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Louis Bouyer : le théologien à l’œuvre

Jérôme Levie

Après le numéro d’hommage qui lui a été dédié en 1998 (n° 74), et la mention de son décès, la revue Résurrection salue la récente réédition qui nous donne l’occasion de redécouvrir le grand théologien que fut ce prêtre de l’Oratoire, Louis Bouyer : Le métier de théologien, Entretiens avec Georges Daix, [1]

Cette réédition d’entretiens qui se tinrent en l’été 1977 est une opportunité à ne pas manquer. Trois premiers chapitres offrent une autobiographie, courte mais précieuse pour appréhender la cohérence de sa trajectoire et de son oeuvre, et sa propre perception de son évolution intellectuelle et spirituelle : on le voit cheminer « du protestantisme à l’Église », assister adolescent aux débuts de l’oecuménisme, côtoyer les traditions anglicane et orthodoxe, agir au coeur du mouvement liturgique préconciliaire, enseigner et écrire inlassablement, en France, en Amérique, en Angleterre, en Espagne...

Comme L. Bouyer l’explique dans le chapitre 11 – qui donne son titre au livre –, pour lui le théologien n’a pas le droit de fragmenter la Parole de Dieu, mais il doit « restituer quelque chose du grand souffle, de la limpidité et de l’universalité de la vérité révélée » (préface, p. 16). S’il doit « être rempli de docilité à l’égard de l’objet de la vérité révélée » (p. 61), donc aussi à l’Église, sujet de la foi, sa synthèse théologique ne peut être que personnelle, dans un triple échange de la Tradition vivante de l’Église en lien avec sa source qu’est la Parole, avec la vie de l’Église et avec la culture contemporaine. Son métier est d’abord d’interpréter la Parole à la lumière de l’expérience ecclésiale, inséparable de celle de l’humanité, pour la clarifier et la conduire sous la direction de l’Esprit, aux buts assignés par Dieu : la rencontre et l’union avec Lui. La pensée du P. Bouyer ne fut pas « la passion d’un système intellectuel », mais l’exigence d’une vie transformée par la rencontre avec la vie divine. Il s’efforça de présenter l’ensemble de la vérité révélée, inséparable de la vie qu’elle inspire, « dans une lumière telle qu’elle puisse apparaître elle-même comme illuminatrice de la situation dans laquelle les hommes contemporains pris individuellement et l’Église tout entière se trouvent » (p. 59).

Car il ne sépara jamais son effort théorique de l’action à mener pour le christianisme de son temps : la rédaction du Mystère pascal coïncida avec le début du Centre de pastorale liturgique. Selon lui, les grands principes de la spiritualité protestante, l’autorité première et fondamentale des Écritures, la religion personnelle fondée sur la justification par la Foi dans la grâce de Dieu, jaillirent d’un ressourcement de la tradition catholique elle-même – même s’ils furent ensuite développés dans un sens schismatique puis hérétique, ce qui les a dévitalisés, paralysés. L’orthodoxie maintient vivants des éléments atrophiés en Occident : la vision du christianisme comme culte, adoration de Dieu, vie de louange et de glorification dans le Saint-Esprit ; la vision cosmique de la grâce ; le sens du moine comme entraîneur spirituel de la communauté croyante. L’anglicanisme l’intéressa comme tentative de synthèse entre le meilleur des principes protestants et la réalité de l’Église catholique. L’oecuménisme vrai, bien éloigné d’un oecuménisme de compromis servant de prétexte pour évacuer tout dogme, est « fondé sur la redécouverte commune, dans les sources mêmes, de la richesse de la tradition catholique » (p. 40). Il vise, en traitant les auteurs protestants, anglicans, orthodoxes comme de vraies sources, à réconcilier ce qu’ils ont de meilleur avec la plénitude catholique, seule capable d’intégrer tous les efforts humains, chrétiens ou non, de rendre par exemple les principes protestants à leur orientation primitive, en les vivant dans la plénitude de la Tradition et de l’action liturgique. Ainsi, s’il n’y a de religion vraie que personnelle, intérieure et spirituelle, « il est tout aussi vrai que l’homme est un esprit immergé, incarné dans le cosmos et qu’il n’existe pas isolément » (p. 64).

