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Les apports de la paléontologie à la théorie de l’évolution

Marc Godinot

Dans les années 1860, plus de 30 000 espèces fossiles ont déjà été décrites, mais il s’agit en grande majorité d’invertébrés, qui ne montrent que des évolutions limitées. La stratigraphie a progressé, et de nombreux géologues et paléontologues sont arrivés à la conclusion qu’il y a une histoire de la vie, intimement liée à l’histoire de la terre, et quasiment continue. Bronn et d’Archiac ont des conceptions de ce type, mais pour eux les nouveautés qui apparaissent chez les êtres vivants doivent provenir de l’action d’une force créatrice (un Créateur ou une force naturelle inconnue). C’est dans ce contexte que la publication de L’Origine des Espèces de Darwin en 1859 libère d’autres paléontologues, surtout des spécialistes de mammifères fossiles. Rütimeyer à Bâle, Gaudry à Paris, Leidy à Philadelphie, deviennent évolutionnistes (alors qu’en Angleterre, Owen résiste). Les premiers schémas de phylogénie reliant des espèces fossiles et actuelles entre elles sont publiés par Gaudry en 1866, chez les hyènes, les éléphants, etc. Ils seront cités par Darwin dans les éditions ultérieures de L’Origine des Espèces (édition définitive de 1872). Ce n’est pas un hasard si ce sont des spécialistes de vertébrés fossiles, et parmi eux des mammalogistes, qui sont concernés. Un squelette de vertébré fournit une grande quantité d’information sur l’anatomie et les adaptations de son propriétaire, beaucoup plus qu’une coquille de mollusque. Et si les poissons et les autres vertébrés des ères Primaire et Secondaire sont mal documentés, on découvre de plus en plus de mammifères dans les terrains tertiaires plus abondants.

De grands pas sont accomplis lorsque, dans les années 1870-1890, les terrains continentaux de l’Ouest de l’Amérique du Nord sont explorés. Dans cette région, qui s’est révélée être un véritable Eldorado pour les paléontologues, des bassins continentaux possèdent des remplissages sédimentaires qui se chevauchent les uns les autres, et dont les faunes régionales se relaient les unes les autres sur de longues périodes. Plus de vingt bassins s’étalent du Nouveau-Mexique au Canada ; leurs remplissages couvrent tout le Tertiaire. Les paléontologues qui se sont lancés dans la recherche et la publication de ces richesses fossiles, Marsh, Cope, puis Osborn et Scott, ont été d’emblée évolutionnistes. C’est ainsi que la célèbre série évolutive du cheval, qui avait été proposée à partir des formes ayant migré en Europe par Kovalevski (1873), est apparue documentée de façon plus continue en Amérique du Nord, là où s’est produite l’histoire de la famille des équidés. Elle est en place dans un article de Marsh de 1874, et elle sera progressivement complétée par la suite par Matthew, Osborn, Simpson. Les mammifères fossiles, avec leurs crânes, leurs dents et leurs os des membres documentent de l’évolution à grande échelle. On s’en rend compte de mieux en mieux entre 1870 et 1880, et la plupart des paléontologues deviennent évolutionnistes. Beaucoup de naturalistes, impressionnés par les découvertes de la paléontologie, se rallient ensuite à la théorie de l’évolution.

La réalité de l’évolution comme histoire de la vie

Dans la série du cheval, qui reste emblématique, la succession des genres est à peu près complète et certaine. Elle relie, à « grands pas », les Equus actuels à des formes à trois doigts au Miocène, vers 15 Ma (millions d’années), puis en remontant le temps jusqu’à 55 Ma à des animaux de la taille d’un renard ayant un squelette bien plus primitif. Mais, si cette cohérence globale, inscrite dans la succession temporelle, est très convaincante, on est pourtant loin de pouvoir établir une phylogénie précise des espèces ; le matériel fossile n’est pas assez abondant pour cela. L’exemple des chevaux récents illustre bien ce point : dans le genre Equus, il y a plus de cinq espèces, les chevaux, les ânes, les hémiones, plusieurs espèces de zèbres. À moins 2 Ma, on trouve d’autres espèces d’Equus qui présentent un mélange de caractères des uns et des autres, et leurs relations de parenté sont difficiles à établir (on les trouve sur plusieurs continents, ce qui complique beaucoup la tâche). On a donc ce paradoxe qui est typique de l’histoire en général : des grandes lignes bien établies, mais beaucoup de détails qui ne sont pas connus. Il faut dire que, si l’on veut approcher l’histoire évolutive dans le détail, elle devient d’une très grande complexité : pour rédiger une synthèse sur les périssodactyles au niveau des genres, il a fallu réunir 28 spécialistes en 1989 ; on trouve chez eux par exemple 19 genres d’Equidés pour Evander, et 30 genres pour Prothero et Schoch, ce qui montre que la systématique est débattue ; aucun d’eux ne mentionne les nombres d’espèces ! Une histoire qui se déroule sur 55 millions d’années est forcément complexe, et la connaissance que nous en avons ne peut être que partielle.

