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Les paraboles revisitées

Jacques-Hubert Sautel
Et il leur disait : "A vous le mystère de Dieu est donné , mais pour ceux du dehors tout devient énigme pour que tout en regardant, ils ne voient pas et que, tout en entendant, ils ne comprennent pas, de peur qu’ils en se convertissent et qu’il ne leur soit pardonné." (Mc 4,11-12)

Les paraboles prononcées par Jésus ne sont-elles pas la clé permettant d’accéder au royaume de Dieu, mais une clé qu’il faut savoir adapter à la serrure, faute de pouvoir ouvrir la porte ? Quel est donc ce scandale d’un discours dont l’intelligence est réservée à une élite, au petit groupe de l’entourage du maître ? Ou bien, quels sont ces récits anecdotiques, qui tels les mythes platoniciens prétendent nous initier à une connaissance du Royaume, sans référence claire pour la plupart à l’événement central de la foi, la mort et la Résurrection de Jésus ? Plus simplement, comment répondre à la sourde irritation qui nous a saisis plus d’une fois en entendant ces récits peu intelligibles, bien loin du monde dans lequel nous vivons ?

A la lumière de quelques livres récents ou déjà classiques, je voudrais proposer un parcours en deux étapes dans la forêt des paraboles qui émaillent les évangiles de Matthieu, Marc, Luc, et sous une forme particulière, Jean. La première étape sera celle de la nature de la parabole : est-ce une simple image, un long récit parlant de lui-même, ou une explication terme à terme des réalités mises en rapport ? La seconde étape sera ensuite celle de l’utilisation de la parabole : quel était le but poursuivi par Jésus en la prononçant, quel fut celui des évangélistes en l’insérant dans une trame de discours au cœur du récit de la vie de Jésus, quel est celui de l’Église en nous la faisant lire et écouter aujourd’hui ?

Et d’abord qu’est-ce qu’une parabole ? Le mot français est calqué sur le grec parabolè employé couramment par les évangélistes [1] : c’était en grec classique un mot signifiant « comparaison, rapprochement », et désignant notamment une figure de rhétorique, un discours à base de comparaisons ; c’est exactement le sens du mot appliqué à ces discours de Jésus qui mettent en relation une réalité de la vie concrète de ses auditeurs (vie agraire, financière, sociale,...) avec une réalité qu’il veut faire découvrir et qui a trait au royaume de Dieu. Dans ces discours de Jésus, qui portent toujours sur un double registre, concret et spirituel, la part du concret est d’importance variable.

Paraboles-illustrations

Ce peut être d’abord une simple image. Telles ont les paraboles dites de la croissance :

Il disait : « Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre : qu’il dorme ou qu’il soit debout, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, on y met la faucille, car c’est le temps de la moisson. » (Mc 4, 26-29) [2]

La réalité concrète est ici empruntée à la civilisation agraire du Moyen-Orient dans laquelle Jésus a vécu : l’image est celle des semailles, et l’insistance porte sur le développement naturel de la semence. Une fois que la semence a été jetée, le paysan n’a plus qu’à attendre le temps de la moisson ; jusque-là, il est contraint à une certaine inaction. C’est ainsi que Joachim Jeremias a proposé d’appeler ce récit « la parabole du Paysan patient » [3]. De même, nous dit Jésus, celui qui annonce le royaume de Dieu n’a qu’à lancer la parole ; ensuite elle se développera toute seule. C’est donc un appel à la confiance totale en Dieu. A la suite de cette brève parabole figure une autre, dont la signification est voisine, une autre parabole de la croissance, connue sous le nom de « parabole du grain de senevé » (Mc 4, 30-32).

Paraboles en dialogue

Mais nous lisons aussi, dans le même ensemble de discours rapportés par le chapitre 4 de l’évangile de Marc, et reposant sur la même réalité concrète des semailles, une parabole plus développée et bien connue, dite « la parabole du semeur » (versets 3 à 9). Le discours de Jésus est ici muni d’une introduction :

Il disait dans son enseignement : « Écoutez. Voici que le semeur est sorti pour semer. » (v.3)

Il comprend aussi une conclusion :

Et Jésus disait : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » (v.9).

