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Les sacrements sont faits pour l’homme

Isabelle Rak

Si l’Église insiste sur la nécessité d’une « pratique » régulière, c’est-à-dire principalement la participation à la messe dominicale, ce n’est pas pour disposer d’un moyen commode de compter ses troupes, ni de mesurer son emprise visible sur la société, ni d’évaluer son rayonnement. Cette exigence, aujourd’hui si mal vécue et si peu suivie, repose sur la nécessité, pour tout chrétien, de connaître une vie sacramentelle de manière fréquente et renouvelée. Or, la plus grande partie des baptisés ne connaît des sacrements que ceux qui sont liés aux grandes étapes de l’existence (baptême, confirmation, mariage), et qu’on ne reçoit en principe qu’une fois, ce qu’on appelle les « sacrements à caractère ». Sans prétendre juger de la vie spirituelle des « non-pratiquants », on peut cependant s’inquiéter de la réduction de ces sacrements à des « rites de passage », répondant certes à un besoin fondamental de l’homme, mais qui occulte entièrement leur fonction véritable. Petit à petit d’ailleurs, ces sacrements eux-mêmes disparaissent, laissant l’homme privé même de cette ritualisation des temps forts de sa propre vie.

Les raisons n’ont pas manqué pour justifier cet abandon de la vie sacramentelle au fil des jours : le refus des contraintes – et l’assistance à la messe du dimanche en est une – , la prétention de pouvoir se passer de manifestations visibles de sa foi, puisqu’il s’agirait, selon les paroles même du Christ à la Samaritaine, d’adorer Dieu « en esprit et en vérité », l’inutilité apparente de sacrements qui ne semblent guère améliorer ceux qui les reçoivent. Mieux vaudrait, à entendre certains, centrer la vie chrétienne sur le seul « amour du prochain », associé éventuellement à une prière strictement privée, tout intérieure, toute manifestation extérieure de la foi étant perçue comme hypocrisie ou triomphalisme. Dans un autre ordre d’idées, les sacrements peuvent également être perçus comme un reliquat de pratiques superstitieuses, d’une « pensée magique » qui cherche à se concilier les bonnes grâces de la divinité, le rituel qui les accompagne relevant d’une mentalité primitive que l’homme cultivé du XXIème siècle se doit de dépasser.

Or, le chrétien peut-il vraiment se passer des sacrements ? Ces derniers ne sont-ils que d’ultimes manifestations d’une spiritualité dépassée, d’une religion « sociologique », appelées à disparaître dans une foi qui resterait cachée dans le secret de notre cœur ? Ne vaut-il pas la peine, au contraire, de redécouvrir à quel point ils sont bénéfiques, et même indispensables au baptisé pour permettre à celui-ci de goûter dès maintenant la promesse que le Père lui a donnée au moment de son baptême, à savoir d’entrer au cœur même de la vie trinitaire ? Nous montrerons ainsi en quoi les sacrements sont absolument nécessaires à la croissance de notre intimité avec Dieu, parce qu’ils sont les actes mêmes du Christ ; en quoi ils harmonisent les aspects individuels et communautaires de la vie de foi ; et enfin comment, en assurant la croissance de notre vie spirituelle, ils portent du fruit à long terme, en nous donnant dès aujourd’hui les prémices du Royaume à venir.

Rencontrer Dieu par le Christ

Rappelons en premier lieu que le christianisme est religion d’un Dieu personnel, qui se révèle comme tel tout au long de l’Ancien Testament, qu’il s’agisse des figures d’un Dieu prenant soin de tout son peuple, comme le ferait un époux ou une mère, ou de l’amitié personnelle de ce même Dieu pour ses envoyés et ses prophètes (« Dieu conversait avec Moïse face à face, comme un homme converse avec son ami » (Ex 33,11)). Mais c’est par l’Incarnation du Fils qu’il se rend entièrement visible afin d’aller à la rencontre de l’humanité selon les modalités des rencontres entre les hommes, à savoir de manière sensible, par l’intermédiaire d’un corps. C’est par des gestes concrets et corporels que le Christ dispense sa grâce tout au long de sa vie terrestre. Toute relation à autrui implique en effet un contact sensible, par le corps, par la parole ou par l’écrit (le développement des nouvelles technologies fait advenir d’autres modalités de communication), mais toujours via la médiation de signes concrets. La rencontre d’autrui, avec son aspect dérangeant, parfois un peu rugueux, où se retrouvent face à face des personnalités très différentes, ne peut advenir dans la pure imagination d’un sujet unique. Prétendre communiquer avec Dieu dans la seule prière intérieure peut revêtir l’apparence d’un mysticisme très avancé ; mais rien ne peut alors garantir l’objectivité, la réalité de cette rencontre si elle n’est pas intrinsèquement liée à des actes visibles, si elle n’accepte pas de se heurter à une extériorité parfois exigeante qui fait s’évaporer nos rêves.

