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Les judéo-chrétiens

Jean Lédion

Les historiens des origines du christianisme ont depuis longtemps utilisé le terme de judéo-christianisme pour désigner le lien très fort qui existait entre le christianisme naissant, et le judaïsme dont il était issu. Si l’on en croit le récent Dictionnaire Critique de Théologie [1] les auteurs contemporains sont divisés en ce qui concerne les limites dans l’espace et dans le temps de cette réalité. Faut-il réduire les judéo-chrétiens à la première communauté de Jérusalem regroupée autour de Jacques, le « frère » du Seigneur, ou ne considérer que l’ensemble des premiers chrétiens qui ont gardé les observances strictes du judaïsme palestinien ? Ou bien encore considérer que ce furent des chrétiens hétérodoxes qui ne partageaient pas entièrement la foi de l’Église regroupée autour des Apôtres ? Enfin doit-on regrouper sous ce vocable simplement une manière de penser, dont le christianisme authentique se serait dégagé, grâce à l’action de personnalités comme l’Apôtre Paul ? Il n’est pas facile de répondre et c’est même une question qui doit encore pouvoir diviser les spécialistes pendant longtemps ! Néanmoins elle engage certains aspects essentiels de la foi, car, sans une vraie continuité incluant le judéo-christianisme, la croyance ultérieure des chrétiens est un effet sans cause.

Penser la Résurrection au lendemain de Pâques

Au lendemain de Pâques et surtout au lendemain de la Pentecôte, la communauté chrétienne est composée uniquement de Juifs qui ont cru que Jésus de Nazareth, mort sur la croix, était ressuscité. Les Hellénistes dont il est question dans le chapitre 6 des Actes des Apôtres ne sont pas des païens convertis, mais des Juifs de la Diaspora parlant le grec, c’est néanmoins ce groupe qui servira sans doute de relais en direction des non-juifs, désignés sous le vocable général de « Grecs ».

Pour tous ces premiers croyants, l’urgence est d’annoncer la Bonne nouvelle de la Résurrection et de la justifier. Pour reprendre une expression de J.-Y. Lacoste [2], il y a urgence kérygmatique (urgence de la proclamation de l’appel à la conversion au Christ) mais il y a aussi des délais herméneutiques (c’est-à-dire qu’il faut du temps pour pouvoir exprimer dans un langage approprié tout le contenu intellectuel de cette nouvelle réalité qu’est la réalisation des promesses messianiques).

On peut donc dire que les judéo-chrétiens sont ces premiers chrétiens qui vont s’exprimer avec le vocabulaire et les catégories religieuses qu’ils ont à leur disposition, à cette époque. C’est donc avec les éléments culturels, mais aussi cultuels, dont ils disposent, qu’ils vont s’efforcer d’expliciter la nouveauté du message chrétien. Or ce langage religieux n’est pas celui de la culture hellénistique, encore moins celui de Rome ; c’est celui du judaïsme contemporain dans lequel Juifs ou Grecs convertis ont pris l’habitude de penser.

Ainsi la question des limites des judéo-chrétiens, ou du judéo-christianisme, n’est plus qu’une question sans importance. Les judéo-chrétiens sont alors des groupes originaux, mais transitoires, qui vivent et pensent l’Évangile dans des catégories strictement bibliques, jusqu’à ce que s’élabore progressivement une expression culturellement marquée par le monde gréco-romain, l’apparition d’un canon des écritures chrétiennes (le Nouveau Testament) est un aspect important de cette transition, dans la mesure où tous les écrits qui le composent et qui sont accueillis par la Grande Église sont tous d’origine judéo-chrétienne. De même une théologie des judéo-chrétiens est perceptible dès le début, avec ses catégories propres et ses images, elle constitue le premier maillon d’une théologie purement chrétienne. Ainsi, les judéo-chrétiens et leur manière de penser se dissoudront progressivement dans l’Église tout court, au fur et à mesure que cette Église sera composée d’un plus grand nombre de membres issus du paganisme, mais en y laissant, jusqu’à nos jours, un héritage des plus important. On lui doit par exemple les premières élaborations du thème de la Croix glorieuse et de la Descente aux Enfers.

Qui étaient ces judéo-chrétiens ?