Cela nous avertit que la parabole n’est pas ici un récit neutre : Jésus prend à parti ses auditeurs, il les invite à réfléchir sur ce qu’il leur dit. Le récit est en outre beaucoup plus détaillé : il nous décrit les différents terrains sur lesquels tombe la semence, et l’effet qui en résulte. Un tel récit mérite pour nous explication, car le paysan qui a semé sur toutes sortes de terres — bord du chemin, pierraille, épines, bonne terre enfin — nous paraît bien naïf et bien inexpérimenté. Seule la connaissance des usages des semailles en Palestine au temps de Jésus peut éclairer sa manière de faire :

En Palestine, on sème avant de labourer. C’est donc sur un champ de chaume que marche le semeur de la parabole... [4]

Le paysan ignore donc la nature exacte du sous-sol, et sa manière de semer, pour étonnante qu’elle soit à nos yeux, est toute naturelle. Ce récit cohérent de vie agricole sonne aux yeux des auditeurs de Jésus comme une sévère mise en garde : même s’ils ne comprennent pas précisément tout le contenu de l’avertissement, le ton de la conclusion est sans équivoque. Ainsi donc, la parabole est prononcée par Jésus dans le cadre d’un dialogue qu’il ouvre avec la foule. Ce dialogue ne va se prolonger que dans le petit cercle de ses disciples :

Quand Jésus fut à l’écart, ceux qui l’entouraient avec les Douze se mirent à l’interroger sur les paraboles. Et il leur disait : « A vous, le mystère du Règne de Dieu est donné... » (v.10-11)

Suit l’explication de la parabole, où chaque terrain de la semence est identifié avec une attitude humaine de réception ou de rejet de la Parole de Dieu (v.14 à 20).

Une telle situation de dialogue où vient s’insérer la parabole est plus évidente encore dans l’exemple de la « parabole des deux débiteurs » souvent appelée « parabole de la pécheresse pardonnée », que nous lisons chez saint Luc (Lc 7,36-40). Le Christ Jésus se trouve invité à manger par un Pharisien ; une pécheresse lui verse un vase de parfum sur ses pieds, après les avoir essuyés de ses cheveux et couverts de baisers. Le Pharisien est profondément choqué, mais ne dit rien. Jésus l’interpelle alors et lui fait un court récit mettant en scène deux débiteurs, dont la dette d’importance différente leur est également remise par leur maître. Il l’interroge ensuite : à son avis, quel débiteur sera le plus reconnaissant ? Comme le Pharisien répond logiquement que c’est celui qui avait la plus grande dette, Jésus lui fait comprendre que telle est bien la situation de la pécheresse à ses pieds. Puis il conclut :

Jésus dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée. Va en paix ! » (v.50)

Dom Jacques Dupont a fait une analyse très fine de la manière dont Jésus conduit ici le dialogue [5]. Il explique comment Jésus cherche à faire reconnaître par son hôte le geste de la femme. Au lieu de lui faire un reproche direct sur sa pensée peu bienveillante, il lui rapporte une histoire dont les détails ressemblent assez peu à la situation présente, mais dont le sens général a bien un rapport avec la dite situation. Le Pharisien, sommé de répondre à une question précise sur cette petite histoire, n’a pas vu le rapport ; il répond en toute simplicité, en esprit qui juge droit. C’est alors que Jésus lui dévoile la relation avec la situation présente, et lui montre que l’attitude de la femme était parfaitement juste.

De la sorte, la parabole est un moyen pour le Christ de conduire son interlocuteur à reconnaître son erreur, de l’amener à rendre les armes, en un mot de le conduire à la conversion. C’est un moyen de dialogue au sens fort du terme, comparable à la maïeutique pratiquée par Socrate, pour conduire l’interlocuteur à dire le vrai sur une question qui touche au Royaume des cieux. Que la réalité de départ soit ici empruntée à la vie financière, et non plus à la vie agricole, n’a que peu d’importance : la parabole a un fondement de dialogue et d’argumentation qui repose sur une réalité familière à ses interlocuteurs.

On a fait remarquer que, dans ce dialogue, Jésus transforme parfois profondément cette réalité, au lieu de faire appel à l’expérience du bon sens, comme ci-dessus. Ainsi, dans le récit des « ouvriers de la onzième heure » (Mt 20,1-16), la réalité de référence, l’embauche d’ouvriers journaliers pour les vendanges, est une pratique connue, même encore de nos jours. Mais la rétribution de ces journaliers — la même somme versée à tous en fin de journée — est tout à fait invraisemblable, et contraire au sens commun. Quel propriétaire pourrait se permettre d’agir ainsi sans déclencher une tempête de revendications ? La réaction des ouvriers de la première heure qui se prétendent lésés par cette rétribution nous paraît bien naturelle.

