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Mai 68, cinquante ans après

Jean-Luc Marion , José Bové , Samuel Pruvot

Samuel Pruvot : Mai 68 avait promis le paradis sur terre par la révolution. Cinquante ans après on a l’impression d’avoir récolté une terre dévastée par la crise écologique et, de surcroît, on a perdu l’espérance d’un paradis à venir. Comment expliquez-vous ce cruel paradoxe ?

José Bové : Je n’ai pas du tout cette analyse sur 68. Je dirai que 68 était inéluctable parce qu’il y avait à la fois une crise de l’autorité et un ajustement de la société qui devaient se réaliser. La logique économique et sociale conduit nécessairement à un moment ou à un autre à un réajustement.

La crise de l’autorité est à mes yeux ce qui fut le plus important. Elle était observable à tous les niveaux de la société. En politique où l’autorité était vieillissante, mais aussi à l’école, dans les entreprises et dans les familles. Partout une vision de l’autorité largement obsolète était en train de craquer. N’oublions pas que, quelques années auparavant, les femmes avaient encore besoin de leur mari pour ouvrir un compte en banque. Même si les gens ne le vivaient pas nécessairement au quotidien, on était dans une société machiste.

Par ailleurs on était au cœur des trente glorieuses. Ce que les sociologues et les économistes ont appelé le Fordisme était à l’œuvre. Ce procédé consiste à augmenter les salaires pour accroître la consommation et créer des nouveaux biens pour faire tourner de nouvelles usines. Cette adaptation économique s’est manifestée à ce moment-là.

Je dirais donc que 68 a été ce moment particulier où se sont produits simultanément une remise en cause de l’autorité et une adaptation économique. Au cœur même des revendications, un nouveau conformisme se mettait en place même si les acteurs de celui-ci en étaient inconscients.

L’idée de l’autonomie de l’université était en réalité une intégration de celle-ci dans le monde dominant dans une culture dominante. On était dans une logique de conformisme passant par une phase de révolte relativement spontanée.

Un dernier élément, je dirais que 68 c’est aussi la fin des idéologies, on arrive à la quintessence de tous les grands mythes révolutionnaires politiques à ce moment-là. Ils s’écroulent tous les uns derrière les autres. Ceux qui ont vécu 68 voulaient abolir les idéologies dominantes et précisément le parti communiste et la CGT. Pour Daniel Cohn-Bendit, l’adversaire principal était très clairement le parti communiste et la CGT. D’ailleurs ils lui ont bien rendu puisque c’est le patron du parti communiste qui a parlé de « l’anarchiste allemand qu’il fallait renvoyer » et non De Gaulle. C’est intéressant à rappeler parce que le fantasme qu’on a, a posteriori, c’est qu’il s’agissait de la victoire des idéologies marxistes. En fait, c’était leur fin en tant que révolution politique.

Samuel Pruvot : Jean-Luc Marion, souscrivez-vous à l’analyse de José Bové décrivant 68 comme le début d’un nouveau conformisme et la fin des mythes révolutionnaires ?

Jean-Luc Marion : Désolé pour la vigueur du débat : mais oui, je suis d’accord. Premièrement, il faut comprendre que Mai 68 est le moment où, pour la première fois depuis la Révolution française, une génération n’a pas fait la guerre. Les jeunes gens de 18 ans sont les premiers à ne pas avoir connu de guerre même dans les anciennes colonies comme l’Algérie. La France est en paix et ça fait longtemps que ce n’était pas arrivé. La crise d’autorité dont parlait José Bové était même la conséquence, à mon avis, d’une contradiction entre la militarisation plus que centenaire de la France et le développement du capitalisme et de la consommation. En fait, la France était un pays corseté, comme tous les pays européens, parce que depuis des décennies la situation de guerre était la règle. L’ensemble de la population française était militarisé, au sens où nous connaissons aujourd’hui des sociétés qui se militarisent, la Chine ou la Russie en ce moment, et c’est une manière de tenir les gens. La France était pyramidale dans son système d’autorité parce qu’elle était mobilisable. Tout le monde contribuait à un effort de guerre réelle, potentielle ou fantasmée.

