trouvèrent assemblés les Onze Et ceux qui étaient avec eux (v.33)
Alors ils dirent
En vérité, Notre Seigneur s’est relevé et il s’est fait voir à Šimon. (v.34)
Et ils rapportèrent aussi ce qui se passa sur la route
et comment ils le reconnurent quand il rompit le pain (v.35)

Les sujets des verbes principaux sont les deux pèlerins : la structure récitative duelle ne laisse aucun doute. Ils parlent même l’un après l’autre comme de vrais témoins, selon le système hébraïque. Il ne s’agit pas de (Simon-)Pierre mais de Kéliopha (nommé en 24,18 comme étant l’un des deux) et d’un Šimon (nommé ici).

Une objection

Un rapprochement est parfois proposé avec 1Co 15,5-8 – un passage difficile qui fait partie d’une ancienne proclamation (hormis l’explicitation de Paul ) et qui évoque une apparition de Jésus à Simon-Pierre :

Il s’est fait voir par Képhas [c’est-à-dire Pierre], puis par les Douze. (v.5)
Ensuite, il s’est fait voir par plus de 500 frères à la fois
– dont la plupart demeurent encore et quelques-uns sont morts. (v.6)
Ensuite, il s’est fait voir par Jacob, En dernier de tous (παντων-pantôn) comme à un enfant posthume, puis par πασιν-pasin (tous ?) les apôtres. (v.7)
il s’est fait voir par moi aussi. (v.8)

Le Šimon de Luc ne serait-il pas le Pierre de ce passage ? Est-il question ailleurs dans le Nouveau Testament d’une apparition à Pierre seul ? Avant de répondre à cette question, il faut voir que le passage de Paul soulève beaucoup d’interrogations :

• De quelles apparitions à Képhas et à Jacques parle Paul ?

• Pourquoi les apôtres sont-ils mentionnés deux fois, la seconde fois avec l’adjectif “πας-pas” ?

• Le parallélisme entre “Képhas puis les Douze” (v.5) et “Jacob puis tous les Apôtres” (v.7) est délibéré ; puisqu’il ne s’agit pas d’une simple redondance, quel sens a-t-il ?

• À quel titre exact Paul se place-t-il en Apôtre supplémentaire ?

On peut comprendre qu’au verset 5, certains copistes aient transformé « Douze » en « Onze », selon le nombre des apôtres témoins des apparitions, et peut-être aussi afin de comprendre l’adjectif « pasin » du verset 7 au sens de « tous /au complet » comme si Paul voulait parler d’une apparition aux Apôtres redevenus douze – mais justement, ils n’ont élu Matthias qu’après les quarante jours (Ac 1,26), peu avant la Pentecôte. Et la version la plus fréquente, qui mentionne « douze », est certainement la bonne ; c’est celle qui s’accorde avec le discours oral : quand, après la Pentecôte, on parle de ces événements, on actualise en comptant Matthias formant le douzième, car il était assurément présent parmi les disciples entourant les Onze au soir de Pâques mais il n’était pas encore le « douzième ». Il faut chercher ailleurs la raison du parallélisme et de la nuance entre les versets 5 et 7.

Et d’abord, où parle-t-on d’une apparition à Pierre et à Jacques seuls dans les évangiles ? Au temps des memoriae apostolorum – les douze témoignages des apôtres qui ont circulé un moment, y compris sous forme écrite –, il a été question d’une apparition à Jacques seul. Comme cousin de Jésus, il est son successeur en tant que Fils de David, donc celui qui devrait prendre la tête de l’Église de Jérusalem. Mais sans une apparition lui intimant cette mission, il est impensable qu’il l’ait assumée et même qu’elle ait été acceptée sans discussion. On comprend alors pourquoi, dans la phrase qui suit (1Co 15,8), Paul se met en avant : une apparition personnelle « post-Pentecôte » fut également à l’origine de sa mission particulière. On ne possède pas le contenu de la memoria Jacobi qui parlait nécessairement de l’apparition à cet apôtre, et ce que saint Jérôme tire de « L’évangile – écrit-il – appelé “selon les Hébreux” et que j’ai traduit récemment en grec et latin, et qu’Origène utilise » [2] est assez mystérieux ; on sait que cet « évangile selon les Hébreux » est basé, non sans déformations, sur celui de Matthieu, et on peut penser que le passage suivant qui y a été inséré (cité selon saint Jérôme) ne reproduit pas correctement non plus le témoignage de Jacques :

Quand le Seigneur eut donné le linceul au serviteur du prêtre, il vint à Jacques et lui apparut. Celui-ci avait juré de ne plus manger de pain depuis l’heure où il but au calice du Seigneur jusqu’à ce qu’il le voie relevé d’entre ceux qui dorment. Le Seigneur [lui] dit presque tout de suite : [Apporte] une table et du pain… Il prit le pain, le bénit, le rompit et le donna à Jacob le Juste et lui dit : Mon Frère, mange ton pain car le Fils de l’Homme s’est relevé d’entre ceux qui dorment.

Le fait que le Christ soit dit apporter lui-même son linceul à un serviteur (inconnu par ailleurs), puis être apparu à Jacques, est très ambigu et curieux. Ce passage (connu seulement en latin) traduit un texte araméen qu’il est difficile de saisir en l’état actuel des connaissances.

