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Les mécanismes génétiques de l’évolution

Michel Morange

Depuis longtemps avait été montrée l’occurrence, chez les êtres vivants, de variations apparemment spontanées, transmises ensuite à la descendance. C’est avec Darwin que ces variations prennent une place centrale dans l’évolution des formes vivantes : grâce à elles, à leur accumulation au cours des générations après un tri effectué par la sélection naturelle, tous les êtres vivants ont progressivement divergé à partir d’un ancêtre commun unique. Lorsque Darwin décrit ces variations, et en propose le rôle dans l’évolution des organismes, il n’a aucune idée des mécanismes qui les engendrent, ni de ceux qui en permettent la transmission héréditaire [1].

Nous savons aujourd’hui que ces variations peuvent être considérées à deux niveaux : à celui de l’organisme où elles montrent leurs effets, ou au niveau du matériel génétique où elles se produisent. Décrire notre compréhension actuelle des mécanismes génétiques de l’évolution, c’est décrire à la fois les progrès des connaissances sur la nature des variations génétiques , mais aussi les progrès dans la compréhension des relations entre ces variations génétiques, dites variations du génotype, et les effets observés au niveau de l’organisme, ce que les généticiens appellent les variations phénotypiques.

La nature des variations génétiques

C’est le botaniste hollandais Hugo de Vries qui introduisit à la fin du XIXe siècle le terme de mutation pour désigner les variations brutales apparaissant de manière apparemment spontanée chez les organismes vivants [2]. Au début du XXe siècle, avec l’essor de la génétique, les mutations furent interprétées comme des variations brutales et héréditaires de la structure des gènes. Les gènes qui sont transmis de génération en génération déterminent un certain nombre des caractéristiques des organismes. Les mutations de ces gènes peuvent être avantageuses ou désavantageuses pour les organismes dans lesquels elles apparaissent, leur permettant de s’adapter ou non à leur environnement. Elles sont – en première approximation, car cela n’est pas toujours vrai - éliminées par le crible de la sélection naturelle si elles ne sont pas adaptatives, et retenues si elles sont adaptatives, c’est-à-dire permettent à l’organisme qui les porte d’avoir un plus grand nombre de descendants. La nature des mutations, et aussi celle des gènes, resta mystérieuse jusqu’au début des années 1950. La structure de la molécule d’ADN, qui est le support matériel des gènes, fut découverte par Jim Watson et Francis Crick en 1953 [3]. La même année, ces deux chercheurs proposèrent, au vu de cette structure, une explication de l’origine des mutations : celles-ci proviendraient dans la majorité des cas d’un appariement incorrect, au cours de sa réplication, des bases qui forment l’ADN.

L’idée que les mutations étaient toujours de tels événements simples, ponctuels, perdura jusqu’aux années récentes. Depuis peu, cependant, grâce en particulier au séquençage des génomes, les biologistes ont découvert que de multiples modifications du matériel génétique peuvent se produire. De courtes séquences d’ADN sont perdues, ou au contraire acquises. Des gènes, mais aussi des fragments de chromosomes, des chromosomes entiers et même des génomes peuvent être dupliqués. De tels événements de duplication sont importants car ils permettent, tout en conservant la fonction ancienne, d’en générer de nouvelles. Dans la théorie darwinienne de l’évolution par sélection naturelle, la variation était restée jusqu’à peu le parent pauvre. Ces observations récentes révèlent la diversité des variations à l’origine de l’évolution des formes vivantes.

Toutes ces variations, qu’elles soient élémentaires ou plus complexes, sont dites aléatoires [4]. Cela ne signifie pas qu’elles n’aient pas des causes physiques. Elles sont aléatoires dans le sens où leur survenue est indépendante de l’avantage ou du désavantage qu’elles apportent aux organismes dans lesquels elles surviennent. La duplication de gènes ou de génomes n’est pas plus adaptative a priori que des mutations simples dites ponctuelles, même si elle offre plus de possibilités ultérieures d’évolution aux organismes où elle s’est produite.

Certains organismes sont capables de moduler la fréquence des mutations. Les bactéries augmentent cette fréquence dans des situations de stress : la fraction de mutations favorables n’est pas augmentée, mais la quantité totale de mutations l’étant, le nombre de mutations favorables augmente aussi.

De la mutation génétique à la variation du phénotype

La relation entre les gènes et la formation de l’organisme, les mutations des gènes et les transformations des phénotypes, n’est, après un siècle de recherches, qu’encore imparfaitement connue.

En 1940, George Beadle et Edward Tatum montrent que la principale fonction des gènes est de permettre la fabrication de protéines [5]. Celles-ci participent au sein des cellules à la réalisation des processus biologiques complexes, qui engendrent le phénotype de l’organisme. Au début des années 1960, le code génétique est déchiffré, et l’on comprend alors comment la substitution des bases au niveau de l’ADN peut entraîner celle des constituants élémentaires des protéines, les acides aminés, et, par là, modifier la structure et la fonction des protéines codées par ces gènes.