L’un des aspects intéressants de la série évolutive du cheval est que, à son origine, elle est toute proche des séries évolutives des rhinocéros et des tapirs. Les formes ancestrales de ces groupes sont très proches les unes des autres. Elles avaient des tailles allant de celle d’un chat à celle d’un renard, et sont encore proches de mammifères plus primitifs que l’on place dans un autre ordre (les Condylarthres, alors que chevaux, rhinocéros et tapirs sont classés dans les Périssodactyles). De nos jours, on imagine difficilement ce que pourrait être un intermédiaire entre un rhinocéros et un cheval, ou entre un cheval et un tapir. Mais si l’on remonte la chaîne des formes apparentées dans chacune de ces familles, puis dans les familles apparentées de rhinocérotoïdes et tapiroïdes, vers - 55 millions d’années, on a du mal à les distinguer, et la définition des familles (et donc des superfamilles et des sous-ordres) devient très subtile, basée sur de petits détails. Ainsi ce sont bien des transformations évolutives majeures qui sont documentées dans cet exemple et dans d’autres : c’est de l’évolution à grande échelle, ou macro-évolution (par opposition à une microévolution qui fait passer d’espèces en espèces). On notera que l’histoire des rhinocérotoïdes, beaucoup plus nombreux et diversifiés que les équidés, a fourni elle aussi quelques belles séries évolutives.

Des images globales de macroévolution sont fournies par d’autres ordres de mammifères. On en trouve en particulier chez les Artiodactyles (chameaux, girafes, antilopes et autres bovidés, porcins et apparentés, hippopotames). Dans ce groupe, nous pouvons relier à grands traits la diversité des formes actuelles à deux départs de radiation, en Europe et en Amérique du Nord, qui commencent par un même genre ayant migré entre ces deux continents. Ce genre, Diacodexis, n’est guère plus grand qu’un hérisson, et déjà adapté à la course ; ses dents extrêmement primitives peuvent facilement être confondues avec celles de certains primates ou d’autres ongulés primitifs, ce qui souligne une parenté proche avec d’autres ordres de mammifères. Les deux débuts de radiation sont très bien documentés en Europe et en Amérique du Nord, mais ce n’est malheureusement pas encore le cas en Asie, d’où sont originaires les ruminants. Certaines phases de leur histoire sont connues avec beaucoup de détails, par exemple l’histoire des camélidés, avec leurs migrations récentes qui ont amené les lamas en Amérique du Sud et les chameaux et dromadaires en Asie puis en Afrique ; on a là une grande cohérence avec la géologie et les mouvements des continents. Même si bien des éléments de la phylogénie manquent encore, des séquences remarquables existent, et là encore une cohérence de l’ensemble relie les espèces actuelles à quelques espèces primitives, reconnaissables à leurs os du pied particuliers mais encore très proches des autres mammifères par leurs dentitions. Dans les dernières années, on a documenté de façon admirable l’origine des Cétacés : les baleines (Mysticètes), et les dauphins et cachalots (Odontocètes) sont issus de cétacés primitifs, les Archæocètes, marins mais plus proches par leurs crânes et leurs dents des autres mammifères. Les Archæocètes eux-mêmes sont issus de formes terrestres, dont les os du pied montrent sans équivoque qu’ils sont des Artiodactyles (on a donc un ensemble des Cétartiodactyles).

On peut multiplier de tels exemples, avec de belles séries chez les Rongeurs, les Primates, les Carnivores, les Proboscidiens (éléphants, mammouths et apparentés) : des collègues du Muséum ont décrit le crâne le plus ancien découvert dans ce groupe ; il a une quinzaine de cm de longueur. Au total, les bonnes séquences évolutives et la cohérence de l’ensemble (même en tenant compte des points non résolus comme l’origine des chauves-souris) sont tels qu’ils tracent à l’évidence une histoire évolutive des mammifères. Ajoutons en plus que, de nos jours, les étapes de la transition entre certains reptiles (synapsides non mammaliens) et les mammifères au cours de l’ère Secondaire sont fort bien documentées. Depuis longtemps déjà, on peut dire que, à elle seule, la paléontologie des mammifères documente l’évolution d’une façon si forte qu’elle la prouve. Bien sûr, il n’y a pas que les mammifères. La paléontologie continue à s’accroître dans tous les domaines, et cette accumulation de connaissances est vertigineuse. Elle est devenue si vaste que ce sont des groupes internationaux de spécialistes qui se partagent soit les grands groupes d’êtres vivants, soit les grandes périodes géologiques.