Mais ceci est voulu par Jésus : il nous introduit dans cette parabole pour que nous prenions parti, au moins intérieurement, pour tel personnage. Car alors il sait que nous serons touchés par la réponse du maître des ouvriers :

Mais il répliqua à l’un d’eux : « Mon ami, je ne fais pas de tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent ? Emporte ce qui est à toi, et va-t-en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » (v.13-16)

Cette réponse signifie que la conduite de Dieu est radicalement différente des rapports sociaux, en un mot radicalement différente de notre conduite habituelle. Car nous n’avons que des richesses limitées à proposer, qu’il nous faut bien évaluer, alors que Dieu a une seule chose à nous proposer, qui est infinie, et qui ne peut se partager : son amour. Il le propose à tous, dès l’instant que nous voulons bien travailler avec lui. Dans cette parabole, le dialogue est intériorisé, et nous pressentons bien que c’est de nous qu’il est parlé, face au Maître. Cela n’est pas dit explicitement, mais simplement suggéré.

Paraboles-allégories

D’autres fois en revanche, Jésus est plus explicite, et il se met lui-même en scène, expliquant terme à terme la correspondance entre les éléments de la réalité concrète et l’au-delà de ce concret, la vie du Royaume. Telle est le cas dans la grande description prophétique du Jugement dernier [6], qui précède presque immédiatement chez Matthieu le récit de la Passion (Mt 25,31-46) :

Quand le Fils de l’Homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres. (v.31-32)

Jésus s’est déjà appliqué à lui-même sans ambiguïté ce titre de « Fils de l’Homme » [7], qui pour ses auditeurs juifs possède une connotation proprement messianique, annonciatrice des derniers temps. La comparaison qu’il emploie ici pour expliquer son attitude au Dernier jour se rapporte encore à la vie quotidienne des habitants de la terre de Palestine, et cette fois dans sa dimension pastorale, l’élevage des bêtes. Si le berger sépare les brebis des chèvres avant la nuit, ce n’est pas simple fantaisie d’un homme, c’est que les chèvres, plus fragiles, iront à l’étable, tandis que les brebis resteront à paître en plein air [8]. Sa conduite est donc celle d’un homme avisé, qui sait traiter son troupeau comme il convient, attribuer à chacun la part qui lui revient. J’agirai de même à votre égard, nous dit Jésus, et rendrai à chacun selon ses actes.

Cette image du pasteur est à nouveau développée, avec la même présentation directe et personnelle, dans l’évangile de Jean :

En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis, mais qui escalade par un autre côté, celui-là est un voleur et un brigand. Mais celui qui entre par la porte est le berger des brebis... Je suis le bon berger : le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis. (Jn 10,1-2.11)

Ce long discours parabolique, qui occupe les versets 1 à 18 de ce chapitre, et qu’on appelle habituellement la « parabole du Bon pasteur » est une méditation dans laquelle Jésus identifie sans cesse sa conduite à l’égard des hommes à celle du berger à l’endroit de ses bêtes. Le point de départ de cette méditation a été certainement fourni à Jésus par plusieurs textes bibliques qu’il connaissait par cœur, comme le Psaume 23 (22) :

Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien.
Sur de frais herbages, il me fait coucher ;
près des eaux du repos il me mène, il me ranime.
(v.1-3a)

De cette image bien connue de ses auditeurs, Jésus fait un usage nouveau. En sa bouche, ce n’est plus une simple comparaison, fût-elle amplifiée par un dialogue et argumentée, c’est une véritable allégorie. Ce mot désigne en effet une suite d’éléments descriptifs ou narratifs dont chacun renvoie aux différents aspects d’une idée ou d’une attitude personnelle. Il vient du grec allègoria, qui signifie « autre parole » : ainsi Jésus nous montre-t-il par d’autres paroles l’attitude de son cœur envers nous, en la reliant étroitement à celle d’un bon berger.

La réalité concrète est devenue si étroitement mêlée à ce qu’elle signifiait qu’elle lui a donné un autre nom : le « Bon pasteur » est devenu un nom de Jésus, et la comparaison est devenue raison. Tel est l’aboutissement ultime de la parabole, celui auquel nous conduit volontiers saint Jean, qui plus que tout autre disciple de Jésus a cherché à connaître, et a reçu le mystère de Dieu.

