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Les figures du ravissement, Enjeux esthétiques et philosophiques (Marianne Massin)

coll. « Partage des savoirs », Editions Grasset et Fasquelle – Le Monde de l’Education, 2001
P.B.

« J’ose joyeux l’audacieux voyage », redit, après Tamino, Marianne Massin au seuil de son audacieuse entreprise. Rendre compte des Figures du ravissement, de leurs Enjeux philosophiques et esthétiques ouvre un si vaste champ et une problématique si profonde que l’on s’y aventure avec elle, rempli tant d’enthousiasme que d’un effroi quasi sacré. Dès l’abord, les enjeux de sa réflexion sont posés. Entre bouleversement et maîtrise, entre amour charnel et amour mystique, le ravissement fait vivre des expériences atopiques.

Cet ouvrage est la version remaniée de la thèse de doctorat soutenue en avril 1999 à l’E.H.E.S.S. La réflexion est philosophique et esthétique, selon une méthode qui s’éprouve au contact de l’énigme du ravissement : « A défaut de définir le ravissement, j’ai cherché à dessiner une constellation de notions où le sens s’épanouit et où l’on peut préciser ce qui importe par rapprochement, écarts et différences ». Deuxième problème, comment penser le rapt et l’expérience indicible : « comment se tenir dans l’extériorité d’une réflexion sans défaire la dense contraction qu’on cherche à pénétrer ? » Marianne Massin recourt à la médiation de la figure : entre « l’abstraction de l’analyse notionnelle » et « le concret de l’expérience intime » qui relève de l’indicible, « s’offre la médiation des récits qui veulent relater ce qui a sidéré », ou des images, ou encore de la musique, « précieux intermédiaire entre l’intimité de l’épreuve et l’extériorité nécessaire d’une réflexion, parce qu’ils le sont entre le vécu psychologique et sa réélaboration entre un pâtir et un agir, entre le foudroiement d’un transport et l’effort d’une transmission ». La figure est ainsi médiatrice, en ce qu’elle donne forme à une expérience sans elle irreprésentable, et l’ouvre au spectateur ou à l’auditeur. Elle s’ouvre à une suite d’imitations éblouies et fécondes. Combien est importante cette médiation, quand on songe à la force de l’écriture augustinienne des Confessions, reprenant la figure d’un autre converti, saint Paul, et devenant à son tour figure de conversion pour ses lecteurs.

La figure rend compte de la fécondité d’une expérience qui paraît toucher chaque être sans partage : au contraire, elle agrège à une « chaîne » d’admiration, le ravi s’arrache à lui-même pour répondre à l’amour qui le touche. Celui qui reçoit se fait pauvre, conscient de la surabondance du don, pour le donner à son tour. Marianne Massin fonde d’abord sa réflexion sur une relecture de Platon, du Banquet en particulier : « Qu’il se tourne au contraire vers l’océan du beau, qu’il le contemple, et il enfantera de beaux discours sans nombre, magnifiques, des pensées qui naîtront dans l’élan généreux de l’amour du savoir ». [210d, trad. Pierre Vicaire]. Ces figures peuvent être de natures différentes, celle du Silène qui renferme des enseignements inépuisables, à condition de savoir l’ouvrir, celle de l’admiration d’une beauté lumineuse, visage de vérité, à laquelle aspire Michel-Ange, celle du terrible Marsyas écorché de Titien, figure reprise par Michel-Ange encore, sur la fresque du Jugement dernier, en saint Barthélémy qui expose sa dépouille. Le ravissement est une épreuve où l’on risque tout pour le plus précieux, les richesses insoupçonnables, dans l’inquiétude torturante de n’en être pas digne. « L’artiste taillait avec vigueur pour dégrossir le marbre lorsqu’il savait son marteau animé par la main céleste et devinait la vive image cachée. Faute de cette assurance, l’incertitude et le désarroi le gagnent. L’autoportrait fripé de l’écorché [figure de saint Barthélémy] dit aussi cela. Non seulement il se dépouille pour être digne du Christ et lui offre son sacrifice, non seulement il lui demande humblement de diriger son couteau et de lui donner l’énergie nécessaire, mais il l’interroge, anxieux, sur la valeur de ses actes et de sa peinture. Les questions se sont substituées aux affirmations, se font de plus en plus pressantes et plus intimes. » Ce dépouillement d’ordre amoureux, sur le plan érotique puis religieux ( Marianne Massin revient sur la pensée néo-platonicienne, sur sa réception et sur l’itinéraire de Pétrarque, Michel-Ange, Raphaël), marque le moment crucial du désir et du vertige. Désir de celui qui attendait en réalité et a su voir ce qui vient le ravir, et vertige de ce qui le dépasse absolument.