Les premiers chrétiens étaient Juifs ou Grecs, avons-nous indiqué plus haut. C’est vrai, mais encore trop simplificateur. En effet, le judaïsme palestinien contemporain du Christ est un milieu extrêmement complexe. L’historien juif Flavius Josèphe [3] distinguait chez les Juifs de l’époque quatre sectes [4] principales : les pharisiens et les sadducéens (qui apparaissent dans le Nouveau Testament), les zélotes et les esséniens (dont le Nouveau Testament ne parle pas du tout). Cependant, même s’ils ne sont pas explicitement nommés, il est possible de retrouver trace de leur influence. Or il semble bien que les premiers chrétiens soient issus de toutes ces diverses « sectes ». Il suffit de relire dans les évangiles les descriptions du collège apostolique pour y retrouver des apôtres possédant des noms grecs : Philippe et André, un Simon surnommé le Zélote et un Nathanaël qui est sûrement un Israélite de la mouvance pharisienne. Il est raisonnable de penser que Jésus a choisi pour apôtres des gens représentant toutes les tendances du judaïsme de son époque. À plus forte raison, les premiers chrétiens seraient issus de tous les milieux, sans doute de manière numériquement inégale. Certains seront dans la mouvance du judaïsme officiel et on les verra continuer à fréquenter les lieux de culte officiels, c’est-à-dire le Temple de Jérusalem et les synagogues, jusqu’au jour où ils en seront exclus, sans doute par le parti des Pharisiens. La destruction du Temple de Jérusalem en 70 réglera définitivement, de fait, la pratique cultuelle correspondante.

Mais à ces premiers chrétiens très impliqués dans le judaïsme « officiel » il faut adjoindre les premiers chrétiens issus de l’essénisme qui ont gardé des coutumes ainsi que des liens avec leur communauté d’origine. En revanche, les « Hellénistes » auraient eu rapidement des liens plus relâchés avec le judaïsme de Jérusalem, mais en conservant la manière de penser et de s’exprimer des Juifs de la Diaspora : voir, par exemple, le discours très « araméen » d’un Étienne [qui porte un nom grec !] dans les Actes des Apôtres. Ces « Hellénistes » continueront vraisemblable-ment à fréquenter leurs synagogues pour les offices du sabbat avant de se rassembler le premier jour de la semaine pour célébrer l’eucharistie chrétienne. Ceci jusqu’au jour où ils seront expulsés des synagogues.

De même, on peut légitimement penser que, très rapidement, à côté de l’Église de Jérusalem, se sont mises en place une ou plusieurs Églises galiléennes, bien avant que les premiers croyants essaiment à Damas ou à Antioche. Enfin, à côté de ces premiers chrétiens orthodoxes, on ne peut exclure des groupes hétérodoxes, qui ne retinrent qu’une partie du message chrétien qu’ils assimilèrent à leurs croyances propres.

Ainsi, tous ces groupes, chrétiens au départ, resteront intégrés aux différentes tendances du judaïsme de leur époque et ne s’en détacheront que progressivement, sous la pression des événements. D’ailleurs les autorités romaines ne feront pas de distinction entre Juifs et chrétiens avant la fin du premier siècle.

Le facteur commun à tous les judéo-chrétiens : le cadre de pensée

Les premiers convertis, s’ils ne sont pas Juifs de naissance, ne sont pas, pour le plus grand nombre, païens idolâtres. Ce sont, la plupart du temps, des « craignants-Dieu », comme le centurion Corneille des Actes des Apôtres (Ac 10, 1-2). Ils sont donc tous nourris de la manière de penser du judaïsme de leur époque. Ils ont à leur disposition la Bible hébraïque (selon des traductions grecques), les prières rituelles des offices de la synagogue, les prières des repas rituels (surtout des jours de sabbat) et tout un ensemble d’écrits apocalyptiques, dont la plupart n’ont pas été intégrés au canon des Écritures du judaïsme, canon qui varie d’ailleurs selon les groupes et qui n’est pas encore fixé. À ces écrits, il faut ajouter toutes les spéculations des rabbins, notamment des spéculations sur les premiers chapitres de la Genèse. En outre, tous partagent une vision du monde (cosmologie) où la terre est surmontée de plusieurs cieux (trois ou sept selon les écoles), cieux peuplés d’anges avec, au-dessus, la demeure de Dieu. De plus, entre la terre et le premier ciel, se trouve l’air qui est le domaine des démons. C’est avec tout ce « matériau » conceptuel que les premiers chrétiens vont vivre, louer Dieu dans la liturgie, penser et s’exprimer.