Paraboles et vraies paroles du Christ

Nous sommes arrivés au seuil de notre seconde étape : ce langage si particulier de Jean l’évangéliste [9], qui fait plus d’une fois parler Jésus en allégories, est bien différent des récits des synoptiques, où il s’exprime généralement en paraboles-illustrations ou argumentées. Et parmi les synoptiques, que l’on appelle ainsi parce qu’on peut inscrire leurs évangiles sur trois colonnes parallèles [10], comment rendre compte des divergences qui apparaissent alors entre les récits paraboliques ? Lequel de ces évangélistes est le plus proche des paroles réellement prononcées par Jésus ? Il est difficile de faire l’économie d’une réflexion sur ces questions si nous voulons prendre au sérieux la vie terrestre de Jésus, et croire en lui autrement qu’en un personnage de roman.

Prenons l’exemple de la « paraboles des talents ». Elle nous est rapportée par Matthieu (Mt 25,14-30) et par Luc (Lc 19,12-27) sous des formes assez différentes, bien que le canevas en soit identique : de quelques serviteurs ayant reçu en gage une certaine somme d’argent, les uns sont loués par leur maître à son retour, le dernier est blâmé parce qu’il n’a pas fait fructifier le dépôt qui lui avait été confié. Les différences entre les évangélistes portent d’abord sur le nombre des serviteurs — trois pour Matthieu, dix pour Luc —, puis sur la somme d’argent — des mines chez Luc, des talents chez Matthieu, c’est-à-dire des sommes bien plus considérables, puisqu’une mine vaut un soixantième de talent. Ensuite il existe dans le récit de Luc un élément original, un développement sur la personne du maître, qui serait un homme de haute naissance parti conquérir une royauté (v.12), et se montrant à son retour d’une rare cruauté, faisant égorger devant lui ses adversaires politiques (v.27).

Comment expliquer ces divergences ? J. Jeremias propose ici encore une analyse qui semble tout-à-fait convaincante dans ses grandes lignes [11]. Chaque évangéliste paraît avoir retenu des éléments bruts, et chacun y avoir ajouté des amplifications. Avec ses trois serviteurs, Matthieu semble plus authentique : en effet Luc, tout en en mentionnant dix au début de son récit (v.13), ne rapporte un dialogue effectif de Jésus qu’avec trois d’entre eux (v.16-20) ; un détail stylistique se remarque en outre : le troisième serviteur est appelé, dans le texte grec ho heteros, « l’autre », l’article défini indiquant que la série des interlocuteurs est désormais close. Mais pour ce qui est de l’argent, Luc apparaît comme donnant le texte le plus primitif : car lui comme Matthieu rapportent, dans la réponse satisfaite du maître au premier serviteur, ce compliment de Jésus :

"Tu as été fidèle en peu de choses..." [12]

Or ceci ne peut s’appliquer à des talents, qui représentent des sommes colossales. Il est donc très probable qu’ici Luc, en parlant de mines, est resté plus proche de l’enseignement de Jésus. Ainsi chaque évangéliste a amplifié à sa manière le récit primitif, comme le font des conteurs orientaux, pour lui donner plus d’importance. Ces modifications ont été introduites de façon ponctuelle [13], en sorte que subsistent chez le même auteur, mais à d’autres endroits du récit, les éléments primitifs qui trahissent le processus d’enjolivement. Elles n’altèrent pas la leçon de la parabole, sa « pointe », qui est une invitation à ne pas laisser improductifs les dons que Dieu nous faits. Déceler ces enjolivements permet seulement de restituer, avec beaucoup de vraisemblance, une sobriété plus percutante aux paroles réellement prononcées par Jésus, d’entendre sa voix même [14].

Qu’en est-il maintenant du développement ajouté par Luc sur le registre politique, développement qui lui aussi semble nuire quelque peu à l’harmonie dépouillée de la parabole des talents ? On peut lui trouver la cohérence d’une parabole à l’origine autonome, que Jésus aurait prononcée en s’appuyant sur un fait divers politique significatif de son temps, qui nous est rapporté par l’historien Flavius Josèphe [15] : en l’an 4 avant notre ère, Archelaüs, l’un des fils d’Hérode le Grand, part pour Rome afin de faire sanctionner son pouvoir sur la Judée. En même temps, une ambassade juive faisait route vers la même ville, afin de faire obstacle à cette demande. Mais Archelaüs obtint satisfaction, et une vengeance sanglante suivit son retour [16]. Ce fait historique a bien pu servir à Jésus pour mettre en garde ses auditeurs juifs contre les fausses sécurités. Une telle leçon — invitation à la vigilance — concordait à peu près avec celle de la parabole des talents, ce qui peut expliquer que l’évangéliste ait fondu en un seul les deux récits. En outre, les deux paraboles avaient en commun le personnage central de l’homme parti en voyage, dont le caractère royal dans l’épisode ajouté par Luc permet de souligner le refus de la royauté messianique de Jésus par une partie importante de son peuple, et d’annoncer le châtiment qui le sanctionnera.