A partir du moment où la France n’est plus en guerre, tout le monde se dit inconsciemment : « quelles sont les contraintes qui ne sont plus nécessaires ? » Dans un même temps nous avons au niveau culturel : le film Les 400 coups sorti en 1959, en sport le cycliste Louison Bobet, on passe aussi par le Concile Vatican II, interprété par beaucoup comme un relâchement.

Et Mai 68 entre là. L’endroit où ces sentiments et ces tensions se manifestent le plus est le monde universitaire, simplement parce que l’université passe de 60.000 étudiants à 600.000 en dix ans, donc tout change. Les nouveaux étudiants ne comprennent plus pourquoi leurs parents vivaient comme ils vivaient. C’est là la première raison.

La deuxième raison est économique sur le long terme. Le capitalisme ne peut se développer qu’avec la consommation. Il faut donc une société de consommation. Il faut que le désir devienne matérialisable. Ce désir matérialisable semble apparemment innocent, on en n’a pas encore compris la logique mais ça viendra. L’opinion est donc que si les contraintes s’abaissent, tout deviendra possible. Nous savons maintenant que ce n’est pas aussi simple.

Le point sur lequel je suis tout à fait d’accord avec José Bové ‒ et, encore une fois j’en suis confus pour vous ‒ c’est le problème du parti communiste.

Quand je faisais mes études et passais les concours pour les deux Écoles Normales, je savais que je devais me censurer. Dans une dissertation, il fallait être conformiste dans les deux premières parties, dire ce que l’examinateur entendait par le sujet et attendait comme réponse évidente. Si vous aviez bien fait ça, vous pouviez vous faire un peu plaisir, en étant prudent, dans la troisième partie. Il y avait censure. Lorsque j’étais à l’École Normale en 68, le problème n’était pas de savoir si vous étiez chrétien ou pas chrétien, de droite ou de gauche ; le choix était ou bien le parti communiste ou bien les gauchistes, et quel type de gauchistes ? maoïste ? trotskiste ? etc…

Pour la première fois, l’opposition au parti communiste s’est faite sur la gauche alors qu’elle se faisait traditionnellement sur la droite. Les hommes politiques, par ignorance ou calcul (je pense qu’il ne faut jamais sous-estimer la bêtise), ont cru et ont fait croire que c’était une bataille droite / gauche, que la gauche voulait faire la révolution et qu’il fallait défendre l’ordre et la République ; ce n’était pas vrai. Les « crapules staliniennes » étaient désignées par la gauche et les gauchistes. Ça a été pour moi une libération, pour la première fois dans une vie étudiante je pouvais être anticommuniste le cœur léger.

Le parti communiste a perdu le pouvoir réel, c’est-à-dire le pouvoir symbolique et intellectuel, en 1968. Ce que les gens n’ont pas compris sur le moment était le plus important !

Samuel Pruvot : José Bové, vous disiez qu’en 68 s’est imposé un nouveau conformisme, un système qu’on peut appeler Fordisme, symbolisant le capitalisme. Ce système a une capacité inouïe à recycler tout ce qui passe à sa portée y compris les revendications et les contestations. Sommes-nous devenus tous plus ou moins les esclaves du système ?