Histoire et présence

Or, le Christ est appelé « sacrement » du salut parce que, en utilisant les réalités matérielles propres à notre condition corporelle, il pose réellement et concrètement, au sein de sa condition humaine, les actes rédempteurs. Il a donc, au cours de sa vie terrestre, réellement rencontré d’autres hommes, il leur a dispensé sa grâce par les gestes de son corps. Mais cette rencontre peut-elle encore conserver ce caractère visible et sensible après l’Ascension ? L’action historique du Christ a été limitée dans le temps et dans l’espace ; comment permettre aux hommes de tout temps et de tous lieux de bénéficier de la présence du Sauveur au même titre que les Apôtres et les proches de Jésus ? Que se passe-t-il après que son corps glorieux a quitté notre terre pour résider éternellement auprès du Père ? En vertu de l’irréversibilité des événements historiques, les actes terrestres du Christ sont passés et se sauraient être reproduits. Comment peut-il encore venir concrètement à notre rencontre ?

Il convient dès lors de revenir au mystère de la vie trinitaire. L’homme Jésus de notre histoire et le Fils éternel du Père ne font qu’une seule et même personne, en vertu de ce que la théologie appelle « l’union hypostatique » des deux natures dans la deuxième personne de la Trinité. (C’est pourquoi parler d’une « personne humaine du Christ » que l’on pourrait distinguer du Fils de Dieu n’a pas de sens dans ce contexte). Par la vertu de l’unité de la personne du Christ, les actes historiques de Jésus sont des actes personnels du Fils de Dieu, et entrent dans l’éternité du Verbe. Ils acquièrent par le fait même une permanence et une efficience qui dépasse les limites de l’espace et du temps. « Dans ces actes humains, le Fils lui-même est … présent qui transcende le temps. Car cette présence n’est pas seulement celle d’un acte, il s’agit de la présence d’une personne, d’une présence personnelle, qui se manifeste précisément par un acte… Ayant sa racine dans le Dieu éternel, l’acte de rédemption humain de Jésus ne peut absolument pas être absorbé dans le passé historique » [1].

L’action rédemptrice du Christ, en tant qu’événement historique, est donc rendue présente en tous temps et en tous lieux, par les gestes concrets que sont les sacrements. Ils sont très précisément cet acte de salut qui relie tout homme à l’acte de salut de la Passion et de la Résurrection. On peut en dire autant de tous les mystères de la vie du Christ, qui se perpétuent après, ou plutôt dans et par sa glorification, y compris dans toute leur dimension interpersonnelle. Il y a un mystère éternel – mystère en tant que présence et actualité de l’événement – de la Passion, de la Résurrection, de la Pentecôte. Lorsque nous affirmons que les sacrements nous dispensent le salut qui nous a été obtenu par le Christ sur la Croix, c’est parce qu’ils nous font les contemporains de l’événement de la mort et de la résurrection de Jésus. Les sacrements sont efficaces, non pas parce qu’ils se contenteraient d’appeler sur nous la bienveillance divine par une sorte de commémoration du passé – il s’agirait alors d’une pratique incantatoire, proche de la « pensée magique » dénoncée par les détracteurs de ces mêmes sacrements – mais parce qu’ils nous font entrer dans le moment même de l’acte rédempteur, historique et cependant toujours présent de la présence même du Fils éternel.

Présence du corps glorieux

Ainsi, de même que la rencontre entre les hommes n’est possible que par des médiations concrètes, l’homme rencontre le Christ par ces signes visibles que sont les sacrements. Eux seuls nous permettent cette relation sensible avec le corps glorieux de Jésus. Cette « corporéité sacramentelle » manifeste que le Christ demeure, en ces temps-ci comme à l’époque de sa vie terrestre, l’unique médiateur et rédempteur, par l’intermédiaire de son corps. « Si le Christ ne donne pas d’une manière ou d’une autre à sa corporéité céleste une visibilité sur le plan de notre monde terrestre, sa rédemption en sera plus en fin de compte pour nous… Une fois la rédemption accomplie, l’humanité du Christ n’aurait plus de raison d’être… l’incarnation cesserait d’exister » [2].