Bon nombre de découvertes récentes illustrent bien une notion tombée momentanément en désuétude et pourtant révélatrice d’un aspect très important de l’histoire évolutive, la notion de « fossiles au rendez-vous du calcul ». En voici quelques exemples, pris dans la littérature des dernières années : un insecte trouvé dans l’ambre éocène de l’Oise qui illustre une nouvelle famille, intermédiaire entre les mantes religieuses et les blattes, et confirmant l’hypothèse que celles-ci dérivaient probablement de celles-là ; une cécilie à pattes trouvée dans le Jurassique – les cécilies sont des amphibiens actuels, tous apodes ; on vient de décrire, parmi les formes primitives du Trias, la première tortue à dents, Odontochelys, candidate bien placée pour être la tortue la plus primitive connue ; on a décrit dans le Crétacé des reptiles allongés qui montrent un accroissement du nombre de vertèbres, une réduction des membres et des ceintures, et qui sont proches parents des serpents ; les découvertes récentes les plus spectaculaires sont probablement celles de petits dinosaures à plumes et d’oiseaux très anciens, en Chine ; l’origine des oiseaux s’en trouve considérablement complétée. Ces gisements de la région de Jehol forment un nouvel ensemble de « Fossil Lagerstätte », ces sites à conservation exceptionnelle dans lesquels est préservée une grande partie de l’environnement : flore, insectes, vertébrés variés avec des traces de contours, de poils ou de plumes, et qui sont eux aussi intensément étudiés.

Les méthodes d’étude elles-mêmes continuent à progresser. Dans une formation cambrienne de Chine, plus ancienne que les fameux schistes de Burgess, on arrive maintenant à extraire des embryons de quelques cellules, qui sont phosphatés ! On a recours aux analyses chimiques, isotopiques, pour tenter de comprendre si les plus anciennes traces charbonneuses des terrains précambriens sont d’origine organique ou non. Les découvertes paléontologiques sont assez régulièrement vulgarisées. Outre les découvertes ponctuelles plus ou moins spectaculaires, il ne faut pas oublier que plusieurs grandes radiations, qui étaient beaucoup moins bien documentées que celle des mammifères, font l’objet d’études suivies qui intègrent progressivement les données de phylogénie moléculaire et les nouveaux fossiles. C’est le cas de la célèbre radiation initiale du Cambrien (voir « La vie est belle » de Gould), mais aussi de la radiation des angiospermes au Crétacé, de celle des oiseaux, de celle plus grande et plus complexe encore des insectes. La discipline est en plein essor. Mais il est bien clair depuis un moment déjà que, pour tous les spécialistes de la paléontologie, l’évolution comme processus historique est une donnée définitivement établie. Ce cadre étant posé, bien des aspects en sont débattus.

Modalités de l’évolution

Pour étudier les modalités de l’évolution, les paléontologues ont toujours porté une grande attention aux séries évolutives les plus complètes. Celles-ci ne sont pas aussi nombreuses qu’on le voudrait, néanmoins leur nombre s’accroît régulièrement, sans faire de bruit dans les journaux. Il s’agit toujours de séries locales ou régionales, fournies par un cadre stratigraphique favorable, à savoir une sédimentation continue sur des durées suffisamment longues (la continuité n’est jamais parfaite, les vitesses de sédimentation sont un paramètre important) et l’accessibilité des couches. Les exemples classiques trouvés chez les trilobites, ammonites, oursins, gastéropodes, etc., se retrouvent dans les manuels et les revues de vulgarisation. Depuis quelques dizaines d’années s’y ajoutent de nombreux exemples tirés de l’étude des microfossiles issus des sondages océaniques. Les grands programmes de sondages sont liés à la prospection pétrolière, aux programmes climatiques et aux programmes internationaux de corrélations géologiques. Il en provient une littérature considérable consacrée aux micro-organismes qui permettent de dater les sondages.

