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Les triples confessions de saint Augustin

Jean Lédion

En 419, Augustin, dans la force de l’âge, termine et publie son ouvrage en quinze livres sur la Trinité (De Trinitate). Ce traité avait fait l’objet, vers 416, d’une édition « pirate », à l’insu de son auteur, des douze premiers livres de cette œuvre, alors inachevée. Dans une lettre [1] adressée à Aurélius, évêque de Carthage et primat d’Afrique il écrit : « J’ai commencé étant jeune encore mon ouvrage sur la Trinité, Dieu souverain et vrai, et je l’ai publié dans ma vieillesse ». Les circonstances particulières de la rédaction de cet ouvrage nous éclairent en fait sur la façon dont saint Augustin conçoit et effectue son travail intellectuel. En outre, le début de la rédaction du De Trinitate est à peu près contemporain de l’achèvement des Confessions, et, de ce fait, il nous renseigne aussi sur les centres d’intérêt de l’auteur à cette époque. La prière qui achève le livre XV doit retenir notre attention, car elle nous laisse entrevoir un aspect de la personnalité, par ailleurs très riche, d’Augustin. C’est le chercheur, au sens universitaire du terme, qui se dévoile :

Dirigeant mes efforts d’après cette règle de foi, autant que je l’ai pu, autant que tu m’as donné de le pouvoir, je t’ai cherché ; j’ai désiré voir par l’intelligence ce que je croyais ; j’ai beaucoup étudié et beaucoup peiné. Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi de peur que, par lassitude, je ne veuille plus te chercher, mais fait que toujours je cherche ardemment ta face (Ps 104, 4). Ô toi, donne-moi la force de te chercher, toi qui m’as fait te trouver et qui m’as donné l’espoir de te trouver de plus en plus. Devant toi sont ma force et ma faiblesse ; garde ma force, guéris ma faiblesse. Devant toi sont ma science et mon ignorance : là où tu m’as ouvert, accueille-moi quand je veux entrer ; là où tu m’as fermé, ouvre-moi quand je viens frapper [2].

Ce travail de chercheur, Augustin l’a poursuivi toute sa vie, dès sa jeunesse et jusqu’aux derniers jours de sa vie. C’est aussi pourquoi certains de ses écrits n’ont jamais été achevés, soit à cause du caractère trop ardu du sujet traité, soit à cause du manque de temps, soit à cause de la mort. Ce caractère de « recherche » de ses écrits est toujours revendiqué par Augustin :

Patience donc, toi qui m’écoute, qui que tu sois : car nous en sommes encore au stade de la recherche […], ayons donc l’intime conviction que le sentiment qui nous porte à chercher le vrai est plus sûr que celui qui nous fait présumer savoir ce que nous ne savons pas : ainsi cherchons comme devant trouver, et trouvons comme devant chercher encore [3].

Or le chercheur se doit de publier. Et cela pour deux raisons principales. La première est que la mise par écrit de ce que l’on a trouvé permet de clarifier ce que la pensée a découvert. La seconde, c’est qu’ainsi, on peut faire profiter les autres de ce que l’on a découvert ou explicité. On peut donc dire que, pour Augustin, publier c’est faire preuve de charité. C’est pourquoi, beaucoup de ses œuvres sont des réponses à des sollicitations de bien des personnes qui lui demandent d’intervenir sur tel ou tel point de doctrine. Cependant, il a éprouvé le besoin, à diverses étapes de sa vie, de faire le point sur sa propre expérience, simplement parce que son histoire personnelle s’identifie en quelque sorte avec l’histoire de sa pensée, aussi bien sur le plan philosophique que sur le plan théologique. Les Confessions correspondent à l’une de ces étapes et, comme elles ont eu beaucoup de succès, ainsi qu’Augustin le reconnaît lui même dans les Révisions [4], elles ont eu tendance à occulter les autres « confessions » de notre auteur.

Les premières « confessions »

Lorsqu’il se convertit en 386 et qu’il décide de s’inscrire pour être baptisé lors de la vigile pascale de 387, Augustin a déjà connu une évolution intellectuelle très importante, fruit de ses réflexions mais aussi de son enseignement et des rencontres qu’il a pu faire, notamment à Milan où se trouvaient alors Ambroise, le prêtre Simplicianus et divers intellectuels qualifiés par lui de « platoniciens ». Mais il n’a encore rien publié, si ce n’est un ouvrage de jeunesse, rapidement perdu, le De pulchro et apto. Mais, après sa conversion, dont les détails donnés dans les Confessions sont tout de même rédigés une quinzaine d’années plus tard, l’état de sa pensée va se décanter dans ce qu’on appelle habituellement les dialogues de Cassiciacum.