Bien d’autres modifications apportées selon toute vraisemblance aux paroles historiquement prononcées par Jésus, peuvent être décelées par une analyse rigoureuse de ce type. Il peut être intéressant de souligner que certaines de ses modifications peuvent s’expliquer précisément par un décalage entre la situation de Jésus prononçant les paraboles, et celle des premières communautés chrétiennes où elles ont été transmises, avant de prendre la forme achevée que nous leur voyons dans les évangiles. En effet, l’accent est donc mis dans les paroles de Jésus sur l’opposition avec ses adversaires, et la tension vers les événements dramatiques de l’aboutissement de sa mission, mort et Résurrection. En revanche, pour les premières communautés chrétiennes, la tension se fixe désormais sur le retour du Christ, dont l’imminence apparaît grande après la Résurrection et la Pentecôte [17].

Prenons ainsi l’exemple de la « parabole des Invités au festin ». A nouveau, elle se lit dans l’évangile de Matthieu (Mt 22,1-14) et dans celui de Luc (Lc 14,16-24). Cette parabole est adressée particulièrement aux Pharisiens, et se rapporte au Royaume de Dieu, comme il ressort du contexte en Luc :

Or Jésus était entré dans la maison d’un chef un jour de sabbat pour y prendre un repas... En entendant ces mots, un des convives dit à Jésus : « Heureux qui prendra part au repas dans le Royaume de Dieu ! » (Lc 14,1.15)

Le schéma général est identique chez les deux évangélistes : un roi invitant à un festin, dépité de voir ses propositions refusées par ses connaissances, fait entrer les premiers venus dans la salle du banquet. Mais on peut noter, entre autres détails divergents, la dernière partie du récit propre à Matthieu : après avoir fait entrer les premiers venus dans la salle, le roi aperçoit un convive qui ne porte pas le vêtement de noce, et le fait expulser de la salle. Et la leçon tombe, sévère :

Certes la multitude est appelée, mais peu sont élus. (Mt 22,14)

Comment expliquer un tel comportement de la part du maître de maison ? N’y a-t-il pas incohérence manifeste entre le recrutement du premier venu et l’exigence de la tenue de noce ? Manifestement, il s’agit ici encore d’une seconde parabole ajoutée, cette fois par Matthieu, au canevas primitif qui traite de l’invitation à un repas sans aucune mention de noce ou d’habit. En effet, cette parabole primitive apparaît destinée, dans la bouche de Jésus, à avertir solennellement les Pharisiens : ceux qui ont été appelés au Royaume depuis longtemps, ce sont les membres du peuple élu ; ils n’ont pas reçu l’appel que leur adressait Jésus, et à leur place, ce sont les premiers venus, c’est-à-dire les païens, eux qui n’ont pas bénéficié de la longue préparation de l’Alliance mosaïque, qui entreront dans le Royaume pour le festin des noces de l’Agneau.

Une telle leçon, saisissante pour les interlocuteurs de Jésus, présentait un risque pour les disciples de la première Église, après Pâques, comme d’ailleurs pour nous : celui de les conforter dans la satisfaction béate d’avoir répondu à l’appel par l’entrée dans la communauté chrétienne. Le risque n’était pas théorique : nous savons par saint Paul que certains, dans les premières communautés, avaient décidé de se reposer en attendant le retour du Christ [18]. C’est à ce risque que semble vouloir parer l’ajout de la parabole de l’hôte mal habillé à la fin de celle des invités trop pressés : un second avertissement, clairement destiné aux chrétiens qui ont répondu à l’appel de la foi — nous dirions aujourd’hui qui ont reçu le baptême —, les engage à garder la vigilance jusqu’au jour du retour du Maître. L’expérience missionnaire de la première Église la conduit à regrouper ensemble des textes prononcés par Jésus dans des circonstances différentes, afin de maintenir les chrétiens dans le souci de la Parousie, le retour du Christ ardemment désiré.