Je mentionnerai ici à nouveau un exemple emblématique chez les mammifères, les séries ré-étudiées par Gingerich et ses collaborateurs dans le Bassin de Bighorn au Wyoming. En effet, ce bassin intra-montagneux d’environ 100 km de longueur et 30 km de largeur offre un cadre extrêmement favorable aux recherches. Le bassin est rempli par une série stratigraphique de plus de 1500 m d’épaisseur, formée d’une succession de couches bariolées qui sont des paléosols de diverses maturités. Les anciens auteurs, Cope, Matthew, Granger, Gregory, y avaient déjà récolté des fossiles qui dessinaient à grands traits des lignées. Un travail de stratigraphie fine à l’échelle du bassin, et les récoltes poursuivies obstinément par des équipes pendant plus de 30 années ont mis au jour des séries évolutives parmi les plus complètes qui soient. Gingerich en a fait des exemples de choix de la modalité évolutive la plus classique, le gradualisme phylétique. En effet, dans plusieurs des groupes représentés, les assemblages qui se suivent dans la succession des strates, c’est-à-dire au cours du temps, montrent des évolutions graduelles par déplacement progressif des intervalles de variation de la taille et de la morphologie des fossiles. Il y a moins de différences entre deux assemblages successifs qu’entre les membres d’un même assemblage (le changement d’un assemblage au suivant est inférieur à l’étendue de la variation intraspécifique de chacun). Dans ces cas, la continuité du changement évolutif se lit dans les documents, et le gradualisme est un processus évolutif prouvé (pour autant qu’on puisse « prouver » en histoire : c’est l’hypothèse qui s’impose, et l’on s’approche sûrement très près de la descendance historique des morphologies). Dans la mesure où de tels exemples surgissent là où les registres fossiles sont les meilleurs, et dans la mesure où ils rejoignent des séries connues par ailleurs chez d’autres organismes, certains paléontologues, dont je fais partie, considèrent que le gradualisme évolutif est la modalité majeure de l’évolution. Il faut dire que, chez les spécialistes de mammifères fossiles, le gradualisme est à la base d’une méthode de datation, la biochronologie mammalienne basée sur les lignées spécifiques, qui s’avère être la meilleure pour les terrains continentaux du Tertiaire. C’est particulièrement le cas en Europe, où il existe peu de grands bassins comparables à ceux d’Amérique du Nord, mais où pourtant on connaît de très nombreux gisements, dispersés et rarement corrélés avec les terrains marins. La méthode est opérationnelle. Ses prémisses apparaissent donc fondées.

Pourtant, d’autres paléontologues se déclarent favorables à une modalité évolutive concurrente, les équilibres ponctués (punctuated equilibria, ou équilibres intermittents). Cette modalité a été proposée par Eldredge et Gould en 1972, puis défendue par Gould avec son grand talent de vulgarisateur. Les équilibres ponctués reposent sur une réalité paléontologique à laquelle on n’avait pas prêté suffisamment d’attention, à savoir l’existence très fréquente dans le registre fossile d’espèces qui vivent assez longtemps sans changement morphologique, puis qui sont remplacées assez brusquement par d’autres dans les séries sédimentaires. C’est en particulier le cas pour des invertébrés marins, le groupe dont Eldredge est spécialiste. Les deux auteurs ont proposé d’interpréter ce phénomène comme le résultat du mode de spéciation considéré comme le plus commun dans la nature actuelle, la spéciation allopatrique de Mayr. Rappelons que la spéciation, la formation de deux espèces là où auparavant il n’y en avait qu’une, correspond à l’établissement d’une barrière de reproduction entre des populations jusque là interfécondes. Cet isolement est souvent lié à des barrières géographiques. Les populations isolées accumulent progressivement des différences génétiques, jusqu’à ne plus pouvoir se reproduire entre elles quand elles sont remises en présence l’une de l’autre. La spéciation est alors achevée. On ajoute à cela que les petites populations périphériques, beaucoup plus sujettes à la dérive génétique à cause de leurs plus faibles effectifs, sont supposées pouvoir ainsi évoluer plus vite. Eldredge et Gould ont proposé que l’arrivée brusque d’une nouvelle espèce dans une série sédimentaire corresponde à l’arrivée sur place d’une nouvelle espèce qui se serait formée ailleurs par spéciation allopatrique. Le modèle est d’autant plus séduisant qu’il semble réconcilier les données paléontologiques, d’échelles temporelles généralement assez longues, avec les mécanismes évolutifs tels qu’ils sont étudiés dans la nature actuelle. Les deux auteurs n’ont pas hésité à minimiser la signification des exemples connus de gradualisme évolutif, et à prétendre que l’évolution se faisait généralement par petits sauts brusques reliant des lignes essentiellement droites. Dans ce contexte, les tendances évolutives résultent de la sélection différentielle entre espèces stables, les nouvelles étant progressivement favorisées et remplaçant à la longue les anciennes.

