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Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime (Éric Mangin)

Paris, Seuil, 2012, 247 p.
Jacques-Hubert Sautel

« Plusieurs siècles nous séparent de Maître Eckhart (1260-1328), qui fut à la fois théologien, pasteur, philosophe et poète. » Cette courte phrase de l’introduction de l’ouvrage d’É. M. (p. 9) résume à la fois la vie et l’œuvre de ce mystique dont seul le nom est, en général, connu des chrétiens de notre temps. Nous n’en saurons pas beaucoup plus sur les circonstances de rédaction de cette œuvre, sinon qu’elle comporta deux faces, liées à deux moments successifs de la carrière de Me Eckhart : des travaux en latin, venant de son enseignement universitaire parisien ; des sermons rédigés en allemand, lors de la charge spirituelle qu’il eut ensuite de nombreuses communautés situées dans la vallée du Rhin (p. 22). Ce n’est que bien plus loin que le lecteur apprendra qu’il s’agissait de dominicaines et que Me Eckhart était alors vicaire général de l’ordre pour cette région (p. 115-116).

Après ces éléments biographiques succincts, la dense introduction d’É. M. expose le propos et le plan de l’ouvrage. Il s’agit de mettre au jour une notion qui semble être un fil conducteur pour aborder l’œuvre de Me Eckhart : « l’expérience de l’intime ». Plusieurs pages sont ainsi consacrées à définir le terme « intime » dans cette œuvre : « quelque chose d’inappropriable, un espace sans espace, un abîme sans fond, dans lequel il faut plonger comme dans un océan infini » (p. 13). Autour de cette notion centrale, le plan se déroule en trois étapes : expliquer tout d’abord le détachement de soi, ce qui permet à chacun de cheminer vers l’intime (1re partie) ; puis présenter quelques « figures de l’intime », personnages évangéliques illustrant ce cheminement (2e partie) ; enfin, s’interroger sur l’écriture de l’intime, « effort permanent pour dire ce qui ne peut être dit, renonçant certes à pouvoir tout dire, sans pourtant renoncer à pouvoir le dire » (p. 17 ; 3e partie).

De ces riches développements seuls quelques traits saillants peuvent être ici rapportés. Dans la première partie, le lecteur est guidé sur les sentiers de ce qui ressemble beaucoup à la voie purgative, première phase de la mystique traditionnelle chrétienne, en trois étapes successives, qui sont autant d’approfondissements, et que l’on peut retracer ainsi, non sans quelque simplification d’une pensée (celle du maître allemand) qui semble toujours subtile. La première étape du détachement concerne avant tout l’intelligence, qui écarte tout objet de son attention : « il faut que l’âme se dépouille de toutes choses, afin que, nue, elle cherche Dieu dans sa nudité, et rien d’autre que lui » (Sermon XXIV, cité p. 28). À ce premier temps (all. Abgeschiedenheit, de geschieden, « séparé ») succède un second, qui concerne davantage la volonté, pour renoncer aux choses temporelles et terrestres et abandonner le monde : c’est le « délaissement » (all. Gelassenheit, de lassen, « laisser »). L’étape ultime est celle de l’anéantissement (all. Vernichten, de nichts, « rien, néant »), où apparaît clairement la nécessité de l’action divine : « si grand que soit cet anéantissement et cet amoindrissement de soi, il demeure imparfait si Dieu ne l’accomplit en lui [l’être créé] » (Entretiens spirituels, 23, cité p. 35).

La seconde partie s’attache à un commentaire original de l’épisode évangélique de Marthe et Marie (Lc 10, 38-41), qui se trouve principalement dans le Sermon 86, dont É. M . présente d’abord le contexte de rédaction. Il s’agit d’une controverse théologique sur les œuvres et la vie contemplative, qui agite plusieurs communautés de moniales, dans la Vallée du Rhin : l’hérésie du « Libre Esprit » prétend notamment que celui qui s’est uni à Dieu devient Dieu « par nature » et « sans distinction » (p. 136). Maître Eckhart intervient, en tant que responsable pastoral, et pour formuler des affirmations de saine théologie : « Nos œuvres ne comptent pas tant pour lui [Dieu] que notre disposition d’esprit dans toutes nos œuvres et notre amour pour lui seul en toutes choses. » (Entretiens spirituels, 16, cité p. 120) Mais notre dominicain, explique É. M., prend aussi des positions plus radicales : il ne s’intéresse plus aux catégories de bien et de mal, mais développe une analyse de « l’agir sans pourquoi » (agir gratuitement, comme Dieu lui-même), plaçant la question de l’agir humain sur un plan métaphysique et mystique.