José Bové : La fin des années 60 est un moment particulier du développement du capitalisme par la consommation, et son corollaire l’idéologie du progrès et du bien-être qui sont intimement liés. Depuis une cinquantaine d’années il y a une multiplication des biens de consommation et une idéologie de la satisfaction immédiate. Ce qui détermine cette consommation c’est l’immédiateté, notion centrale, de mon point de vue. De cela procède une reconstruction de l’ordre, un nouvel ordre. Auguste Comte l’avait résumé avec une sentence : « ordre et progrès » qui fut placé sur le drapeau brésilien. On s’est débarrassé du vieux discours maoïste qui faisait ringard pour le remplacer par le pragmatisme au service d’un pseudo progrès. Quelle attitude prendre face à ce phénomène ? C’est là que les chosent se compliquent : s’opposer au progrès c’est être réactionnaire au sens « c’était mieux dans le passé ». J’ai souvent dit une phrase qui parle à ma génération : « la civilisation, c’était à la campagne les WC au fond du jardin, le progrès c’est les WC à l’étage ». Ça ne fait plus rire personne mais à l’époque ça nous parlait ! Aujourd’hui ce progrès a tellement pénétré notre vie quotidienne qu’il est difficile de s’en abstraire, de se dire : « Oui, je suis aliéné par cette nouvelle idéologie ». Je pense vraiment qu’il faut parler d’aliénation.

Samuel Pruvot : Que peuvent les chrétiens face à la tyrannie du consumérisme ?

José Bové : Face à une aliénation, comment en prendre conscience et agir ? Les chrétiens sont-ils différents des autres ? Je dirais que non. Il y en a qui aimeraient que ce soit différent mais ce n’est pas vrai. Le peuple chrétien, que je séparerais du christianisme, a été relativement conformiste puisqu’il s’est adapté que ce soit à l’empire romain, à la monarchie ou à la République. Bref, tous les systèmes ont fonctionné et pénétré la chrétienté, y compris cette dernière évolution de l’idéologie du bonheur. Les chrétiens ne se sont pas abstraits de cette réalité, il n’y a pas eu, à ma connaissance, de réflexion théologique même si quelques personnes dans l’Église et quelques rares théologiens dont je me sens proche comme Lanza del Vasto [1] et Jacques Ellul [2] ont fait ce travail de rupture. Quel devrait être le travail des chrétiens par rapport à ça ? Ce n’est pas à moi de le définir mais c’est une réflexion à avoir.

Comment sort-on du conformisme des idéologies ? Comment se protéger des deux écueils permanents : l’attitude réactionnaire ou l’attitude progressiste, qui sont pour moi les deux faces de la même médaille ? Elles sont toutes les deux stériles par rapport aux combats qu’on doit mener contre d’idéologie du bien-être.

Samuel Pruvot : Jean-Luc Marion, est-ce que les chrétiens peuvent sortir ou pas de ce système et est-ce parmi eux qu’on peut trouver quelques non-conformistes qui nous montrent la voie ?

Jean-Luc Marion : Il faut d’abord savoir quelle est la nature et la profondeur de ce que vous appelez le système. Le paradoxe de 68 et surtout des années qui ont suivi c’est une politique générale dans tous les domaines y compris dans l’Église, de lever les interdits moraux, comportementaux, sociétaux. Ce laxisme généralisé était en fait l’effet d’une poigne de fer. La poigne de fer c’était que, de la même manière qu’au XIXe siècle Marx avait décrit la concentration de la propriété dans quelques mains et qu’on a assisté ensuite à la transformation de la majorité de la population en travailleurs prolétaires ou producteurs prolétaires, de la même manière si je puis dire, nous assistons à la fabrication, à partir du Fordisme, du prolétariat consommateur, c’est-à-dire des producteurs consommateurs. Le point fondamental étant qu’ils consomment pour permettre au système de se développer. Il y a eu une uniformisation du capital, il y a une uniformisation du marché des consommateurs qui devaient tous d’une même manière consommer les mêmes produits à moindre frais. Nous avons donc assisté à la transformation de la société. Ceci suppose une uniformisation des individus et les structures sociales et culturelles y font obstacle. L’attachement à la famille, à l’identité qui vient de l’histoire, l’attachement à un lieu, à une langue et un pays sont autant d’obstacles. D’un point de vue économique, le fait qu’il y ait plusieurs langues est de manière évidente une déperdition d’efficacité. La pluralité des langues est contraire aux intérêts du marché.