Mais les équilibres ponctués se heurtent à de sérieuses objections. La première d’entre elles est que la spéciation dans l’actuel est issue d’une simple barrière de reproduction. Elle ne s’accompagne pas nécessairement, et en fait elle s’accompagne très rarement, de changement morphologique. Or une nouvelle espèce paléontologique, elle, est reconnue parce qu’elle présente une nouvelle morphologie. Ce n’est pas l’équivalent d’une nouvelle espèce dans la nature actuelle. Il y a dans la nature actuelle des variations morphologiques plus ou moins importantes à l’intérieur des espèces, entre espèces proches, etc. On en étudie le déterminisme. Mais cela apparaît bien différent, et bien déconnecté en fait, des barrières de reproduction. Parmi les plus fermes opposants aux équilibres ponctués, on trouve des spécialistes de la spéciation actuelle, qui montrent que dans ce domaine lui-même très complexe, les changements morphologiques ne sont pas requis [1] les comportements de rapprochement des sexes y sont très importants, de même que les remaniements chromosomiques]. Par ailleurs, pour prouver qu’une nouvelle espèce paléontologique arrive par spéciation brusque, il faudrait montrer qu’elle n’a pas d’ancêtres plus anciens ailleurs. C’est rarement le cas, car comment être sûr que l’on connaît toutes les faunes marines d’une époque ? Et justement, on peut faire observer que, bien souvent dans le registre marin, les espèces sont stables dans un même milieu, et de nouvelles espèces apparaissent au moment d’un changement de faciès, donc d’un changement de l’environnement marin local. Souvent d’ailleurs, les mêmes espèces reviennent quand les conditions de milieu sont rétablies (fond marin vaseux, sableux, ou dur ; sédimentation grossière, fine, absente). Les communautés marines se déplacent en même temps que les milieux auxquels elles sont adaptées, et dans ce contexte prouver une « spéciation morphologique » brusque devient extrêmement difficile. On peut reprocher à bon droit aux partisans des équilibres ponctués de spéculer surtout sur les discontinuités, les hiatus, les absences de documents. Au contraire, quand le gradualisme est documenté, il a une grande force de démonstration. Mais peut-on pour autant le généraliser ?

Le débat est loin d’être clos, et on terminera sur quelques remarques. En premier, le gradualisme tel qu’il est critiqué par Eldrege et Gould est trop caricatural [2]. Depuis longtemps, et en particulier depuis « Tempo and Mode in Évolution » (Simpson, 1944), on sait que les vitesses d’évolution sont très variées, selon les groupes et selon les périodes. Une phase rapide d’évolution peut se produire sans spéciation. Par ailleurs, on a toujours présenté dans les manuels des exemples standards de changements évolutifs graduels : c’est parce qu’on s’intéressait au changement évolutif, et non à l’absence d’évolution ! On a peut-être pu ainsi donner une fausse impression de gradualisme généralisé. Mais ne jouons pas sur les mots. Un des apports de la controverse des équilibres ponctués est d’avoir attiré l’attention sur les longues périodes sans évolution apparente des organismes, les stases morphologiques (on sait qu’elles ne sont pas génétiques). C’est une très bonne remarque et une invitation à aller plus loin du côté de la sélection stabilisante. Mais il faut quand même aussi étudier le changement évolutif quand il est là : il est alors graduel à l’échelle locale ou régionale à laquelle on y accède. Notons d’ailleurs que les micro-organismes marins planctoniques ont des répartitions océaniques très vastes, qui n’empêchent pas les séries graduelles de s’y produire. Les mammifères de taille moyenne ont souvent également des aires géographiques assez vastes, qui renforcent la signification des évolutions locales. Il est normal que les modalités évolutives varient avec les divers groupes animaux et avec les divers milieux, plus ou moins stables. On sait que des conditions insulaires favorisent des évolutions rapides, de véritables expériences naturelles d’évolution (exemples des éléphants nains de Sicile et de Sardaigne, de rongeurs et d’insectivores géants, etc.).

A vrai dire, la problématique des vitesses d’évolution est très intéressante et elle amène à approfondir l’interprétation du registre fossile. On s’est aperçu que, exactement comme pour les vitesses de sédimentation, les vitesses d’évolution diminuent globalement en fonction de la longueur de temps sur laquelle elles sont mesurées [3]. Ceci parce que, en sédimentologie, plus le temps d’observation est long, plus les hiatus temporels s’accumulent. Pour l’évolution, de petites évolutions dans un sens sont ensuite compensées par d’autres dans le sens inverse, d’où une apparence de stabilité ou d’évolution très lente, alors que dans les registres plus courts et plus denses, les vitesses d’évolution sont plus élevées, et se rapprochent des vitesses observées pour les époques récentes (Quaternaire, changements rapides depuis la dernière glaciation, colonisations humaines).