Les conséquences de cette position sont parfois étonnantes, comme l’explique ingénument É. M. : « Dans le Sermon 105 apparaît au contraire la nécessité d’accomplir des œuvres bonnes, quelle que soit la disposition intérieure, y compris quand l’homme est en état de péché mortel […] Cette position se justifie si l’on prend en compte l’existence d’un fond naturellement bon dans l’esprit, que le péché ne peut atteindre ni corrompre. » (p. 124-125) La citation de Maître Eckhart confirme la justesse intellectuelle de l’analyse : « L’opération que l’homme accomplit tant qu’il est dans le péché mortel, il ne l’accomplit pas à partir du péché mortel. Car ces opérations sont bonnes alors que les péchés mortels sont mauvais. Au contraire : il l’a opérée à partir du fond de son esprit, qui est bon en lui-même naturellement. » (ibid.) Mais le lecteur catholique reste interloqué de ce que l’auteur ne mette pas à jour le grave danger d’une telle doctrine : si l’homme coupable de « péché mortel » peut s’en sortir par ses propres forces, en quoi ce péché est-il mortel et pour qui le Seigneur Jésus a-t-il donné son sang ? Au rebours de l’exposé irénique de É. M., il me semble que de telles formulations expliquent bien qu’un bon nombre de propositions extraites de l’œuvre de Maître Eckhart aient été condamnées par Jean XXII en 1329, dans la constitution In agro dominico [1] (Denzinger 950-980, ici 965).

Dans la troisième partie, É. M. nous entraîne dans la découverte des immenses capacités littéraires de Maître Eckhart, « un écrivain majeur de la langue germanique » (p. 198) en même temps que dans sa réflexion critique sur le langage, qui intègre notamment la tradition apophatique chrétienne : Dieu au-delà de toute parole. On ne peut manquer d’admirer la richesse poétique de nombreux textes, comme celui-ci, décrivant la procession du Saint-Esprit : « Des deux un fleuve, d’Amour le feu, des deux le lien aux deux commun, coule le Très-Suave Esprit à mesure très égale, inséparable [2]. »

À travers cette analyse pleine de finesse, on ne pourra cependant que regretter le manque des frontières qu’il faudrait tracer entre des réflexions philosophiques ou des expressions poétiques s’adaptant aux mystères chrétiens, comme celle que nous avons citée, et une attitude spirituelle qui aboutit à un panthéisme hédoniste, comme celle de l’essai d’Albert Camus, Noces à Tipasa, dont É. M. fait l’éloge en dernière page, avant de conclure sur son auteur : « À travers ce texte poétique (Le grain de sénevé), Eckhart a voulu tout simplement souligner un accord, exprimer le fait qu’à un moment donné, les choses coïncident… Cet accord est intense, il nous fait pleinement exister, mais cet accord est éphémère, il disparaît, l’espace d’un instant. Silence. » (p. 247)

En conclusion, on ne pourra que souligner les grandes qualités de finesse intellectuelle et de clarté d’expression du livre de É. M., face à une œuvre aussi riche et complexe que celle de Maître Eckhart. Mais il convient également de mettre en garde le lecteur non averti sur le caractère opaque de ce livre quant à l’apport de cette œuvre à l’approfondissement de la foi chrétienne. Non seulement le rôle ecclésial de Maître Eckhart n’est dessiné qu’en demi-teinte — ce qui peut être une simple maladresse —, mais encore des tendances qui éloignent profondément de la foi catholique sont présentées sans aucun avertissement critique, mêlées à des affirmations traditionnelles de la foi en Jésus-Christ. « Un ouvrage de référence » dit la quatrième de couverture : référence certes, mais uniquement pour un public muni d’un sérieux équipement théologique pour franchir les précipices d’une route de haute montagne qui n’offre pas vraiment de balise ni d’assistance pastorale.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Voir A. de Libera, art. « Rhéno-flamande (mystique) », in J.-Y. Lacoste, Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 1998, pp. 1226-1229 (ici = 1227) ; H. Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, trad. fr. par J. Hoffmann, Paris, Cerf, 1996, pp. 328-332 (ici , p. 30 (15)).

[2] Le Grain de senevé, trad. A. de Libera, Paris, 1996, p. 17 (cité p. 232).

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