Une deuxième remarque : cette période de réorganisation de l’ordre social à partir des nécessités de l’économie, à partir de la consommation correspond à l’accomplissement de l’histoire de la rationalité moderne. Dans notre langage on l’appelle la fin de la métaphysique. La fin de la métaphysique est un évènement étrange. Elle n’est pas morte, elle est arrivée à son terme. Elle a tout réussi de telle manière qu’elle ne laisse plus rien de possible devant elle, on ne voit plus les développements possibles qu’elle peut avoir sinon la généralisation de son triomphe dans la technologie, la technologie n’étant elle-même qu’un des moyens de l’universelle mise en ordre, l’universelle rationalisation de l’histoire des évènements, des comportements, l’universel triomphe du principe de raison suffisante et du principe d’identité. Ainsi le monde est marqué par l’efficacité. Le grand principe qui vaut maintenant c’est que tout ce qui est possible sera réalisé. Les possibles, les dangereux et les souhaitables seront de toute façon réalisés.

Lorsque l’on prétend résister à ce système, on est immédiatement récupéré à droite et à gauche. L’exemple de l’industrie du bio est assez frappant. L’industrie du bio est une récupération technologique de la crise écologique. De la même façon, la libération des cultures sert à transformer tous les endroits du monde en extension du même marché : il faut absolument que les pays sortent de leur arriération, il faut qu’ils soient libres, que tout le monde apprenne l’anglais, tout le monde consomme la même chose, etc…Le danger c’est que l’opposition est toujours rationalisée, au bout du compte, elle devient un élément de ce à quoi elle s’oppose. En conséquence, Je ne suis pas sûr que la réponse soit politique.

Un dernier point : avec 68 s’écroule l’idée qu’il y a un sens de l’histoire et un paradis. Le marxisme naturalisait l’eschatologie en espérant un paradis sur terre. Après le marxisme, cette naturalisation de l’eschatologie s’est effondrée et n’a été remplacée par rien. Le consumérisme ne nous promet pas le paradis mais que tous nos désirs seront satisfaits. Le problème est que si nous n’avons plus de désir à satisfaire, on meurt. Ce qui est vraiment mis en cause c’est l’interprétation moderne de l’histoire où l’ordre est obtenu par le progrès.

Samuel Pruvot : C’est incroyable cette lenteur de convergence entre certains catholiques et un certain nombre d’écologistes ? Les diagnostics convergent ainsi que les désirs de changements mais il a fallu attendre le 19 mars 2018 pour vous réunir. Les nouveaux défis écologiques peuvent-ils nous réunir ?

José Bové : Il y a une chose qui me paraît fondamentale : en 68, il y avait très peu de personnes qui avaient conscience de la question écologique. Il y avait Jacques Ellul et bien sûr Bernard Charbonneau [3] qui avaient travaillé cette question depuis les années 30, mais ces personnalités ne faisaient pas masse. C’est la prise de conscience la plus positive née de 68. L’émergence d’une nouvelle problématique débarrassée du marxisme, débarrassée de l’antagonisme droite/gauche déjà obsolète : la finitude des ressources, la conscience d’être dans un monde fini, la conscience qu’on est peut-être en train de construire notre propre extinction par la pollution et le réchauffement climatique.

Ceci est un phénomène singulier dans l’histoire de l’humanité. On connaît la finitude du monde et de ses ressources, on connaît les effets de nos activités qui devraient nous apporter progrès et bien-être mais qui sont en train de nous détruire. Le texte du Pape sur ce sujet est fondateur pour l’Église, et pas seulement pour elle. Nous sommes condamnés à vivre ici dans ce monde fini.

Comment va-t-on sortir de cette situation infernale ? Il va falloir trouver des réponses non conformistes, il faut changer nos modes de vie c’est une obligation, une nécessité individuelle, puis il faut aussi des actions collectives. La plus grosse difficulté c’est que depuis la Révolution française le système se renforce au niveau national et supranational. Comment alors reconstruire une liberté sans que ce soit un ordre imposé par un pouvoir politique de plus en plus omniprésent ? Là il n’y a pas de recette miracle, un drapeau de quelque couleur que ce soit, un leader maximo ou un grand timonier, ça n’existe plus.