La théologie est une science de la foi, ordonnée au salut, à l’intelligence de la Révélation. Elle n’est authentique qu’au sein de la foi de l’Église, d’une foi « s’orientant vers un développement effectif en nous de l’amour de Dieu en réponse à Son amour » (p. 147). La vérité chrétienne n’est vérité qu’en étant vie, et la théologie ne peut élucider le mystère sans nous faire avancer vers la rencontre avec Dieu : une théologie non pastorale, « qui ne tendrait pas à conduire au salut ceux qui l’étudieraient révélerait, par le fait même, que le théologien qui l’a conçue n’est pas vraiment un théologien » (p. 147). La théologie doit être aimantée et dynamisée par l’expérience spirituelle, au sein d’une communauté recevant la Parole et animée par elle, elle doit procéder de la spiritualité et y reconduire, et toute spiritualité véritable « procède de la vision de foi qui s’explicite, qui se réfléchit, qui s’analyse et devient consciente dans l’oeuvre théologique » (p. 122). La théologie, interprétation de la Parole, et la spiritualité, s’insérant dans la vie de charité surnaturelle avec Dieu, se nouent dans le foyer qu’est la célébration liturgique, la réalité sacramentelle, source de vie et moyen pour l’union à Dieu, « qui veut que nous nous assimilions à Lui pour devenir ses fils dans son Fils unique » (p. 150). Elle doit faire connaître le Noûs Christou, la pensée du Christ, que la mens Ecclesiae seule transmet et garde vivante – à ce titre « il n’y a pas de condamnation plus grave qu’on puisse porter sur l’oeuvre d’un théologien, même génial, que lorsqu’on dit que ses ouvrages nous permettent de connaître sa pensée » (p. 232).

Si l’Église entière est l’interlocuteur de la Révélation, il faut cependant distinguer, sans les séparer, le sensus fidei du rôle spécifique de l’Église enseignante. La conduite providentielle de l’Église, par l’exercice du magistère et son acceptation par les fidèles, est le moyen que Dieu a dû prévoir pour « distinguer entre les interprétations légitimes de la Révélation et celles qui ne le sont pas, […] rejeter tout ce qui serait interprétation déformante du sens profond de la vérité révélée » (p. 138). Ce double effort, de la chrétienté d’une part, des évêques d’autre part, qui guident, éclairent et discernent l’authentique de l’inauthentique, est unifié d’en haut par l’assistance providentielle donnée « à celui qui est le signe vivant et efficace de l’unité de l’épiscopat et de l’unité de l’Église dans et par l’épiscopat : à savoir le souverain pontife » (p. 238). Le successeur de Pierre, signe d’unité de l’épiscopat, a « hérité de sa primauté, qui est certainement une primauté dans la charité, mais qui est aussi essentiellement dans la manifestation de la vérité qui ne fait qu’un avec la charité » (p. 219). Mais il n’exerce son ministère qu’avec la coopération de toute l’Église, en particulier de son Église particulière, celle de Rome ; son élection par le collège des cardinaux est la survivance dans l’Église universelle de l’élection des évêques par les Églises locales.

Plus largement, Louis Bouyer stigmatise deux conceptions pernicieuses de l’Église qui sévissent dans les mentalités et même en théologie, celle d’une réunion de petits copains, ou celle d’un agent d’influence politique, qu’on peut conformer à nos opinions ; il faut au contraire articuler l’Église locale à la présence de l’Église dans les saints et à la souveraineté du Christ. Ce n’est que grâce à la Tradition, et aux organes dont le Christ a muni l’Église, que la Parole de Dieu peut s’y lire fidèlement dans le témoignage des hommes multiples et changeants, saints ou pécheurs, intelligents ou stupides, qui la composent. Le sens de l’Église, essentiel pour retrouver le sens de l’unité de la foi dans la diversité et la multiplicité, est perdu quand des évêques déplorent ou se réjouissent de l’honneur qui leur est rendu, en croyant qu’il s’adresse à leur personne, alors qu’il vise leur fonction et Celui qu’ils représentent, le Chef de l’Église uni à l’Esprit qui l’anime. C’est le ministère apostolique qui rend possible la présence du Christ, par son sacrifice perpétuellement célébré et son enseignement dispensé avec son autorité même ; au service de la Parole, il a pour objet d’étendre dans l’unité la vertu sanctificatrice du sacrifice du Christ. Un évêque se faisant remplacer sans cesse pour la présidence des cérémonies liturgiques, la visite des paroisses, les confirmations, se réduirait lui-même à n’être plus qu’un bureaucrate.