De fait, l’épreuve du ravissement mêle étroitement passivité et activité du sujet. Ravissement subi « Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler », et agi « Et voici que j’entends qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : « Prends et lis ! Prends et lis ! » Et aussitôt, changeant de visage, je me mis à chercher attentivement dans mes souvenirs si ce n’était pas là quelque chanson qui accompagnât les jeux enfantins et je ne souvenais pas d’avoir entendu rien de pareil. Je refoulai l’élan de mes larmes et me levai. Une seule interprétation s’offrait à moi : la volonté divine m’ordonnait d’ouvrir le livre et de lire le premier chapitre que je rencontrerais ». Phèdre est frappée de mutisme, mais elle reconnaît son ennemi ; Augustin est bouleversé, mais cherche immédiatement à reconnaître en lui d’où viennent ces mots. Investi par une présence, le sujet du ravissement est tant actif que passif. On met ainsi le doigt sur le nœud entre volonté et passions, continu et discontinu, mémoire et présent. A l’instant de l’audition, saint Augustin est saisi de ce qu’il connaissait au plus intime de lui-même, rejoignant saint Paul dans l’instant foudroyant d’une conversion désirée, et recon-naissant l’évidence : « Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile. A peine avais-je fini de lire cette phrase qu’une espèce de lumière rassurante s’était répandue dans mon cœur y dissipant toutes les ténèbres de l’incertitude ». (Confessions, VIII). De l’aveuglement de saint Paul avant le baptême à l’évidence éprouvée par saint Augustin, il y a cette épreuve du ravissement où ils reconnaissent ce qui vient les révéler à eux-mêmes en même temps que les ouvrir à Dieu. Le ravissement lie continu et discontinu d’un temps où réminiscence et nouveauté ressaisissent l’être dans son ensemble. Marianne Massin fait alors une très claire mise au point sur la pensée du temps chez saint Augustin, « espèce de distension […] de l’âme elle-même », « attention » qui « rassemble en elle les instants épars et chaotiques du sensoriel, construit nos représentations, permet notre réflexion et nos actes. » (Et cette saisie de la réminiscence dans le concret du présent peut se prolonger pour nous dans la lecture de Bergson, philosophe de la liberté, du jaillissement du présent). Or cette présence, vue ou entendue, est d’ordre intérieur, intime chez celui qui a su « lutter contre sa propre dispersion, même s’il ne le comprend qu’ultérieurement : ‘Vous étiez au-dedans de moi et moi j’étais en dehors de moi !’ (X) ». Intérieur et extérieur se confondent aussi, dans cette « dépossession productrice », dans ce surgissement de la transcendance dans l’immanence, dans cet échange entre passivité et activité, comme Marianne Massin le montre à propos de l’extase de sainte Thérèse représentée par Le Bernin. La délicate et belle réflexion sur souffrance et consentement qui se mêlent étroitement permet d’aborder brièvement l’expérience spirituelle de Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix.

C’est donc un auteur philosophe, rigoureux lecteur des textes de l’Écriture qui pense la rencontre de Dieu comme « s’opposant ainsi à la prétentieuse activité de celui qui croit pouvoir résister seul aux tentations ou espère faire seul son salut. L’expérience de Paul paraît alors exemplaire en ce qu’elle contracte l’échec de la vanité humaine (Saül était persuadé d’être dans son devoir en persécutant les chrétiens) et la grâce surnaturelle d’une voix qui déroute et change, non la destination géographique, mais le sens du voyage – quête ‘atopique’ qui jette cet apôtre inclassable, de lieu en lieu, de douleurs en souffrance dans la gloire paradoxale d’une faiblesse revendiquée ». (II Co 11 et 12) Ainsi, s’élabore la réflexion de Marianne Massin, à partir de la pensée platonicienne et de la spiritualité des peintres italiens (retenons notamment la magistrale analyse de la Sainte Cécile de Raphaël), et du chant chez Bach et Mozart, grâce à une étude rigoureusement conduite d’extraits des épîtres pauliniennes à travers le récit de la conversion de saint Augustin, en abordant aussi l’inspiration de Baudelaire ou d’un Bataille, travaillé par les expériences de Thérèse d’Avila. Ce travail d’une exceptionnelle richesse partage la générosité de son sujet en ouvrant à son lecteur de multiples pistes de réflexion et d’admiration, nous pouvons en retirer un vrai profit spirituel. Le « chemin des aimentations » à travers les traditions philosophiques, esthétiques et religieuses de l’Occident nous inscrit dans une contemplation et un désir depuis si longtemps partagés. Un regard de foi pourra y retrouver la lumière de la Révélation, à travers la lecture respectueuse de ses textes que fait l’auteur, et l’étude pénétrante de chefs-d’œuvre artistiques, dans la perspective de ce que le P. de Lubac appelle connaître l’humanité par ses « sommets », « dot inaliénable » de l’Église. (Catholicisme).

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