Quelques traits de la théologie judéo-chrétienne

Pour exprimer le mystère chrétien, les judéo-chrétiens ont pour premier souci de démontrer que Jésus est le Christ, c’est-à-dire le Messie annoncé. Pour cela, ils vont développer une exégèse des textes de l’Ancien Testament, afin d’y déceler tous les passages susceptibles d’illustrer leur thèse. Exégèse déconcertante pour les modernes, car on va y trouver des citations composites de l’Écriture, c’est-à-dire des passages de livres différents accolés, avec des ajouts ou avec des suppressions, le tout destiné à renforcer le caractère christologique de la citation. On peut en trouver de nombreux exemples qui ont été ultérieurement intégrés dans les écrits canoniques du Nouveau Testament.

Ainsi dans la première épître de saint Pierre (1 P 2, 6), le texte de la Bible de Jérusalem donne : « car il y a dans l’Écriture : voici que je pose en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse, et celui qui se confie en elle ne sera pas confondu ». C’est, comme l’indique le renvoi de la Bible de Jérusalem (édition de 1955) une citation d’Isaïe 28,16, mais une citation modifiée : « ... Voici que je vais poser en Sion une pierre de granit, pierre angulaire, précieuse, pierre de fondation bien assise : celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé ». (traduction BJ). Surtout, le texte de l’épître continue (1 P 2, 7) par une allusion au psaume 117,22, dont on connaît l’usage liturgique pascal : « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la tête d’angle », puis (1 P 2, 8) par une nouvelle citation du prophète Isaïe (8,14) : « un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël ».

La Résurrection n’a pas seulement authentifié Jésus comme Christ (Messie), mais elle l’a surtout manifesté comme Seigneur (Kurios en grec). C’est-à-dire qu’elle a manifesté sa divinité et son égalité avec le Père. Cette glorification va être exprimée en termes d’Ascension. Mais avant de parler d’Ascension, il est nécessaire de parler d’abord d’Incarnation.

Une théologie de l’Incarnation originale

Quand les premiers « théologiens » judéo-chrétiens vont vouloir exprimer l’Incarnation, ils n’auront pas à leur disposition les concepts qui sont aujourd’hui familiers à tous les chrétiens, même peu instruits. Ce qu’ils vont avoir à affirmer est que la seconde personne de la Trinité, c’est ce Jésus de Nazareth, mais pour cela ils vont parler d’un événement caché, aux hommes bien sûr, mais également à toutes les puissances cosmiques, car cette naissance n’est pas « naturelle » mais « miraculeuse ». L’Incarnation va s’exprimer, dans le langage apocalyptique de l’époque, comme une descente du Verbe de Dieu à travers les différentes sphères célestes (les cieux), mais une descente cachée aux anges qui les peuplent. Le Verbe va prendre dans chaque sphère la forme des anges correspondants pour passer inaperçu. Ainsi, on décrira l’Incarnation comme le passage du monde de Dieu (le ciel le plus élevé) au monde des hommes.

Le caractère caché de l’Incarnation sera, lui, souligné par le fait que le Christ, en descendant, va passer « incognito » dans chaque sphère céleste, en prenant l’aspect des anges ou des démons qui habitent cette sphère. L’aspect dernier sera la forme humaine. La fin ultime de cette descente cachée va se retrouver chez saint Paul : « ... et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore... » (Ph 2,7b-8a). Et comme le dira encore, quelques décennies plus tard, Ignace d’Antioche, il s’agit d’un mystère éclatant mais caché [5]. Ignace insiste d’ailleurs surtout sur le fait que l’Incarnation a été cachée au Prince de ce monde, qui, lui aussi, entre dans les catégories angéliques.

Ce mystère caché va aussi être combiné avec le caractère miraculeux de la naissance de Jésus. Dans certains apocryphes, la naissance sera présentée comme celle d’un enfant qui apparaît « tout fait », sans passer par les phases habituelles de la parturition. Ceci pour bien montrer qu’elle ne relève pas d’une conception d’origine humaine. Par ailleurs, la Nativité sera célébrée très tôt en termes d’épiphanie. Épiphanie qui va être exprimée par l’emploi du verset 26 du psaume 117 : « Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient. » Sous cette forme ramassée de « celui qui vient », il faut entendre celui qui vient du monde de Dieu, ce qui est une manière de dire l’Incarnation.