Il y a donc un grand danger à vouloir entièrement « spiritualiser » notre vie chrétienne en prétendant pouvoir nous passer des sacrements. Une relation toute intérieure, subjective, avec le Christ peut nous faire oublier que celui-ci ne nous a pas seulement aimés sentimentalement, mais charnellement, en faisant pour nous le sacrifice de son corps et de son sang. Et parce que ce sacrifice nous est rendu éternellement présent pas le moyen des sacrements, nous avons a répondre à cet amour en recevant ces gestes extérieurs qui nous sont donnés par le corps glorieux du Fils de Dieu, lui qui a voulu rendre visible cette corporéité céleste en utilisant des réalités terrestres qui ne sont pas encore entrées dans sa glorification. Ce sont ces réalités, devenues signes ou « matière » des sacrements, qui « prolongent », en quelque sorte, le Corps du Christ pour nous. Cette expression de la corporéité du Fils n’est pas arbitraire : les sacrements ont été institués par le Christ lui-même, ce sont des actes inventés, voulus et réalisés par lui, et qu’il veut nous dispenser par l’intermédiaire de son Église.

L’Église, Corps du Christ

C’est en effet auprès des Apôtres que Jésus a institué les sacrements, c’est à eux qu’il a demandé de les administrer après son départ auprès du Père : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que j’ai prescrit. Et moi, je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 19-20) ; « faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22, 19). Il a donc confié aux Apôtres, et donc à son Église, le soin de dispenser sa grâce et de rendre présent ce corps dont la forme humaine n’est plus visible, par des actes spécifiques, en nombre limité, qui rendent actuels, au sens littéral du terme, les gestes qu’il a lui-même réalisés lors de sa vie terrestre. Au point que l’institution chargée de répéter ses gestes devient elle-même Corps du Christ : c’est l’Église, dont les hommes acceptent toujours plus difficilement l’autorité et même l’existence, sans doute pas tant à cause des nombreux péchés de ses membres, comme ils l’affirment avec complaisance, que par cette médiation concrète et charnelle qui nous amène à une rencontre objective du Christ, lui qui nous est alors donné dans toute son extériorité, et dont la présence nous dérange peut-être davantage que celle de tout autre être humain parce qu’il est plus humain que nous ne le serons jamais.

Ne nous leurrons point : l’Église dérange parce qu’elle est le Corps du Christ, parce qu’elle le rend visible et présent, toujours et partout, bien mieux que n’aurait pu le faire Jésus lui-même durant sa vie terrestre. La grâce dispensée par les sacrements ne dépend pas de la sainteté des ministres, ni même du sentiment que nous avons de leur efficacité, parce que l’acte sacramentel est le don de l’amour indéfectible du Christ, qui a voulu, dès sa vie terrestre, passer par des médiations qui ne sont pas encore entièrement glorifiées. L’Église est donc le sacrement primordial de la rencontre avec le corps glorieux du Christ. Comme le disait Jeanne d’Arc à son procès, « le Christ et l’Église, c’est tout un ». Les gestes de l’Église dans les sacrements sont les gestes mêmes du Christ, même s’il n’a pas défini explicitement tous les rites qui les accompagnent. Parce qu’elle est le Corps du Christ, c’est l’Église qui a élaboré, et de manière en partie évolutive, les modalités de leur dispensation.

La communion au Corps ecclésial

Ainsi, la visibilité des sacrements est ecclésiale, et donc communautaire. Le témoignage d’un seul ne suffit pas : le sacrement ne peut s’auto-administrer sur la base d’une expérience intérieure qui n’a pas de témoin objectif. La présence de l’autre peut seule garantir l’objectivité de la rencontre, l’authenticité du signe, qui ne doit pas être confisqué et manipulé par un individu ou un petit groupe. Le sacrement n’est valide que s’il est ecclésial, que s’il est le résultat d’un acte extérieur assumé entièrement pas l’Église. C’est la volonté d’accomplir le geste sacramentel en Église qui lui confère sa validité. Et l’Église n’est pas constituée que des ministres du sacrement (c’est-à-dire le plus souvent les prêtres et les évêques), mais de tous les baptisés. On peut être tenté d’associer exclusivement l’administration des sacrements à l’exercice de l’autorité hiérarchique, et la percevoir comme pure extériorité, dispensée par une « Église » réduite à son seul clergé, le fidèle les recevant dans une docilité contrainte qui ne s’accorderait pas toujours à ses aspirations spirituelles. Or, il faut encore et toujours rappeler que tout baptisé est membre du Corps du Christ qu’est l’Église, et qu’il faut se garder de cette dichotomie fidèle-hiérarchie qui sert à justifier, entre autres, l’abandon de la « pratique » que nous évoquions au début de cet article.