Nous sommes chacun de nous confronté et démuni face à ce problème, qu’on soit chrétien ou pas, ou de toute autre spiritualité. En tant qu’homme, on a tous une responsabilité. Peut-être le chrétien a-t-il d’autres motivations et peut espérer, sans savoir si on peut gagner ou pas.

Samuel Pruvot : D’un point de vue spirituel, le chrétien peut-il apporter sa pierre à cet édifice ? En écoutant le Pape François, peut-on apporter quelque chose d’original ?

Jean-Luc Marion : Je ne sais pas si les chrétiens peuvent apporter quelque chose. Les chrétiens peuvent peut-être mieux comprendre ce qui se passe, c’est déjà beaucoup.

Premier point : la découverte de la finitude des ressources consiste à dire que l’espace n’est pas infini. Or toute l’idéologie du progrès tenait sa capacité dans l’assomption étrange des sciences modernes ‒ XVIe -XVIIe siècles ‒ à savoir que l’espace est infini. La modernité affirme un monde sans limite. Même saint Thomas l’a dit. Et c’est pourquoi il peut y avoir un progrès infini. On fait comme si les ressources étaient infinies parce qu’on a longtemps fait comme si le monde était spatialement infini. Notre monde n’est pas l’univers, qui n’est d’ailleurs lui-même peut-être pas infini. Notre monde c’est la Terre, et celle-ci n’est pas infinie. Nous comprenons que notre monde a eu un commencement et qu’il aura une fin. Notre rapport au monde se fait dans le temps, alors que depuis le XVIe siècle on nous dit le contraire en disant que notre rapport au monde est spatialisé et que toute spéculation sur la fin n’a pas de sens. Actuellement la fin du monde n’est pas de la mythologie. Le temps commande l’espace et c’est un temps fini parce qu’il n’est pas réversible : ce qui s’est passé ne peut pas se défaire. C’est le grand problème de la pollution, les dégâts sont faits. Ce qui est consommé est consommé. Ainsi le grand récit biblique chrétien prend un sens au premier degré. Dans les années 50, il y avait des théologiens bienveillants qui disaient qu’il fallait séparer ce qui est mythologique de l’essentiel qui était en gros la théologie protestante libérale. C’est justement cette dernière qui est morte depuis 68. Par contre ce qui est mythologique est devenu réel, à savoir que nous sommes dans un monde eschatologique. Je pense que le récit biblique prend l’allure d’une vraie carte pour lire où nous en sommes.