Autre aspect de la théologie judéo-chrétienne : la résurrection

Compte tenu de ce que l’on vient de dire de l’Incarnation, on comprend alors que la Résurrection va être exprimée en termes d’Ascension, puisqu’il va falloir expliquer le passage de ce Jésus du monde terrestre au monde de Dieu, donc au-dessus des sept cieux, en quelque sorte expliquer le mouvement inverse de l’Incarnation. Cette Ascension va être décrite comme la remontée du Christ, avec son corps, mais son corps portant les stigmates de la passion, à travers les sphères célestes. C’est alors que les puissances angéliques seront plongées dans la stupeur, l’Incarnation leur ayant été cachée, car elles verront le Christ glorifié et elles vont faire usage du psaume 23 pour exprimer leur étonnement en se criant les unes aux autres :

« Portes levez vos frontons, élevez-vous portails antiques, qu’il entre le Roi de gloire ! », et le Roi de gloire n’est plus, comme dans le psaume, YHWH, mais le Christ ! C’est là aussi une manière d’exprimer sa divinité. Ce mouvement de descente (l’Incarnation) et de remontée (l’Ascension) va se retrouver dans le Nouveau Testament, de manière plus ramassée, notamment chez saint Paul (cf. Ph 2, 6-11).

Cette citation de saint Paul permet, au passage, d’indiquer une autre originalité de la théologie judéo-chrétienne : c’est la théologie du Nom. Le nom, au départ, c’est le Nom que l’on ne prononce pas, celui de YHWH. Appliquer cette catégorie du Nom au Christ, c’est affirmer, en langage archaïque, sa divinité. De même l’affirmation de la Trinité ne sera pas exprimée selon les formules doxologiques qui nous sont familières. On en trouve un exemple dans l’Ascension d’Isaïe, qui est une apocalypse apocryphe d’inspiration judéo-chrétienne, pour parler de l’adoration des chérubins : « Dans le sixième ciel tous avaient la même forme (les anges) et leur louange était égale. Et tous nommaient le Père et son Bien-Aimé et l’Esprit Saint, tous d’une seule voix. » (VIII,16-18)

L’examen attentif de ces éléments théologiques montre qu’une théologie parfaitement orthodoxe (au sens moderne du terme) s’était développée, tout comme une théologie hétérodoxe dans les groupes marginaux. Mais les spécialistes ont pu montrer que, dans tous les cas, ces théologies utilisaient des catégories communes, empruntées au judaïsme contemporain, pour exprimer leurs doctrines propres. Parmi ces catégories, nous en avons cité quelques unes des plus importantes, mais il en existe de nombreuses autres comme la vision de l’univers à trois étages (ciel, terre et enfers), la réflexion sur l’arbre de vie, l’Ange, le lait et le miel, la gnose comme révélation des secrets eschatologiques, le rôle de Melchisédech etc.

La postérité des judéo-chrétiens

Après ce survol très schématique, la question qui se pose est de savoir si tout cela a un intérêt autre qu’archéologique, même si c’est ce point de vue qui agite encore certains historiens [6]. Les communautés judéo-chrétiennes, au sens strict, ont toutes disparu, même si certaines ont subsisté encore après la ruine de Jérusalem en 70. Ce qui nous intéresse n’est pas de savoir s’il en est resté quelque part quelques débris, c’est de savoir ce que ces communautés ont engendré.

On peut dire, sans exagération, que ces communautés ont, en fait, engendré la liturgie et la théologie de l’Église, ainsi que les écritures canoniques du Nouveau Testament. Il est bien évident que l’Ancien Testament n’est pas toute la littérature du peuple d’Israël : c’est seulement celle qui, après un tri de la communauté, fait pour l’usage liturgique, a été retenue comme inspirée. De même, dans l’exubérance de la pensée judéo-chrétienne, l’Église a été amenée à faire assez rapidement un tri, sans doute également pour l’usage liturgique, qui a conduit au canon du Nouveau Testament. Ce canon, bien sûr, va ramener à l’essentiel du message évangélique et il va s’appuyer sur l’autorité des Apôtres. Mais certains écrits de l’époque judéo-chrétienne vont garder un grand prestige dans l’Église des premiers siècles. C’est ainsi qu’Irénée accorde un grand crédit aux traditions des presbytres, de « ceux qui ont vu le Seigneur ». La gnose (orthodoxe ou hétérodoxe) fera appel à ces « anciens » dont l’autorité est grande, car ils ont vécu à l’époque apostolique.