Dans l’Église, le moine est témoin du noyau incandescent de toute vie de baptisé, la portant à son maximum d’urgence et de pureté, et l’empêchant de s’enliser, par son acceptation généreuse de la croix. Il est l’entraîneur de la vie du laïc, qui, en retour, si elle est totalement saisie par Dieu, manifeste la fécondité de son sacrifice – car c’est basée sur la vie de service des chrétiens dans le monde, travaillant à la construction de la cité de Dieu, que s’établit la vie monastique : elle en montre le but final – que Dieu soit tout en tous –, et le moyen initial, « l’acceptation de la croix dans un esprit de service » (p. 194). Le choix entre humain ou chrétien est illusoire, le christianisme étant la seule inspiration possible d’un humanisme qui ne soit pas un leurre. Car l’humain n’est pleinement réalisé que s’il tend vers la plénitude de vie atteinte dans la Résurrection, anticipée par une vie chrétienne authentique – ainsi le moine « devance dans la vie présente la vie éternelle et [...] se livre totalement à la puissance de l’Esprit » (p. 189). « Le christianisme est finalement le seul humanisme véritable, parce que c’est un humanisme intégral, c’est-à-dire un humanisme qui culmine dans l’ouverture à l’autre et le don de soi, ce qui est le plus parfait reflet de la vie divine, et non seulement d’ailleurs un reflet mais une participation véritable à celle-ci. » (p. 200)

Il n’y a donc pas à opter entre une spiritualité positive de consécration du monde, de création à achever et à parfaire, et une spiritualité supposée négative, qui serait celle de la Croix et de ses perspectives rédemptrices : la Rédemption et la croix ne viennent pas contrarier l’élan créateur mais le rendent possible, là précisément où le péché l’avait dévié et faussé, sinon stoppé. De même, « la grâce et l’effort humain ne sont pas deux données simplement complémentaires du progrès spirituel, […] l’effort humain ne saurait avoir d’efficacité ni de valeur s’il ne s’appuie entièrement sur la grâce, [et la grâce divine] n’agit jamais en lui pour se substituer à sa propre activité, mais, bien au contraire, pour la susciter et la marquer tout entière de son empreinte » (p. 137). C’est la Vierge, représentant « la création dans son plus haut point de conjonction avec Dieu » (p. 216), qui est le chef d’oeuvre de coopération de la grâce avec la nature.

Louis Bouyer tient compte de l’anthropologie (de Otto à Eliade) pour réfuter les oppositions simplistes entre religion naturelle et christianisme, entre religion et foi, entre le sacré chrétien et le sacré païen. Les mythes, dont la psychologie des profondeurs montre l’enracinement chez l’homme, et qui lui permettent d’exprimer sa situation dans le monde, peuvent « devenir le véhicule des réalités chrétiennes » (p. 114), comme le pensait son ami Tolkien. D’où l’absurdité de la démythologisation de Bultmann, puisque c’est bien la Parole de Dieu qui est la critique la plus radicale du moment mythique à l’origine de toute pensée humaine et religieuse. Mais on ne peut sortir du plan du mythe naturel que par le haut, par la Parole, qui ne répond à nos questions qu’en les modifiant, en introduisant des éléments qu’elles étaient incapables de supposer, ou alors par le bas, là où l’homme prétend se diviniser lui-même, et se retrouve esclave de Satan et de ses mythes, dans une fausse gnose croyant avoir dépassé la Parole, mais la rabaissant en fait à un mythe fermé sur soi. La Parole et la théologie ne sont pas faites pour satisfaire notre curiosité, mais pour conduire au salut. Ainsi on ne peut répondre au problème de la souffrance par un traitement rationnel des éléments de la Révélation : Dieu seul donne la réponse, en venant souffrir, Lui, l’Innocent, avec nous. Ce problème nous englobe, donc nous dépasse, et pour être résolu, il suppose un engagement de Dieu dans notre vie, dans notre liberté, réalisé par l’Incarnation rédemptrice et le mystère du Christ.