De telles lectures critiques des paraboles évangéliques permettent donc de mieux reconstituer avec vraisemblance les paroles mêmes de Jésus, tout en nous instruisant sur les transformations qui ont été apportées à leur diffusion par les premiers chrétiens, nos pères dans la foi. Mais, avec un tel travail de chirurgie, n’avons-nous pas laissé encore dans l’ombre, ou seulement esquissé dans notre dernier exemple, toute l’analyse des siècles d’histoire de l’Église qui ont succédé, jusqu’à aujourd’hui ? Plus fondamentalement, un tel découpage au scalpel des textes des paraboles ne donne-t-il pas le sentiment qu’un fossé irrémédiable s’est créé entre le Jésus de l’histoire, qui a réellement parlé, et le Christ de la foi, celui dont les disciples vivant après Pâques nous ont laissé la trace dans les écrits évangéliques ?

Paraboles : la mise en forme de l’Eglise primitive

A cette question seule la foi en Jésus peut apporter la réponse indubitable, mais l’examen raisonné des textes permet d’écarter les objections qui rendraient impossible l’acte de foi, et de montrer au contraire la profonde cohérence des différentes étapes que nous pouvons découvrir dans la diffusion des paraboles. Il faut comprendre en effet que la réélaboration du mythe — puisque les paraboles sont un discours en images, utilisant donc une forme d’expression analogue au mythe — ne supprime pas sa force de persuasion et ne dissimule pas l’événement de la profération historique des paroles de Jésus. Ceci pour une raison simple : le récit des paraboles ne peut être figé au moment de leur profération, parce que Jésus lui-même a invité ses disciples à rester ouvert à l’action de l’Esprit Saint. En un mot, l’efficacité des paroles de Jésus ne peut se limiter au contexte dans lequel elles ont été prononcées, au but premier qu’il poursuivait en s’adressant aux foules, aux disciples, et à ses adversaires. Car lui-même avait en vue l’horizon de sa mission, qui allait dépasser sa vie terrestre et aller au-delà de sa mort prochaine, ainsi qu’il le faisait comprendre aux Douze le soir du dernier repas qu’il partageait avec eux :

J’ai encore bien des choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant ; lorsque viendra l’esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière... (Jn 16,12-13a)

Jésus a donc à l’avance accepté ce travail de réélaboration et d’interprétation de ses paroles, en faisant confiance à ses Apôtres, unis autour de Pierre, pour le mener. La perspective « pré-pascale » du ministère public de Jésus s’ouvre sur la Passion et la Résurrection, et sur la perspective « post-pascale » de l’Église primitive :

La solution est peut-être d’accepter une certaine pauvreté des paraboles, et ainsi de tenir l’enseignement prépascal en prenant au sérieux l’historicité de la Révélation même de Jésus (...), en plaçant la plénitude non dans l’enseignement de Jésus, mais dans l’événement de sa mort et de sa résurrection. [19]

De la cohérence profonde qui se dessine ainsi entre les paroles prononcées par Jésus et leur présentation scripturaire, un exemple peut être donné, qui permettra en outre de proposer une réponse à la question de l’obscurité des paraboles. Si nous relisons en effet le chapitre 4 de l’évangile de Marc, dont plusieurs extraits ont déjà été cités — les paraboles relatives aux semailles —, les versets 1 à 34 paraissent présenter une certaine unité. On pourrait la résumer ainsi : une journée d’enseignement de Jésus au bord du lac de Tibériade, centrée précisément sur la notion de « parabole » — le mot n’y apparaît pas moins de neuf fois. Cependant, un regard plus attentif permet de repérer une contradiction dans la présentation : au verset 1, il est écrit que Jésus s’adresse aux foules depuis une barque en mer, mais au verset 10, un brusque changement de décor nous le présente seul avec les Douze. Ce cadre restreint semble s’appliquer encore à toutes le paroles de Jésus qui suivent, introduites par « il leur disait » (v.21, 24) ou simplement : « il disait » (v.26, 30). Or, le verset 33, implicitement, et le verset 36, explicitement, mentionnent de nouveau la foule comme l’auditoire de Jésus. Il semble bien y avoir là des traces d’une suture postérieure regroupant un ensemble de paraboles adressées aux foules, d’explications adressées aux disciples, et de phrases plus générales.