Quant à l’apparition à Pierre seul, le texte de la Pešitta en Luc 24,12 la suggère – non le « texte grec ». Car, selon l’araméen, après avoir couru au tombeau et vu les linges seuls, il n’est pas dit « retourner chez lui en admirant ce qui était arrivé » mais « s’en aller en admirant en lui-même ce qui [lui] était arrivé ». Ne viendrait-il pas d’avoir une courte vision du Seigneur, avant que Jean ne descende (Jn 20,6-8 indique que Jean a attendu avant de rejoindre Pierre) ? Il se demande alors si cette vision est matérielle ou si elle est comme celle qu’il a eue de Moïse et d’Élie (cf. Lc 24,37 + Mt 17,3). En grec, l’ordre des mots diffère et indique qu’il serait retourné à ce moment-là « chez lui » en Galilée ; l’explication la plus probable de cette erreur absurde est une erreur matérielle de copiste. Les traductions anglaises ont d’ailleurs opté pour le bon ordre des mots.

Comprendre 1Co 15,5-8

En synthétisant ces données – auxquelles il faut ajouter le fait que « toïs ápostoloïs pasin » signifie ici non « par les apôtres tous ensemble » mais plutôt « par chacun des Apôtres » –, le passage de Paul prend tout à coup un sens très fort, rigoureusement chronologique et théologique, et sans plus aucun rapport avec le récit des pèlerins d’Emmaüs :

Il s’est fait voir à Pierre [au tombeau], et après cela [araméen bathreh [3]] aux Douze [réunis au Cénacle]. (v.5)
(c’est-à-dire à Jérusalem, au cours des premières deux semaines après lesquelles les Apôtres entreprennent leur parcours de remémoration)
Ensuite, il s’est fait voir à plus de 500 frères à la fois
– dont la plupart demeurent encore et quelques-uns sont morts–
(au bout de la Galilée, sur le mont Hermon, au centre des deux semaines du parcours [Mt 17,1 ; 28,16]). (v.6)
Ensuite, il s’est fait voir à Jacob, et après cela aux apôtres les autres [en vue de spécifier à chacun sa mission]
(ils étaient revenus à Jérusalem douze jours avant l’Ascension). (v.7)
En dernier de tous comme à un enfant posthume, il s’est fait voir à moi aussi [en vue de ma mission]
(quatre ans plus tard, sur le chemin de Damas). (v.8)

L’aspect de reconstitution chronologique du passage s’impose par la structure binaire chère aux témoignages en Orient ; on la voit en 1Co 15,5-8 et plus encore en Lc 24,32-34 où la complémentation est explicite (le principe est que celui qui a le plus d’autorité parle en premier lieu, puis les autres, sans répéter ce qui a été dit déjà, si ce n’est en vue d’apporter une précision). C’est toujours selon ce jeu binaire qu’il convient de lire le texte évangélique lorsque des témoignages sont donnés [4], et spécialement à propos des quarante jours après Pâques.

Quand on connaît ces missions apostoliques qui se sont réparti le monde et que les Apôtres ont accomplies, l’envoi par Jésus ressuscité paraît avoir été le facteur indispensable et déterminant – et si Jacques est nommé par Paul en premier lieu, c’est précisément parce que lui ne doit pas partir mais rester à Jérusalem.

P. Edouard-Marie Gallez, Né en 1957, membre de la Congrégation Saint-Jean, a soutenu en 2005 à l’Université de Strasbourg sa thèse de doctorat, intitulée « Le Messie et son prophète. Aux origines de l’islam ».

[1] L’adjectif araméen yaqir, pesants, reprend le mot même qui apparaît au verset 25 : « Ô sans intelligence et pesants de cœur à croire à ce que dirent les Prophètes » (Lc 24,25). À cet endroit, yaqir est rendu en grec par bradeis, lents, ce qui est assez correct mais ne convient pas du tout plus loin quand il s’agit d’exprimer que le cœur est touché et porte quelque chose : le grec ne connaît pas la notion de « pesanteur du cœur ». Or, la différence entre les termes yaqir (pesants) et yaqid (brûlants) tient à une seule lettre, ou plus exactement à un seul point, en haut [r]ou en bas [d]. En Lc 24,33, le traducteur a choisi un terme grec qui correspond à cette mauvaise lecture qui l’arrange sans trahir le sens : ainsi « pesants » devient « brûlants ». C’est un exemple typique de traduction de l’araméen au grec.

[2] Jérôme, De viris illustribus, 2 – PL 23, 611F.

[3] L’adverbe bathreh a autant un sens chronologique (après) que didactique (à la suite de –), à la différence de batharken ou de bathar halein où le sens est strictement chronologique (qui vient après). Ceci explique que certains manuscrits grecs, au lieu de traduire simplement par eita, indiquent kai meta tauta (et après / à la suite de cela) pour rendre la nuance. N’oublions pas qu’à Corinthe, la majorité des premiers chrétiens sont des juifs dont la langue maternelle et culturelle est l’araméen, plus ou moins impliqués dans des activités commerciales, tout comme à Rome. Il ne paraît pas surprenant que la lettre que leur destine Paul ait été écrite en araméen avant le grec.

[4] Le récit évangélique proclamé en araméen se présente sous la forme de balancements à deux ou à trois membres de phrase, et le rythme du texte est souvent explicité par des signes paratextuels rajoutés au VIe siècle (pour ce qui est de la Pešittô occidentale) et au VIIIe siècle (pour ce qui est de la Pešitta orientale). Un rythme à deux membres correspond toujours à un témoignage, tandis qu’à un rythme à trois membres exprime toujours une élaboration théologique (selon le P. Frédéric Guigain, présentateur de l’Evangéliaire selon la récitation orale des Apôtres, éd. Cariscript, 2008).

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