Il faut se garder de tout dualisme entre la réalité purement intérieure de notre expérience spirituelle et l’extériorité de la communauté ecclésiale. Aucun baptisé en état de grâce n’est séparé du Corps du Christ, tout acte d’un membre de l’Église est un acte de ce Corps. Les sacrements sont l’expression visible de la communion de l’Église avec le Christ. Ils ne sauraient être une affaire purement individuelle : l’homme n’est pas fait pour vivre en solitaire, il est appelé à retrouver, par la grâce sacramentelle, la solidarité originelle du genre humain qui a été détruite par le péché. C’est l’Église qui dispense les sacrements, mais la grâce qui est donnée à cette occasion restaure précisément la communion entre les hommes et édifie petit à petit le Corps du Christ. « C’est l’unité de la communauté chrétienne que les « saints mystères » réalisent en un symbole efficace » [3]. Et cette unité n’est pas abstraite ou anonyme, un conglomérat d’individus regroupés dans une institution commune parce qu’ils partageraient les mêmes opinions : elle se manifeste par la prière commune de tous les baptisés, qui bénéficie à chacun selon la grâce de la communion des saints justement restaurée par le don de la grâce sacramentelle. Celui qui reçoit un sacrement est porté par la prière de tous. Certes, le sacrement reste une rencontre éminemment individuelle et intime, mais l’authenticité de cette rencontre est garantie par la communauté tout entière. Ainsi, le baptisé ne peut se passer de l’Église, car son humanité en fait un être pour autrui, qui ne peut se construire et grandir que par la relation à ses semblables. Cette relation ne peut être purifiée de toute tentation de mainmise ou de domination que si elle est fondée sur la rencontre primordiale avec le Christ. « Une fuite hors de la liturgie serait une méconnaissance du caractère eschatologique de l’Église et une certaine connivence avec un monde uniquement profane » [4].

L’Église est-elle digne de dispenser les sacrements ?

L’argument peut paraître éculé, mais il est malheureusement avancé en permanence par ceux qui refusent cet aspect communautaire des sacrements : cette Église, dont les chrétiens, après saint Paul, affirment qu’elle est sainte, pure et sans tache, a montré que nombre de ses membres, de par leur comportement moral ou même de par un enseignement théologique ou spirituel déficient, paraissent indignes de « représenter » le Christ lorsqu’ils administrent les sacrements. La querelle remonte aux donatistes, au IVème siècle : pour cette hérésie, la validité des sacrements dépendait de la sainteté des ministres. Contre ces affirmations, saint Augustin rappelle que « les ministres, eux, peuvent changer, mais les sacrements sont immuables » (Contre les donatistes, V, 4,5). En d’autres termes, les sacrements ne sont pas une œuvre humaine, mais les actes même du Christ qui passe par une médiation créée, fût-elle imparfaite, pour dispenser sa grâce. Si l’Église est Corps du Christ, elle n’est pas une institution purement humaine, elle n’est pas la résultante des actes de ses membres. Parce c’est le Christ qui vit en elle, elle répand sa grâce malgré le péché de ceux qui administrent – et de ceux qui reçoivent - les sacrements. Sortir de l’Église parce que ses membres ne sont pas parfaits, c’est précisément faire le jeu de ce péché, dont on peut dire qu’il est foncièrement « anti-ecclésial », qui nous présente du Corps mystique un visage parfois peu aimable ; c’est, au lieu de contribuer à sa purification, participer, par un rejet hautain de ses membres malades, à l’œuvre de désagrégation du Malin. Nous ne pouvons pas exiger de faire partie d’un Église parfaite, idéale, qui serait une communauté « impeccable », reflet sans tache du visage du Christ, entièrement transparente à sa grâce. Ce serait tout d’abord excessivement prétentieux de la part de chacun. Si nous acceptons la visibilité de l’Église, sa réalité corporelle – et nous avons vu que cette réalité est nécessaire à une rencontre authentique avec le Christ – nous devons accepter que nombre des enfants – et nous aussi – brouillent singulièrement par leur conduite la vision qu’elle devrait donner de son Sauveur. Une Église de parfaits serait désincarnée, elle ne serait plus le Corps du Christ.