Ce qu’il faut bien noter, c’est que les textes canoniques du Nouveau Testament sont l’œuvre des judéo-chrétiens (y compris saint Paul !), ce qui n’est pas toujours apparent lorsqu’on fait une lecture « moderne » de ces textes, lecture qui, voulant ne tenir compte que de la suite, oublie souvent sa dette par rapport au judaïsme. Nous avons cité plus haut l’exemple de l’épître aux Philippiens, mais les exemples sont nombreux chez saint Paul, saint Pierre, dans les Actes des Apôtres et surtout dans l’épître aux Hébreux. En même temps, il y a déjà, dans les évangiles, une « correction » de ces thèmes judéo-chrétiens, pour qu’ils puissent être plus facilement compris par les auditeurs « grecs » d’origine païenne, de la Parole de Dieu, et pour qu’ils soient débarrassés d’ambiguïtés ou de risques de dérives hérétiques.

Cependant la postérité des judéo-chrétiens ne s’arrête pas là, elle va, par exemple, marquer toute l’angélologie chrétienne au moins jusqu’au Moyen-Âge. Tous ces cieux, avec leurs catégories d’anges, dont l’Écriture canonique dit peu de chose, vont être systématisés chez Denys le Pseudo-Aréopagite, et passer presque sans changement chez saint Thomas d’Aquin. De même des formules liturgiques d’origine judéo-chrétienne vont se retrouver dans la liturgie eucharistique de cette fin du deuxième millénaire. Citons par exemple l’antienne du chant d’entrée pour une des messes du 2 novembre. Requiem aeternam... : « donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que ta lumière les illumine pour toujours ». Il s’agit d’une citation explicite du IVème livre d’Esdras, qui est un livre non canonique, appartenant à une mouvance issue du judéo-christianisme. De même, dans la première prière eucharistique (canon romain), le Supplices te rogamus…  : « que ces offrandes soient portées par ton Saint Ange sur ton autel céleste... » est d’inspiration typiquement judéo-chrétienne. Le Saint Ange est sans doute le Christ et l’autel céleste est une allusion à l’homogénéité qui existe entre liturgie terrestre et liturgie céleste où les anges sont les officiants. Là encore les exemples seraient nombreux. Ce qu’il est important de garder à l’esprit, c’est que des lieux communs, que l’on entend encore aujourd’hui, comme « la théologie est née de la rencontre de la philosophie grecque et du christianisme » manifestent une ignorance profonde des réalités. Les premiers chrétiens ont été, comme Jean le Théologien, des hommes qui ont pensé le mystère chrétien avec les moyens dont ils disposaient, et ce pour annoncer l’Évangile et rendre compte du caractère raisonné de leur foi. La dette des générations ultérieures à leur égard est immense car ce sont eux les vrais pionniers de la théologie chrétienne, eux qui ont cherché à exprimer que c’était bien ce Jésus de Nazareth qui venait accomplir les Écritures.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

[1] J. Fantin, article « Judéo-christianisme », Dictionnaire critique de théologie (sous la direction de J.-Y. Lacoste), Paris, PUF, 1998.

[2] J.-Y. Lacoste, « Urgence kérygmatique et délais herméneutiques. Sur les contraintes élémentaires du discours théologique. » Revue philosophique de Louvain, tome 92, n°2-3, mai-août 1994.

[3] Flavius Josèphe, Histoire ancienne des Juifs, livre 18, II, Paris, Lidis, 1968, p. 557.

[4] Secte (en grec hairèsis, qui a donné en français hérésie) ne doit pas être pris dans un sens péjoratif, mais dans le sens de groupe organisé ayant des convictions différentes de celles des autres tendances du même milieu.

[5] Ignace d’Antioche, Épitre aux Éphésiens, XIX,1.

[6] On pourra consulter sur ce sujet : Fr. Manns, L’Israël de Dieu, essais sur le christianisme primitif, Jérusalem, 1996 donnant par avance une réponse à S. C. Mimouni, Le Judéo-christianisme ancien, essai historique, Paris, Cerf, 1998 ; et à Fr. Blanchetière, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), Paris, Cerf, 2001. L’inconvénient de ces deux dernières études, par ailleurs très bien documentées, réside dans un certain nombre de présupposés non critiqués qui faussent les conclusions : le christianisme primitif serait une « orthopraxie », mais non pas une orthodoxie, les communautés issues de la gentilité seraient foncièrement opposées, dans leur pratique comme dans leur théologie, à celles d’origine palestinienne, et les premières communautés chrétiennes seraient ainsi en quelque sorte autonomes, comme des communautés protestantes avant la lettre !

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