Les facteurs de l’histoire évolutive

Il est difficile de classer les facteurs de l’évolution, qui sont très nombreux. Nous distinguerons ici trois catégories, les facteurs externes accidentels, les facteurs externes permanents, et les contraintes de développement, les seuls facteurs internes que nous prendrons en considération (il faudrait intégrer les contraintes architecturales imposées par les propriétés des matériaux organiques, et d’autres encore). Paléontologues et géologues voient bien certaines corrélations entre événements, par exemple entre de grandes éruptions volcaniques et des extinctions, entre de grands changements climatiques et des mouvements de faunes et de flores. Les exemples de tels facteurs externes accidentels sont multiples. Les grandes extinctions sont évidentes. Leur « cause principale » peut être identifiée (météorite, volcans, climat) alors même que la succession précise des événements ne l’est pas (est-ce les cendres, un grand incendie, ou au contraire le froid dû aux poussières de l’atmosphère qui ont tué les animaux en masse ? Est-ce la disparition de la flore habituelle ? La suite d’événements a-t-elle duré 1, 10, 100, 500 ans ?). Finalement, peu importe le détail des événements, ce qui compte est une grande extinction, qui élimine de nombreux groupes de la course et ouvre aux groupes survivants de nouvelles ressources.

Ces facteurs externes ne sauraient être sous-estimés, ils ont joué un rôle majeur. Mais leur rôle va-t-il toujours dans le sens de la contingence, du hasard, comme on tend à le dire parfois ? Oui, les grandes extinctions, les grandes crises climatiques, les longs isolements et les grands échanges de faunes liés au contact entre deux continents sont causés par la tectonique, le climat et d’autres facteurs géophysiques, qui n’ont aucun rapport avec le degré d’adaptation des faunes et flores concernées. En ce sens, ils agissent bien par hasard, un hasard de Cournot correspondant à des séries causales indépendantes. Mais est-ce là le tout des facteurs externes ? Assurément non, car quels que soient ces événements, ils n’empêchent pas que d’autres facteurs environnementaux, eux, soient stables. La gravité et les frottements sont des facteurs stables sur la très longue durée, et ils conditionnent en partie les adaptations à la locomotion dans l’air, dans l’eau, dans le milieu souterrain. D’où, par le jeu de la sélection et des adaptations, toutes les convergences bien connues dans l’adaptation au vol, l’adaptation à la course, les formes qui permettent la nage rapide (ichtyosaures, thons, dauphins) et celles qui permettent le fouissage (taupe, taupe marsupiale). On pourrait parler à leur sujet de facteurs physiologiques, tant ils conditionnent le fonctionnement des organismes, leur physiologie, par interaction avec l’environnement (physique ou biotique). Et on pourrait en multiplier les exemples, concernant les divers aspects de la physiologie des organismes et les adaptations qui y correspondent. On connaît les adaptations aux régimes alimentaires, qui donnent lieu à d’innombrables convergences sur les dents des mammifères. On sait que de façon générale, les organes des sens seront favorisés chez les êtres mobiles. Conway Morris [4] a énuméré nombre de facultés qui ont donné lieu à des convergences, y-compris les convergences bien connues dans la vision. Il faudrait y ajouter les avantages produits par un système nerveux central efficient, pour les capacités de locomotion, de nutrition, de reproduction, etc.

Les facteurs accidentels sont causes d’événements imprévisibles, mais les facteurs permanents conduisent dans de très nombreux aspects de la biologie à des adaptations convergentes ; celles-ci mettent en évidence des sortes de cadres répétitifs, des facteurs qui limitent les possibles et rendent compte de certaines « directions » évolutives, directions qui ne sont pas des buts poursuivis mais des cheminements contraints.