Ne pas évacuer le surnaturel

Inversement, une certaine apologétique contemporaine tend à justifier le bien-fondé de l’Église par ses actions temporelles bénéfiques : action sociale et culturelle, facteur de cohésion, voire d’ordre, pour des sociétés désorientées ou anarchiques, défense des « droits de l’homme », du plus faible, du pauvre, contestation d’un ordre politique ou économique injuste, etc. Cette vision, elle aussi, ignore la dimension spirituelle de l’Église :

Quand on se sait plus voir dans l’Église que ses mérites humains, quand on n’envisage plus en elle qu’un moyen, si noble qu’on le conçoive d’ailleurs, en vue d’une fin temporelle, quand on n’y sait plus découvrir… un mystère de foi…l’éloge qu’on en prononce n’est plus que vanité – quand il ne devient pas blasphème. [5]

On remarquera de même que, hors de l’Église, le Christ est lui-même défiguré par les nombreuses « Vies de Jésus » qui lui sont consacrées : ces biographies ou prétendues telles, en occultant la dimension surnaturelle de sa mission, deviennent ineptes non seulement sur le plan de la foi, mais aussi du point de vue de la rigueur historique : que d’allégations totalement dépourvues du moindre commencement de justification scientifique ne découvre-t-on pas avec effarement dans ces ouvrages ! L’immanentisme contemporain, qui s’en donne à cœur joie dans ces écrits, réduit le Fils de Dieu à une dimension purement profane. De même, à ne voir en elle que son action de socialisation, on ne considère l’Église que comme le sacrement de l’autocélébration d’une humanité d’où l’altérité irréductible du Christ a été impitoyablement extirpée, le christianisme devenant « la réalisation fantastique de l’essence humaine » [6]. Il y a un risque d’absorber Dieu dans une humanité purement « horizontale ». Et cette tentation concerne aussi les sacrements : certes, une première attitude, déjà largement évoquée ici, consiste à rejeter toute leur dimension visible et concrète, par peur de la rencontre authentique avec Dieu sous le prétexte de leur inefficacité ou de l’indignité de ceux qui les dispensent ; mais il y a aussi des modes de célébration des sacrements qui font oublier complètement leur dimension surnaturelle, qui les réduisent à de pures expressions de la solidarité humaine, à un rite collectif d’où la dimension spirituelle de la rencontre avec Dieu est entièrement évacuée au profit d’une auto-célébration d’une communauté entièrement centrée sur le temporel.

Les sacrements sont-ils efficaces ?

La formule « ex opere operato » utilisée pour désigner l’action des sacrements, efficaces par le fait même qu’ils sont administrés, a servi de prétexte pour accuser la pratique sacramentelle de « magique ». Or, leur efficacité ne résulte pas d’un quelconque automatisme résidant dans la récitation de formules ou l’accomplissement de gestes en effet clairement précisés dans le rituel, mais dans le fait qu’ils sont les actes mêmes du Christ, et donc la manifestation de sa puissance et de sa liberté. Comme sa Parole, l’action de Dieu est toujours efficace : c’est sur l’accomplissement immédiat de la Parole divine que repose l’action et la fécondité des sacrements. C’est le don de la grâce qui est premier, la visibilité offerte par les sacrements n’en est que la concrétisation. Le sacrement est manifestation extérieure de l’amour du Christ, il n’est pas à l’origine de la grâce, mais il en est le vecteur et la réalisation concrète dans le cœur de l’homme. Il faut bien prendre garde à ne pas inverser les causalités dans ce domaine. Le don de la grâce n’est pas déclenché automatiquement par l’administration d’un sacrement comme l’eau jaillit d’un robinet que l’on vient d’ouvrir ; ce n’est pas le geste qui crée l’amour, c’est l’inverse. Le sacrement rend visible la grâce donnée par Dieu : il ne la contraint pas à se répandre en vertu d’un quelconque mécanisme physique ou psychologique. Il rend visible l’initiative de Dieu en faveur de l’homme.