C’est dans cette petite localité de la région milanaise qu’il se retire après avoir renoncé à sa chaire d’enseignant. Cette retraite lui est nécessaire à la fois pour des raisons de santé et surtout pour se préparer au baptême. Pour lui, cette préparation doit être spirituelle, mais aussi intellectuelle, le tout dans un cadre de vie à la fois ascétique et studieux. Augustin utilise alors les services d’un sténographe pour que rien ne se perde des discussions : « Je pris donc un sténographe et je ne voulus que rien ne fût emporté par le vent des propos que nous tînmes [5] ». De cette retraite studieuse vont donc sortir quatre ouvrages importants pour connaître la situation intellectuelle, mais aussi spirituelle, du nouveau converti. Ils sont connus sous le nom global de « Dialogues philosophiques » dans lesquels Augustin discute avec ses proches (Contra Academicos, De Beata Vita, De Ordine) ou avec lui-même (Soliloques). Dans ce dialogue entre Augustin et la Raison, cette dernière l’incite aussi à écrire et à prier :

La Raison : Demande à Dieu le secours salutaire qui te permettra d’arriver au but de tes désirs. Et cette prière même, rédige-la par écrit : ce premier effort créateur accroîtra ton courage. Ensuite, résume en quelques brèves conclusions les résultats que tu auras dégagés. Seulement n’aie point souci de plaire à la foule des lecteurs : de telles discussions ne visent que l’élite de tes concitoyens.
Augustin : Je vais faire comme tu dis [6].

Il suffit, alors, de parcourir la très longue prière d’Augustin qui suit cet échange préliminaire pour se rendre compte que l’image de Dieu que nous donne Augustin n’a rien à voir avec celle que nous donnera plus tard la prière finale du De Trinitate ! Le nouveau converti qui se prépare au baptême n’a encore qu’une image de Dieu très « philosophique », même s’il le qualifie largement de Père. Nulle mention explicite du Fils, du Christ, du Saint-Esprit. Cependant, malgré les affirmations de divers auteurs, ce n’est pas une prière néo-platonicienne, mais déjà une prière chrétienne :

Si c’est par la foi que te trouvent ceux qui se réfugient auprès de toi, donne-moi la foi ; si c’est par la force, donne-moi la force ; si c’est par la science, donne-moi la science. Accrois en moi la foi, accrois l’espérance, accrois la charité [7].

Il est normal que celui qui arrive à la foi, après un long et complexe cheminement intellectuel, utilise les concepts dont il dispose, dans l’attente d’une appropriation progressive des nouveaux concepts que va lui apporter la théologie chrétienne. C’est pourquoi, la lecture de ces Dialogues philosophiques est indispensable pour qui veut vraiment suivre, sans a priori, l’évolution de ce chercheur de Dieu qu’est Augustin.

Les dernières « confessions »

Au soir de sa vie, Augustin décide de revoir l’ensemble de ses écrits, écrits qui se sont diffusés dans tout le monde méditerranéen, soit volontairement, soit à l’insu de son auteur. Mais compte-tenu des possibilités de son époque, il ne peut envisager, à la manière moderne, de procéder à des rééditions revues et corrigées. Il entreprend donc la rédaction d’un nouvel ouvrage dans lequel seraient revues toutes ses œuvres antérieures : livres, lettres et discours (sermons et homélies). La mort ne permettra pas de l’achever. Seuls deux livres de « Révisions » (en latin Retractationes) consacrés aux ouvrages seront publiés. Les lettres et les discours ne seront jamais révisés. Le motif des Révisions est donné très clairement par Augustin lui-même :

Quant à cet ouvrage, il m’a plu de l’écrire pour le mettre dans les mains des hommes à qui je ne puis enlever, pour les corriger, les livres que j’ai déjà publiés. Je ne laisse pas de côté les ouvrages que j’ai écrits, quand, étant encore catéchumène, j’avais déjà abandonné l’espérance terrestre qui m’avait retenu, mais que je restais enflé des habitudes littéraires du siècle. Ces livres en effet sont parvenus à la connaissance des copistes et des lecteurs ; on peut les lire d’une manière utile, si l’on pardonne quelques fautes ou si on ne les pardonne pas, si l’on ne s’attache pas aux erreurs. Que donc tous ceux qui lisent ce livre ne m’imitent pas dans mes erreurs, mais dans mes progrès vers le mieux. Celui qui lira mes petits ouvrages dans l’ordre où ils ont été écrits, trouvera peut-être en effet comment j’ai progressé en écrivant [8]. Pour qu’il puisse le faire, j’essaierai ici dans la mesure du possible, de lui faire connaître cet ordre [9].