Toutefois, si l’examen est poursuivi, le sentiment d’une cohérence de l’ensemble des versets 1 à 34 l’emporte sur cette apparente contradiction, comme l’a bien montré V. Fusco [20]. En effet, il faut noter d’abord que les huit premiers chapitres de l’évangile de Marc sont bâtis sur une révélation progressive de Jésus à ses disciples, qui culmine avec la profession de foi de Pierre à Césarée (Mc 8,27-30). Ensuite, une certaine symétrie s’observe dans l’ensemble que nous étudions : au début (v.1-2) et à la fin (v.33-34), des éléments narratifs précisent le cadre des paroles de Jésus, ou résument leur but ; un peu plus loin du début (v.3-9) et plus près de la fin (v.26-32), se trouvent les récits de paraboles utilisant l’image des semailles ; plus près du cœur de la section (v.10-13 et 21-25), des considérations d’allure générale : un dialogue avec les disciples sur l’enseignement en paraboles, les sentences de la lampe mise sous le boisseau, du secret à dévoiler, de la mesure servant à évaluer [21] ; enfin, au centre même, l’explication aux disciples de la parabole du semeur (v.14-20).

Une telle structure est donc soigneusement élaborée pour mettre en valeur le double processus de la diffusion de la Parole de Dieu et de sa réception. Diffusion : c’est le sujet même des paraboles des semailles, comme nous avons tenté de l’expliquer. Réception : c’est la question posée par les disciples :

Quand Jésus fut à l’écart, ceux qui l’entouraient avec les Douze se mirent à l’interroger sur les paraboles. (v.10)

Les disciples ont bien aperçu la contradiction latente entre l’aspect d’enseignement présent dans les paraboles — les mots « enseigner » (didaskein) ou enseignement (didakhè) sont attestés trois fois dans les versets 1 et 2 — et l’aspect de discrimination — qui sépare la foule et les disciples, lesquels seuls reçoivent les explications nécessaires. Ainsi les paraboles répondent-elles à un double but [22] : transmettre un enseignement approfondi à ceux qui ont choisi de suivre le Maître ; attirer les autres, d’abord intrigués par l’obscurité des propos de Jésus, à demeurer auprès de lui, à le suivre davantage. De la sorte, les paraboles ne sont pas un enseignement neutre, mais un enseignement qui oblige à prendre parti pour ou contre Jésus, en même temps qu’il fournit la nourriture nécessaire à ceux qui ont franchi le pas de se mettre à sa suite.

Dès lors, s’il est peu probable que cette section des paraboles reflète exactement une journée d’enseignement de Jésus au bord du lac de Tibériade, il faut reconnaître que son organisation répond à une logique précise mise en œuvre par l’évangéliste. C’est l’expérience des disciples qui ont vécu la mort et la Résurrection, qui se trouve ici consignée : à la lumière de ces événements, tout s’est éclairé pour eux, comme Jean le rapporte dans le discours après la Cène :

Ses disciples lui dirent : « Voici que maintenant tu parles ouvertement et que tu abandonnes tout langage énigmatique. » (Jn 16,29) [23]

Le langage des paraboles est volontairement obscur, pour conduire les foules à la conversion, à l’engagement à la suite de Jésus : pour qui l’accompagne à la Passion et ressuscite avec lui, tout devient lumineux...

Que conclure d’un parcours aussi éclectique des paraboles évangéliques, dans leur rapport à l’histoire ? Assurément qu’elles sont un mode d’enseignement, et plus précisément de catéchèse, c’est-à-dire d’introduction au mystère de Dieu, saturé d’histoire. Le point de départ concret est historique — la vie quotidienne en Palestine au temps de Jésus, les événement politiques comme le voyage d’Archelaüs. Les dialogues dans lesquels s’insèrent les récits paraboliques sont historiques : dialogues avec les foules, avec les disciples, avec les Pharisiens, et qui manifestent l’opposition croissante des autorités juives à la parole de Jésus, jusqu’à sa crucifixion. Les arrangement littéraires selon lesquels les paraboles se présentent à nous dans les Évangiles sont historiques : ils témoignent des préoccupations des premières communautés chrétiennes face à l’espérance pressante du retour du Christ. Pour être complet, il aurait fallu ajouter tout le poids des interprétations des Pères et des docteurs de l’Église qui, notamment pendant la période médiévale [24], ont relu ces textes en enrichissant leur interprétation de multiples harmoniques. Les paraboles ne sont pas faites pour être épuisées dans une lecture, mais pour être vécues : elles parlent toutes de Celui qui les a prononcées, et qui dans la réalité de sa vie terrestre nous guide vers le Père, dont il est l’exégète, et vers l’Esprit Saint.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Seul saint Jean emploie le mot paroimia, qui signifie aussi comparaison, sans avoir la même signification rhétorique précise que parabolè.