Liberté et réponse humaine

Le don fait par Dieu de son amour appelle une réciprocité : c’est, de la part de l’homme, l’adoration, ou le culte. Le Christ lui-même a vécu cette double dimension de dispensateur de la grâce, de sanctificateur de l’humanité, par sa mort et sa résurrection, et d’adorateur, par l’amour et l’obéissance envers son Père, et manifestés eux aussi au plus haut point dans sa Passion. Si Jésus a rendu un culte à Dieu son Père, les autres hommes doivent eux aussi entrer dans cette réciprocité. Cet aspect à la fois descendant et ascendant (qu’on se rappelle le songe de Jacob où les anges montent et descendent une échelle), est essentiel dans la vie sacramentelle. Le geste d’amour de Dieu appelle de la part de l’homme une réponse. Dieu ne veut pas que nous restions des bénéficiaires passifs de ses dons, il veut nous voir grandir et devenir ce pour quoi il nous a créés, « à son image et à sa ressemblance ». Et en nous dispensant sa grâce, Dieu nous donne les moyens de lui répondre de manière appropriée, il nous rend capable d’entrer dans une relation authentique avec Lui. Ces dons ne sont d’ailleurs pas distribués selon des modalités arbitraires qui ne prendraient pas en compte nos besoins et nos aspirations humains : les sacrements nous sont proposés pour répondre aux nécessités les plus vitales (la nourriture et la boisson), ils sont présents aux grandes étapes de notre vie pour montrer que Dieu s’engage avec nous dans ces moments privilégiés, ils nous réconcilient avec nos semblables et nous font réintégrer la communauté des enfants de Dieu.

En confiant à Dieu ces moments importants de l’existence, en nous incorporant à son Corps eucharistique et en lui rendant un culte, nous donnons un sens nouveau à nos actions humaines, qui perdent de leur relief dès qu’elles sont abandonnées au domaine purement profane. La disparition actuelle des mariages, l’escamotage des rites entourant l’approche de la mort ou les funérailles, plongent notre temporalité dans une désespérante grisaille. Sans jalons, sans ces kairoi, ces moments favorables où le don de Dieu s’accorde avec l’histoire de chacun, la vie en société se confond de plus en plus avec la frénésie de consommation encouragée par un conformisme social sans doute désormais plus contraignant que celui des sociétés chrétiennes de jadis. Les sacrements nous redonnent les notions justes du temps et de l’espace, ils nous apprennent, selon la belle formule du Psalmiste, « à bien compter nos jours, que nous venions de cœur à la sagesse » (Ps 89, 12).

Fécondité des sacrements

Les fruits de notre pratique sacramentelle, même si elle nous paraît fréquente et fervente, nous déçoivent toujours : ils nous semblent rares, discrets, voire absents. Voilà au moins la preuve que leur action n’est pas automatique et qu’ils ne s’imposent pas face à la liberté humaine. Et il est vrai que leur premier fruit reste largement invisible, puisqu’ils nous donnent l’assurance que Dieu, par son Fils, s’engage dans notre vie, et que ses dons sont sans repentance. Les sacrements sont notre rocher, car c’est Dieu lui-même qui agit en nous donnant sa grâce sans réserve. Mais il y a toujours un écart entre cette grâce qui est mise à notre disposition, et notre édification personnelle. La docilité à l’amour divin est un apprentissage long et rude, avec des rechutes et des relèvements difficiles.

Mais le fruit des sacrements, c’est peut-être déjà la possibilité d’effectuer cet apprentissage sous la férule bienveillante du Sauveur. Il y a toujours une tension entre la vie théologale et sa réalisation visible ; si l’obéissance aux commandements du Christ et de l’Église est toujours exigible, et représente réellement un fruit éminent de la grâce, on ne peut juger « l’efficacité » de la pratique sacramentelle sur ce seul critère : il y a des chemins intérieurs et invisibles où l’amour de Dieu a joué un plus grand rôle que dans des améliorations du comportement qui peuvent résulter de bien d’autres facteurs. La grâce sacramentelle est d’abord ce qui nous donne les moyens de choisir le bien, en nous tournant vers le Créateur de toutes choses bonnes ; elle est consécration de soi-même et du monde à ce même Créateur ; son fruit ultime est l’habitation de la Trinité en nous.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] E. Schillebeeckx, Le Christ, sacrement de la rencontre de Dieu, Cerf, Collection Foi Vivante, Paris, 1960, p. 71.

[2] E. Schillebeeckx, op. cit. p. 55.

[3] H de Lubac, Méditation sur l’Église, Aubier, coll. Foi Vivante, Paris, 1968, p. 101.

[4] E. Schillebeeckx, op.cit. p. 239.

[5] H. de Lubac, op.cit., p. 173.

[6] M. Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens, p. 151.

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