Les facteurs externes ne sont pas les seuls. La structure des organismes dicte les variations qui leur sont possibles (et d’innombrables sortes de changements ne leurs sont pas possibles). Il s’agit là d’un aspect de l’évolution qui a donné lieu à des controverses vives, et à des points de vue différents chez les paléontologues et chez les généticiens, qui ne sont pas encore vraiment réconciliés. En effet, les paléontologues des années 1870 qui avaient admis l’évolution ont en général été assez critiques vis-à-vis du darwinisme, en particulier du côté hasardeux des variations. On ne peut reprendre ici un historique des raisons pour lesquelles les paléontologues avaient fondé une école néo-lamarckienne (américaine, et non nationaliste !), et ont développé la notion d’orthogenèse. Cope [5], le premier des paléontologues à se confronter vigoureusement aux mécanismes de l’évolution, a très justement fait remarquer que « toute théorie de l’évolution qui ne comprend pas une théorie de la variation est incomplète ». Les exemples qu’il citait pour défendre un point de vue différent du darwinisme simple étaient tous les deux des exemples en rapport avec la croissance des organismes, un exemple de Hyatt sur les ammonites et un exemple de lui-même sur des amphibiens (tous deux donnés dès 1866). Dans ces deux exemples, ces auteurs montraient que l’évolution s’était produite dans le même sens que la croissance des organismes. Or au cours des trente dernières années, et en particulier depuis la publication de Ontogeny and Phylogeny par Gould (1977), on a redécouvert les hétérochronies du développement. Ces hétérochronies sont des mécanismes évolutifs par lesquels le changement évolutif est issu de simples modifications des paramètres temporels du développement (durée, vitesse, ou déplacement des débuts ou fins de croissance d’un organe). Par de tels mécanismes « simples » (rarement élucidés jusqu’au niveau moléculaire), on transforme un organe ou un organisme dans un sens de pædomorphie, présence chez le descendant de caractères juvéniles de l’ancêtre, ou au contraire un sens de péramorphie, présence chez le descendant de caractères plus prononcés, « prolongés » dans leur développement par rapport à la situation ancestrale. Ces deux résultats hétérochroniques peuvent être obtenus par divers mécanismes, selon le paramètre temporel qui joue. Il n’est pas facile d’aller jusqu’à l’identification du paramètre temporel en question, car il faut des références sur le temps de croissance, que l’on a rarement chez les fossiles. Mais l’important est de réaliser que ces hétérochronies sont abondantes dans le registre fossile. On a pu en repérer beaucoup chez des oursins, chez lesquels on trouve des séries de juvéniles, et surtout chez des ammonites car la coquille préserve ses stades de croissance. Alors, souvent, on trouve qu’une série évolutive correspond à la réalisation au cours du temps de morphologies de plus en plus semblables aux morphologies juvéniles, ou au contraire de morphologies adultes de plus en plus prolongées. D’où des évolutions qui se ressemblent, et même parfois se répètent à l’identique (les itérations évolutives constatées chez les ammonites). Dans de telles séries, il va de soi que la sélection a agi. Mais le fait que des trajectoires presqu’identiques soient suivies n’est pas imposé par la sélection : c’est le résultat de la facilité avec laquelle, dans certains cas, des morphologies et des stratégies adaptatives peuvent être modifiées en ne jouant que sur quelques paramètres du développement. C’est le développement donc qui entraîne une facilitation pour certains processus, et explique ainsi que certaines directions évolutives aient été suivies plus fréquemment que d’autres.

Les hétérochronies ne sont pas les seuls mécanismes qui favorisent des directions évolutives. Alberch a développé la notion plus générale de contrainte de développement : tout « biais dans l’expression de la variabilité phénotypique dû à la nature des interactions qui caractérisent les systèmes développementaux ». Cette notion essentielle est issue des recherches en embryologie. Alberch l’a d’abord mise en évidence à partir d’exemples particuliers, comme les doigts manquants ou au contraire surnuméraires, selon les races, sur les pattes de chiens, ou encore des nombres de doigts chez des amphibiens. Mais le phénomène s’est révélé beaucoup plus général peu après, grâce au développement des techniques de morphométrie géométrique. En effet, de nouvelles approches d’étude quantifiée des formes au moyen de la morphométrie géométrique permettent d’étudier statistiquement la variabilité de formes complexes. Elles permettent de classer les formes à l’aide d’analyses multivariées. En étudiant ainsi des crânes ou des dents, on peut mettre en évidence que la variabilité des formes n’est pas la même dans toutes les directions de l’espace morphologique, et qu’il existe des directions de variation facilitée. On a déjà pu montrer sur des dents de rongeurs que cette direction de variation était celle qui avait été suivie dans une lignée. Ces recherches sont en développement rapide, comme on peut le voir en parcourant un livre récent sur la variation [6].

Ces recherches rejoignent tout-à-fait les observations qui avaient été faites dans le registre fossile des mammifères, particulièrement riche en restes dentaires : on y trouve des développements de structures qui se produisent fréquemment au même endroit de la dent. L’exemple le plus remarquable d’un tel phénomène est celui de l’hypocône, un tubercule nouveau qui se développe du côté interne et postérieur des molaires supérieures chez un grand nombre de mammifères (plus de cinq fois chez les Primates). Ce tubercule a présenté un développement important dans de nombreux groupes chez lesquels il a permis ultérieurement la réalisation de molaires à quatre tubercules principaux (alors que les molaires primitives en ont trois). Il a pu être considéré à cause de cela comme une innovation majeure. Il se développe presque toujours quand les espèces ont à peu près la même taille, des dents supérieures de 2 à 5 mm de largeur transversale. Par ailleurs, quand il commence à se développer sous la forme d’une petite variation, on aurait bien du mal à lui trouver une explication fonctionnelle immédiate, qui pourrait le faire passer pour une variation sélectionnée. On a visiblement dans ce cas l’effet d’un facteur de développement. Les chercheurs qui explorent les gènes mis en jeu dans la morphogénèse dentaire recherchent explicitement si ce sont toujours les mêmes gènes qui ont été utilisés dans le développement convergent de ce tubercule. On peut faire des observations semblables sur plusieurs autres structures dentaires, comme le métastylide des molaires inférieures, ou le mésostyle des molaires supérieures (qui capte les crêtes issues des deux tubercules externes, pour former une grande crête externe en W, que l’on trouve chez bon nombre d’ongulés et chez plusieurs groupes de primates). Le même processus s’étant répété, il faut bien admettre que, lors de la mise en place de la forme dentaire, au moment où la jonction émail-dentine se plisse, il y a là une fragilité particulière, une possibilité de variation plus grande qu’ailleurs, peut-être un simple facteur de position, l’endroit étant éloigné des deux tubercules, qui eux varient peu.