[2] Le texte cité est, ici comme ailleurs dans cet article, extrait de la Traduction Œcuménique de la Bible (Paris, Le Cerf, 1994).

[3] Cf. J. Jeremias, Les paraboles de Jésus (tr. par B. Hubsch), Paris, Le Seuil, 1984, p. 214 (1ère éd., Göttingen, 1947, en langue allemande).

[4] Ibid., p. 18.

[5] C. J. Dupont, Pourquoi des paraboles ?, Paris, Le Cerf, 1977, ch. II : Un moyen de dialogue.

[6] On a pu à juste titre dénier à ce récit la qualité de parabole, ce qui se comprend dans la mesure où la comparaison ne porte que sur les versets 32 et 33, tandis que le reste est un enseignement. Nous ne voulons ici que commenter ces versets, dont Jésus lui même souligne qu’il s’agit d’une comparaison.

[7] Cf. Mt 8,20. Pour la connotation messianique et apocalyptique, voir Dn 7,13.

[8] Cf. J. Jeremias, op. cit., p. 278-279.

[9] Nous n’entrons pas ici dans la discussion sur la personnalité du rédacteur du quatrième évangile : la tradition bien reçue qui l’identifie avec l’un des douze apôtres, le frère de Jacques et le fils de Zébédée (cf. Mc 1,19) a au moins le mérite de souligner les relations étroites entre cet évangile et le groupe des Douze.

[10] Le mot synoptique vient des termes grecs sun "avec" et opsis "vue".

[11] Cf. J. Jeremias, op. cit., p. 43-44 et 91-96.

[12] Cf. Mt 25,23 et Lc 19,17 : la seule divergence est que Luc emploie ici le superlatif "en très peu de choses".

[13] Il est possible que tout ce processus de modification des paroles de Jésus ne soit pas à attribuer aux évangélistes eux-mêmes, mais à partager entre eux et la tradition orale, puis rédactionnelle des évangiles : ceci expliquerait le paradoxe de contradictions apparentes figurant à côté d’organisations littéraires complexes et de desseins d’ensemble qui portent la signature de personnalités humaines bien précises dans la rédaction finale (cf. V. Fusco, Tendances récentes dans l’interprétation des paraboles, dans Les paraboles évangéliques, Paris, Le Cerf, 1989, p. 19-60.

[14] J. Jeremias parle, en un néologisme latin évocateur, de l’ipsissima vox de Jésus (op. cit., p. 31).

[15] Cf. Fl. Josèphe, Guerre juive, 2, 80 et Antiquités judaïques, 17, 299.

[16] Cette marque de cruauté, qui égalait celle de son père Hérode, fut selon Matthieu le motif pour lequel Joseph, revenant d’Égypte, décida d’éviter Bethléem de Judée et de s’établir plutôt à Nazareth en Galilée, choisissant ainsi pour domicile de la Sainte Famille le lieu de son mariage plutôt que celui de la naissance de l’Enfant (cf. Mt 2,22-23).

[17] Cf. 1 P 4,7 : "La fin de toute chose est proche".

[18] Cf. par ex. 2 Th 3,11-12.

[19] Cf. V. Fusco, art. cit. supra (n. 13).

[20] V. Fusco, La section des paraboles (Mc 4,1-34), dans Les paraboles évangéliques (cf. supra, n. 13), p. 219-234.

[21] Ces brèves sentences des v. 21 à 25 ont pu être considérées comme le cœur même du premier écrit narratif évangélique, à la base de l’évangile de Marc (cf. C. Amphoux, L’Évangile selon Matthieu. Codex de Bèze. Texte et traduction, L’Orée de l’Isle, éd. Le Bois d’Orion, 1996, p. 247).

[22] On pourrait ici faire référence à l’enseignement aristotélicien dans son double cursus, exotérique (destiné à "ceux du dehors", hoi exô cf. Mc 4,11 et Si prol. 5) et ésotérique, destiné aux disciples, "ceux du dedans".

[23] Littéralement : "tu ne dis plus aucune comparaison (paroimia)".

[24] On pourra se reporter notamment à l’article de D. Poirel, Le sens de l’Écriture, dans "L’interprétation des Écritures" (Résurrection n°40, nouvelle série).

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