Second point : tout le monde voit ce qu’il faudrait faire, personne ne le fait. Comme le disait le Président Bush « notre mode de vie n’est pas négociable ». Il faudrait donc que nous soyons contraints de faire ce que nous savons que nous devons faire et que nous luttions contre notre incapacité à faire ce que nous savons très bien qu’il faudrait faire. C’est un problème politique considérable : comment modifier les comportements ? On sait que la contrainte a très peu de résultats dans les domaines individuels. Il faut donc une conversion des volontés. Pour y parvenir il y a un relai formulé d’ailleurs par la doctrine sociale de l’Église qui est la doctrine du bien commun. Le bien commun est quelque chose qui contredit tous les biens particuliers, y compris les biens collectifs particuliers : nation, classes sociales, entreprise, etc…Le bien commun exige la limitation de tous les biens particuliers et l’impose, faute de quoi aucun des biens particuliers ne pourra jamais se réaliser. On l’a vu dans l’histoire récente avec la bombe atomique. En principe on ne fait la guerre que pour être en paix et on affaiblit l’adversaire que pour se renforcer. Ceci est vrai tant qu’il n’y a pas d’arme atomique car avec elle se détruisent l’adversaire et soi-même. C’est ce qui nous a valu soixante-dix ans de paix armée. C’est ce qui peut se passer avec la question écologique. Pour ne pas épuiser les ressources il va bien falloir manger autrement et moins. Tous les désirs particuliers vont entrer en contradiction non pas avec d’autres désirs particuliers mais avec les désirs collectifs nationaux. On peut espérer que s’impose la catégorie politico-théologique du souverain bien, à savoir tout le monde a intérêt à ne pas universaliser son intérêt. Les conditions de satisfaction des intérêts particuliers supposent que les intérêts particuliers se laissent contredire par le bien commun. Cette logique est le seul espoir que je vois. La logique de la croissance, soit des grandes entreprises, soit des États, est encore dominante chez les plus arriérés d’entre eux ; les États-Unis, la Chine, la Russie actuelle. Ils sont arriérés car ils ont encore un vieux logiciel. L’intérêt de l’Europe c’est qu’elle a limité sa croissance militaire et ne s’en est plus servi contre elle-même au nom du bien commun et ce justement parce qu’elle a été le plus grand colonisateur et guerrier. On peut espérer que la même chose se produise sur la question écologique. Je pense que les chrétiens sont spécialement bien armés, mieux que beaucoup d’autres, parce que la conversion de la volonté pour le bien commun, ils savent, ils se le répètent, se l’enseignent, s’y exercent, avec des résultats plus ou moins positifs, mais ça fait partie de leur ADN.

L’autre question de la nature eschatologique du monde, les chrétiens savent faire aussi. Sur le moyen-long terme, je pense qu’une autre rationalité peut se mettre en place. Quand on commence à comprendre on a déjà fait un grand pas. Le problème c’est qu’on est très en retard. Il faudrait que philosophes et politiques changent de logiciel.

José Bové : Un sujet que nous n’avons pas abordé mais auquel on va être confronté du fait des dégâts occasionnés à la planète, c’est le déplacement des populations causé par la dégradation de l’environnement. L’histoire de l’humanité c’est aussi l’histoire des déplacements. En Afrique, quelqu’un qui va se retrouver déplacé à cause du bouleversement climatique va sentir qu’il n’est pas le bienvenu. L’accueil se discute-t-il ? Il y a ce qu’on dit de rationnel, comme Michel Rocard : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. Moi je n’ai pas de réponse. On peut avoir une réponse rationnelle qui limite parce qu’on ne peut pas faire mieux, mais où place-t-on la barre ? Cette question, chacun doit se la poser. Est-ce qu’on est capable d’accueillir chez soi ? J’interpelle directement les chrétiens : le premier migrant c’est Joseph. Pour sauver son fils, il a dû partir sur le lieu d’esclavage de son aïeul, Joseph aussi.

Jean-Luc Marion, philosophe académicien français né en 1946 à Meudon. Ancien élève de l’École Normale supérieure, agrégé et docteur en Philosophie. Il fut un proche du cardinal Jean-Marie Lustiger auquel il succéda à l’Académie Française.

José Bové, agriculteur et homme politique français, né en 1953 à Talence en Gironde. Figure du mouvement altermondialiste, syndicaliste de la Confédération paysanne et député européen depuis juin 2009.

Samuel Pruvot, né en 1969, D.E.A. de sciences politiques. Journaliste à Famille Chrétienne, membre de la Communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Lanza Del Vasto : philosophe italien, 1901-1981. Disciple chrétien de Gandhi, fondateur des communautés de l’Arche, accès sur la vie intérieure et la non-violence active.

[2] Jacques Ellul : sociologue et théologien protestant français, 1912-1994. Sa pensée est profondément ancrée dans le christianisme même si il considère qu’il fut corrompu après Constantin. Sa devise était « exister, c’est résister ».

[3] Bernard Charbonneau : penseur et écrivain français précurseur de l’écologie politique, 1910-1996. Dès les années 30, il dénonce la dictature de l’économie et du développement.

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