Ce que montrent très clairement ces exemples de tubercules dentaires, c’est qu’il existe des facteurs internes qui orientent la façon dont se sont produits les changements évolutifs. Ces facteurs correspondent exactement à ce qu’Alberch a défini sous le nom de contrainte de développement, concept dont l’importance est de plus en plus reconnue. Ces contraintes sont fondamentales ; elles permettent de comprendre pourquoi l’évolution a reproduit un certain nombre de fois des phénomènes semblables, c’est-à-dire a suivi, dans un certain nombre de cas, des « directions évolutives », que la sélection seule n’aurait pas suffi à faire revenir aussi souvent.

Il est très difficile à l’heure actuelle d’évaluer le rôle de ces contraintes d’une façon générale. Les recherches sont en cours. Elles s’inscrivent dans un débat très vif qui oppose d’un côté les partisans d’une évolution très aléatoire, qui se produirait très différemment si elle pouvait être relancée (Gould), et de l’autre les partisans d’une évolution beaucoup plus orientée et même prédictible (Conway Morris). Ce que l’on peut affirmer, c’est que la structure même des organismes délimite le champ de leurs évolutions possibles. On voit bien d’ailleurs que l’évolution ne fait pas n’importe quoi. A chaque moment de l’histoire évolutive, les facteurs externes et les facteurs internes jouent ensemble, en même temps, de façon inextricable. Ils sont tous importants, indispensables, et il est vain de vouloir les comparer, en évaluer l’importance respective pour essayer de lire une évolution qui serait due plus au hasard ou qui serait plus orientée. Ce qu’on peut dire est que la multiplicité des facteurs rend les prévisions impossibles. Chaque état de la biosphère dépend des états antérieurs (caractéristique de l’histoire), et le chemin pris par l’évolution dépend dans chaque cas à la fois des facteurs externes, des facteurs internes et de leurs interactions. Mais en même temps, les facteurs permanents du milieu orientent les adaptations vers des solutions qui sont en nombre limité. Il faut poursuivre la réflexion sur une évolution qui, à l’échelle des mutations et du génome, comporte beaucoup de phénomènes aléatoires, mais qui à des échelles plus grandes (de temps et de complexité des phénotypes) révèle des directions répétées.

Pour conclure, on peut dire que l’apport principal de la paléontologie à la théorie de l’évolution est justement de montrer que l’évolution n’est pas une théorie. En tant qu’histoire de la vie, l’évolution est une histoire, de mieux en mieux connue dans ses lignes principales. Quand on parle des théories de l’évolution, il s’agit des théories sur les mécanismes du changement évolutif. Il est important de bien comprendre cela : il y a eu des théories de l’évolution, il y en aura d’autres, mais les remises en cause dans ces théories sur les mécanismes ne sont jamais des remises en cause de l’évolution elle-même. Quand les registres fossiles sont riches, on peut étudier les modalités de l’évolution, et essayer de s’approcher des mécanismes. Toutefois, les mécanismes de l’évolution sont étudiés avant tout dans la nature actuelle, en biologie. L’énorme différence dans les échelles temporelles rend encore difficile d’intégrer les deux approches.

Marc Godinot, Marc Godinot, paléontologue, spécialiste des mammifères du début du Tertiaire, en particulier des primates. A été chercheur au CNRS à Montpellier. Depuis 1994 à l’École Pratique des Hautes Etudes, où il dirige le Laboratoire d’Évolution des Primates, au Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris.

[1] Delsol, M., Parent, J.-P., Mouterde, R., Ruget, C., Exbrayat, J.-M., Sentis, P., 1995. L’origine des espèces aujourd’hui - L’espèce existe-t-elle ? L’impasse ponctualiste. Paris, Boubée.

[2] Levinton, J., 1988. Genetics, Paleontology, and Macroevolution. New York, Cambridge University Press.

[3] Gingerich, P. D., 1983. “Rates of evolution : effects of time and temporal scaling”. Science, 222 : 159-161.

[4] Conway Morris, S., 2003. Life’s solution : Inevitable humans in a lonely universe. Cambridge, Cambridge University Press.

[5] Cope, E. D., 1896. The Primary Factors of Organic Evolution. Chicago, The Open Court.

[6] Hallgrimsson, B. and Hall, B. K. (eds.), 2005. Variation – A Central Concept in Biology. San Diego, Elsevier, Academic Press.

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