Si tous les gènes participent à la vie de l’organisme, certains gènes, appelés gènes du développement, ont un rôle particulier dans la formation de l’organisme au cours de l’embryogenèse. Les mutations de ces gènes ont donc un impact particulièrement important. Des mutations de ces gènes pourraient être associées à des étapes majeures de l’évolution, et l’étude en est activement faite au sein d’une discipline récemment constituée, appelée Evo-Devo (pour Évolution – Développement).

L’intérêt porté à cette famille de gènes représente un changement important de la part des évolutionnistes [6]. La vision « canonique » de l’évolution a longtemps été que les variations de tous les gènes jouaient un rôle égal dans l’évolution des formes vivantes. Sans remettre en cause l’idée que tous les gènes peuvent muter, et donc participer ainsi à la transformation des êtres vivants, il est aujourd’hui admis que certains gènes ont un rôle particulier.

Le rythme de l’évolution, et la nature des variations

Le rythme de l’évolution, et sa relation avec l’amplitude, petite ou grande, des variations, ont été l’objet de débats depuis l’époque de Darwin.

Darwin avait privilégié l’existence de variations de petite amplitude, et un rythme lent de l’évolution. La première raison était que l’on observe plus souvent chez les organismes des petites variations que des grandes. La seconde raison était que Darwin ne voulait pas expliquer l’évolution des formes vivantes par l’existence de variations de grande amplitude, comme la formation en une étape d’un œil, qui auraient eu un caractère presque « miraculeux ».

Les successeurs de Darwin privilégièrent au contraire les variations de grande amplitude, convaincus que des variations de petite amplitude seraient immédiatement « diluées » et perdues.

Il fallut attendre 1930, et l’essor de la Synthèse Moderne, pour que les évolutionnistes, convaincus par les modèles mathématiques de la génétique des populations, optent à nouveau en majorité pour des variations de petite amplitude. Cela n’empêcha pas depuis de nombreux biologistes de mettre en avant l’importance de variations de grande amplitude, et de tenter de démontrer le rythme discontinu de l’évolution.

Depuis la découverte des gènes, le débat aurait pourtant dû être transformé. Car lorsque l’on parle de variations de petite amplitude, on peut désigner la nature des mutations (par exemple, une mutation ponctuelle ne touchant qu’une base de l’ADN), ou les effets sur l’organisme. Toutes les combinaisons sont possibles : une variation de petite amplitude au niveau génétique peut avoir des conséquences majeures au niveau du phénotype. Mais l’inverse peut être vrai : une mutation de grande amplitude, comme la duplication du génome, peut ne pas avoir de conséquences immédiates sur le phénotype. Il faut en effet distinguer les effets immédiats d’une mutation, ceux qui sont criblés par la sélection naturelle, et les possibilités d’évolutions futures qu’offrent de telles mutations de grande amplitude.

Aujourd’hui, il existe un certain consensus sur le fait que les variations phénotypiques sont en général de petite amplitude, car des variations de grande amplitude risquent de perturber le fonctionnement des organismes. Par contre, les variations au niveau génétique peuvent être de natures très diverses, et offrir un spectre variable de potentialités d’évolution ultérieurement utilisables.

Conclusion

L’image qu’ont aujourd’hui les biologistes des mécanismes génétiques de l’évolution est encore incomplète. Ils possèdent un cadre de pensée avec la théorie darwinienne – l’existence de variations aléatoires et leur tri par la sélection naturelle - ; mais il leur reste à mettre de la chair sur ce cadre formel, à caractériser les différents types de mutations impliquées dans chaque processus évolutif, et la manière dont ces mutations au niveau des gènes ont modifié les caractéristiques des organismes. Les mécanismes qui relient le génotype au phénotype sont plus complexes qu’on ne l’avait imaginé.

Participent au processus évolutif des phénomènes aléatoires – les mutations -, mais aussi le rôle adaptatif de la sélection naturelle, et les contraintes physico-chimiques qui limitent l’espace des possibles accessible à l’évolution des formes vivantes. Il serait aujourd’hui hasardeux, et en tout cas peu scientifique, de vouloir aller au-delà des constatations précédentes. L’étude de l’évolution des formes vivantes ne révèle ni le rôle d’un hasard absolu, ni un plan divin immédiatement lisible. A chacun d’interpréter, selon ses convictions personnelles, ces faits. Mais ces interprétations ne doivent pas se retourner vers la science, et tenter d’orienter la recherche de nouveaux faits dans leur direction.

Michel Morange, Michel Morange, Professeur de Biologie à l’École Normale Supérieure et à l’Université Pierre et Marie Curie, Directeur du Centre Cavaillès d’Histoire et de Philosophie des Sciences de l’ENS.

[1] Charles Darwin, L’origine des espèces, Paris, Garnier-Flammarion, 1859.

[2] Charles Lenay éd. La Découverte des lois de l’hérédité (1862-1900) : une anthologie, Paris, Presses Pocket, 1990.

[3] Michel Morange, Histoire de la Biologie Moléculaire, Paris, La Découverte, 2003.

[4] Jean-Jacques Kupiec, Olivier Gandrillon, Michel Morange et Marc Silberstein éds. Le hasard au cœur de la cellule : probabilité, déterminisme, génétique, Paris, Syllepse, 2009.

[5] Michel Morange, op. cit.

[6] Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre et Marc Silberstein eds., Les mondes darwiniens, Paris, Syllepse, 2009.

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