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Marie de Magdala au jardin. Une exégèse de Jean 20, 1-18

Fr. Martin de la Croix Gilloux

La bibliographie est pléthorique, et il serait vain de prétendre avoir tout lu sur cette péricope de l’Évangile selon saint Jean. Cependant, si l’on s’attarde sur les principales publications, on constatera que jusqu’à présent les travaux ont surtout porté sur les sources et les agencements des matériaux, sur une mise en regard du texte johannique avec les Évangiles synoptiques [1], et sur une étude de la théologie de l’auteur.

Les spécificités de cette péricope ordinairement soulignées sont la temporalité – « c’est la ténèbre » [2] – ; et la présence d’une seule femme au lieu de plusieurs dans les synoptiques. Il en ressort quelques éléments propres à l’Évangile de Jean : son cadre spatial nettement plus précis – le jardin [3] – ; les indications temporelles ; la présence prépondérante de Marie de Magdala ; les linges ; les anges et le jardinier.

Si ces distinctions permettent de montrer la singularité du quatrième Évangile et de relever les grandes lignes de sa théologie, il semblerait qu’une piste exégétique n’ait pas encore retenu l’attention des chercheurs. Il s’agit de l’utilisation de l’épisode de la Chute en Genèse 3 comme antitype et hyperstructure de cet ensemble littéraire.

Dans cet article, ce qui nous importera ne sera pas l’analyse des différentes strates rédactionnelles, ni même de savoir si Jean emprunte des parties à d’autres Évangiles. On se penchera sur le texte tel qu’il se présente à nous dans sa rédaction actuelle. Il en ressortira une compréhension renouvelée de l’économie générale de cette péricope et l’élaboration de quelques pistes théologiques nouvelles.

La figure de Marie de Magdala inaugure le récit de la résurrection (Jn 20, 1) et elle est présente jusqu’à la fin de ce cycle (Jn 20, 18) ; si bien que sa personne, sa rencontre avec le Seigneur, éclipseraient presque la découverte par Pierre et le disciple bien-aimé du tombeau vide. L’inclusion du thème de « l’heure » (Jn 20, 1 et Jn 20, 17-18), l’omniprésence de Marie de Magdala désignée comme personne principale, la rupture temporelle (le soir) et de lieu (dans une maison) en Jn 20, 20, nous engagent donc à voir dans notre péricope un texte ayant une unité et une économie propre.

Pour ce travail, nous développerons la thèse suivante : Genèse 3 et Cantique 3, 1-4 sont deux textes qui participent à la trame rédactionnelle de Jn 20, 1-18. En effet, les symboles, le temps et le lieu trouvent leur sens si l’on inscrit cette péricope johannique dans ces deux arrière-fonds. Afin de justifier cette hypothèse de lecture, nous procèderons en trois temps d’inégale longueur. Le premier visera à conforter notre hypothèse de lecture à travers une mise en regard du texte johannique avec Gn 3 et Ct 3, 1-4. Enrichi de ces deux sources, nous verrons dans quelle mesure elles ne pourraient pas répondre à quelques questions laissées en suspens par Raymond Brown [4]. Nous conclurons par une interprétation théologique.

L’éclectisme des sources rédactionnelles : l’apport de deux passages méconnus

1) La chute comme trame rédactionnelle

Une femme, un jardin, des anges, un linceul, un dialogue entre une femme et un jardinier qui se révèle ensuite comme Dieu le Sauveur : tous ces éléments font penser à la Chute, ou plus précisément au chapitre III du livre de la Genèse. Plaçons les motifs et les symboles présents dans un tableau comparatif pour observer si ces échos suggèreraient en fait des points de comparaisons plus précis.

Si l’on confronte les deux grandes thématiques de nos textes, il en ressort le tableau suivant :

Genèse Évangile selon saint Jean
Où ? Jardin Jardin (19,41)
Quand ? « Le 7e jour » (2,1) au temps où Yahvé Dieu...(2,4b) « De bon matin / alors qu’il faisait encore sombre » ; « Le 1er jour de la semaine » (20,1) (nous sommes après le sabbat)
Qui ? Un homme (Adam) Deux hommes (Simon-Pierre et le disciple bien-aimé) (20,2)
Une femme (Ève) Une femme (Marie de Magdala) (20,1)
Dieu qui apparaît comme le gardien du jardin (3,8). Des chérubins (anges) sont postés devant le jardin pour le garder (3,24) Jésus qui apparaît comme le gardien du jardin (20,15). Deux anges, dans le jardin, assis à l’endroit où le corps de Jésus avait été déposé (20,12)
Les dialogues « "Où es-tu ?" Il répondit : "j’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur car j’étais nu, et je me suis caché" » (3,9-10) « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » [...] « Jésus lui dit : "Marie !" Elle se retourna et lui dit en hébreu : "Rabbouni" » (20,15)
Les symboles Tunique de peau (3,21) Les bandelettes (20,6)
Le serpent Le tombeau
Les actions Dieu qui va à la rencontre d’Adam et Ève. Marie de Magdala et les deux disciples vont à la rencontre de Jésus
Dieu qui cherche l’homme qui se cache Femme qui pleure, elle cherche Dieu qui se cache.
Les anges gardent le jardin (3,24) Les anges gardent le tombeau et dialoguent (20,12)
La femme dialogue avec le jardinier/Dieu (3,12) Jésus/jardinier dialogue avec la femme (20,16)
Reconnaissance de Jésus ; confession de foi (20,16)
Homme part (3,23) → la chute de l’Homme. Jésus part (20,17) → la gloire et la rédemption de l’Homme.
Ève, sur le conseil du démon, prend le fruit et le mange (3,6) Interdiction de prendre Jésus (fruit). « Ne me retiens pas ! » (20,17)
Ève apporte à Adam le fruit de la mort (3,7) Marie de Magdala apporte aux apôtres le fruit de la vie - résurrection (20,18)
Parole du Seigneur - malédiction d’Ève ; thème de la descendance (3,15) Parole du Seigneur - envoi en mission (bénédiction ?) de Marie de Magdala ; thème de la fraternité (20,17