Les derniers chapitres présentent la théologie systématique du P. Bouyer, caractérisée par sa focalisation « sophiologique » sur la vision que de toute éternité Dieu a du monde en Lui-même, comme destiné à devenir distinct de Lui et à exprimer Sa vie intérieure. Le plan de Dieu sur le monde, préparé dans le Logos divin, s’achève en Marie-l’Église, « création eschatologiquement rassemblée et la réalisation dernière de l’œuvre de Dieu » (p. 214). Sophia féminine, elle devient une avec le Christ, lui qui est la représentation masculine de Dieu : la corrélation nuptiale des deux est l’achèvement eschatologique du salut. Appelée à être l’épouse du Christ, rassemblant les âmes devenues images parfaites de la Trinité, l’Église tend à cette sainteté suréminente qui se trouve réalisée dès le début de l’œuvre du salut dans une personne créée exceptionnelle, conformément à la vision dynamique du mystère de Dieu, objet principal de la théologie, où Incarnation et Révélation sont inséparables de l’adoption surnaturelle à laquelle nous sommes appelés.

Le chapitre 4 offre de percutantes et originales réflexions sur la réforme liturgique. Acteur du mouvement liturgique, l’auteur n’en regretta que davantage l’usage dévoyé qui en fut fait – y compris parfois dans les textes liturgiques mêmes –, venant d’une incompréhension de l’essence de la liturgie, qui n’était plus perçue comme le mystère de notre transformation par Dieu mais comme la consécration, l’auto-célébration de l’humanité telle qu’elle est. Ainsi, on ne comprit pas que la liturgie n’est capable de transfigurer la vie quotidienne que si elle en est distinguée. Se combattirent un refus total de la tradition et une conception archéologique de celle-ci, tout aussi délétère, alors que la Tradition est un fleuve continu de vie, se développant d’une façon homogène par l’assimilation de nouveaux éléments : les qualités de continuité organique et d’adaptation de la liturgie ne s’opposent pas. La liturgie n’est pas un musée, mais « une possibilité actuelle d’éveil et d’expression de la vie intérieure des âmes » (p. 66). Si le P. Bouyer insista sur le biblicisme de la liturgie, qui est « la Parole de Dieu gardée dans sa continuité jaillissante et suscitant la réponse de l’homme » (p. 68), cette vision de la liturgie est liée au centre vivant de sa théologie, où sont mises en oeuvre ses conceptions du mythe, du sacré, des rapports de l’homme et du rite, de la nature et de la grâce. Opposer ces dernières serait isoler Dieu dans sa transcendance, et rendre l’homme incapable de tout contact réel avec Dieu. La liturgie renvoie au problème fondamental de la théologie, celui des rapports de Dieu et de la création qu’Il produit et appelle au partage de Sa propre vie.

Ce livre contient également de riches développements du père Bouyer sur le rôle essentiel et spécifique des femmes dans l’Église, sur la mystique chrétienne, considérée comme pleine floraison de la grâce du baptême, nourrie par la pratique sacramentelle au sein d’une vie livrée aux exigences de la charité divine.

Par son contenu et par sa forme – style direct des entretiens, préfaces aidant à situer l’ampleur et l’originalité de ce grand théologien, addition pour tenir compte de la fin de son travail, ajouts bibliographiques et chronologiques –, cet ouvrage est une excellente introduction à l’oeuvre et aux intuitions fondamentales de ce théologien, « le moins conformiste » et « parmi les plus traditionnels », qui « nous a rouvert les grands chemins de la Tradition » (Hommage de Mgr Lustiger, pp. 10-11) pour faire face aux besoins du temps.

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

[1] Edition Ad Solem, 2005.

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