Les révisions sont une œuvre originale, sans doute sans réel précédent dans la littérature mondiale, dans la mesure où l’auteur estime qu’il est de sa responsabilité de pasteur chrétien de laisser une œuvre pleinement orthodoxe à la postérité. C’est aussi un ouvrage qui permet au lecteur de voir comment a progressé chez Augustin, au cours de sa vie, la compréhension et la manière d’exposer le Mystère chrétien à des lecteurs très variés et dans des circonstances ecclésiales changeantes. Là encore, une dernière fois, l’âme d’Augustin se dévoile. Son sens de l’humilité et de la responsabilité est toujours très vif :

Il s’agit de revoir mes humbles ouvrages, livres, lettres ou sermons, avec la sévérité d’un juge et de noter, comme avec la plume d’un censeur, ce qui m’y déplaît. Personne, sinon un imprudent, n’osera me reprendre, puisque moi-même je reprends mes erreurs. [...] D’ailleurs, que chacun prenne comme il l’entend ce que je fais. Pour moi cependant, j’ai du considérer cette parole de l’Apôtre : “Si nous nous jugions nous même, nous ne serions pas jugés par le Seigneur” (1 Co 11, 31). Il y a encore cette parole de l’Écriture : “En parlant beaucoup, tu n’éviteras pas le péché” (Pr 10, 19) qui me glace d’effroi. […] je redoute cette parole de l’Écriture sainte parce que, de tellement d’écrits qui sont les miens, on peut sans aucun doute extraire bien des passages qui, s’ils ne sont pas faux, peuvent assurément être accusés ou même convaincus d’inutilité [10].

La lecture des livres de jeunesse, puis celle des Confessions, enfin celle des Révisions, nous conduit à suivre la démarche de ce chercheur qu’est Augustin. Dès sa jeunesse, il était à la recherche du bonheur. Il a ensuite compris que ce bonheur, pour être véritable, devait être éternel, et donc qu’il ne pouvait que se trouver qu’en Dieu qui seul est éternel. Sa conversion lui a ouvert la porte qui seule permet cette recherche du Dieu véritable, Père, Fils et Saint-Esprit. C’est cette expérience qu’il a mise par écrit, souvent sous forme de confessions : « Augustin s’est confessé plus que tout autre homme. Et nous savons presque tout de lui. Il se confessa avant son baptême, dans les précieux prologues qui préludèrent aux Dialogues de Cassiciacum ; il se confessa plus longuement dans les Confessions  ; il s’est confessé dans ses Rétractations, que nous pouvons justement considérer comme ses dernières “confessions” [11] ». Ces précisions d’un grand spécialiste de saint Augustin nous confirment dans l’idée que la confession, au sens plénier du terme d’aveu des fautes et de proclamation de la Gloire de Dieu, fait partie de la méthode de travail du chercheur de Dieu qu’est Augustin. Pour lui, progresser est essentiel, même s’il ne le théorise pas comme un Grégoire de Nysse. Chaque pas en avant en appelle un autre, sans que soient reniées les difficultés ou les imprécisions rencontrées antérieurement. C’est pourquoi celui qui souhaite entrer sérieusement dans la pensée d’Augustin ne doit pas oublier non plus deux remarques importantes d’Étienne Gilson. La première est que si nous ouvrons les œuvres de saint Augustin pour y trouver un système de pensée, ce que nous trouvons est une méthode de pensée [12]. La seconde, c’est qu’il faut essayer de comprendre et d’expliquer les choses en fonction de Dieu [13]. Ainsi, le lecteur des Confessions sera convenablement armé pour en tirer un maximum de profit.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

[1] Ep. 174.

[2] De Trinitate XV, XXVIII, 51 (BA 16, p. 565).

[3] De Trinitate IX, I, 1 (BA 16, pp. 73-75).

[4] Retractationes II, VI, 1 (BA 12, p461). « Les treize livres de mes Confessions louent le Dieu juste et bon pour mes bonnes comme mes mauvaises actions et ils excitent vers lui l’esprit et le cœur de l’homme. Tout au moins en ce qui me concerne, ils ont eu sur moi cette action pendant que je les écrivais et ils l’ont encore lorsque je les lis. Ce qu’en pensent les autres, c’est leur affaire. Je sais pourtant qu’ils ont plu et qu’ils plaisent beaucoup à un grand nombre de frères ».

[5] Contra Academicos I, I, 4 (BA 4, p. 21).

[6] Soliloquia I,I,1 (BA 5, pp. 26-27).

[7] Soliloquia I,I,5 (BA 5, p. 35).

[8] C’est nous qui soulignons.

[9] Retractationes, Prologue, 3 (BA 12, pp. 270-271).

[10] Retractationes, Prologue, 2 (BA 12, p. 267).

[11] Agostino Trapé, Saint Augustin, l’homme, le pasteur, le mystique, trad. de l’italien de V. Arminjon, Fayard, Paris, 1988.

[12] « Ce que nous cherchons spontanément dans ses écrits, c’est un système, c’est-à-dire un ensemble de vérités toutes faites, enchaînées dans un ordre qui nous aide à les comprendre et à les retenir ; ce qu’ils nous apportent, c’est une méthode, c’est-à-dire l’ordre qu’il convient de suivre dans une longue série d’efforts qu’il nous incombe à nous- même de fournir ». E.Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 19432, p. 322.

[13] Voir sur ce thème toute la conclusion de Gilson dans l’ouvrage cité à la note précédente.

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