2) L’apport de Cantique 3, 1-4

Si l’on prolonge cette enquête sur les dialogues, on peut relever cinq paroles de Marie de Magdala. Cependant, à la différence de la Tob, la BJ donne une référence supplémentaire à mettre en lien avec cette péricope, il s’agit de Cantique 3, 1-4 :

1Sur mon lit, au long de la nuit,
je cherche celui que j’aime
Je le cherche mais ne le rencontre pas.
2Il faut que je me lève
et que je fasse le tour de la ville ;
dans les rues et les places,
que je cherche celui que j’aime.
Je le cherche mais ne le rencontre pas.
3Ils me rencontrent, les gardes
qui font le tour de la ville :
« Celui que j’aime, vous l’avez vu ? »
4À peine les ai-je dépassés
que je rencontre celui que j’aime.
Je le saisis et ne le lâcherai pas ;
que je ne l’aie fait entrer chez ma mère
dans la chambre de celle qui m’a conçue […]

De l’influence du texte du Cantique dans la rédaction de Jn 20, 1-19, le travail a déjà été fait. Il suffit, entre autres, de se rapporter à l’article d’André Feuillet : « La recherche du Christ dans la nouvelle Alliance d’après la christophanie de Jn 20, 11-18. » [5]

Ainsi compris, le texte de Ct 3, 1-4 est vraiment proche de Jn 20, 11-18. De part et d’autre, ce sont les mêmes thèmes fondamentaux : la recherche angoissée dans les ténèbres de Celui qui est le Sauveur, le Roi et l’Epoux des croyants ; l’amour bouleversant qui inspire cette démarche ; le succès final de l’entreprise. À partir de là, on conçoit mieux encore que l’épisode johannique doive être lu en fonction de la perspective de la nouvelle alliance et du nouveau peuple de Dieu que Jésus est venu instaurer [6].

Dans l’un comme dans l’autre texte, c’est la femme qui cherche l’aimé ; dans l’un comme dans l’autre texte, la femme pose la même question soit à des gardes, soit à des anges qui gardent le tombeau de Jésus ; dans les deux textes, la femme amoureuse est toujours en mouvement ; et enfin lors de la rencontre avec l’aimé, elle pose la même question et effectue le même geste : celui de le saisir.

Si l’on résume brièvement la péricope de l’évangile selon saint Jean, on se rend compte qu’elle suit la même trame rédactionnelle que la péricope du Cantique des cantiques précédemment citée, mais que cette référence au Cantique des cantiques est inscrite dans Genèse 3 ‒ hyperstructure plus large, qui, en l’incluant en renouvelle le sens.

La réhabilitation d’une cohérence rédactionnelle

La découverte de ces deux hyperstructures qui président à l’agencement de cette page d’évangile a le mérite de souligner le rôle central de Marie de Magdala dans cet événement. Ses comportements, qui semblent parfois mal s’ajuster avec l’ensemble de l’action, trouvent par cette trame, une cohérence et une unité propre.

Dans son commentaire sur Jean, un critique aussi averti que R. Brown listait les inconsistances suivantes dans l’organisation de matériaux disparates qu’avait employés l’évangéliste [7]. Reprenons quelques éléments que nous pouvons désormais expliquer :

Le retour de Marie de Magdala dans la tombe reste obscur (v. 11).

Pourquoi Marie de Magdala en verset 12 voit-elle les anges devant les vêtements funéraires que Pierre et le disciple bien-aimé ont vus ?

La conversation avec les anges (v. 13) ne fait pas avancer l’action.

Par deux fois, il est dit qu’elle se tourne vers Jésus (v. 14 et 16).

Si Marie de Magdala est comparée à la femme du Cantique des cantiques (3, 1-4), alors son action doit revêtir son comportement. C’est certainement la raison pour laquelle Jean la fait commencer in media re, sans se soucier d’un probable retour vers la tombe (v. 11). Elle est la femme qui, comme dans le Cantique des cantiques, cherche le sauveur au milieu de la nuit (20, 1), parle à des gardes – ici des anges postés devant le corps (20, 11-13) – et trouve enfin son bien-aimé.

Ainsi, si les anges sont uniquement aperçus par Marie de Magdala, ceci s’explique parce qu’elle seule est comparée à la femme du Cantique des cantiques qui cherche son bien-aimé. Les anges ne sont effectivement pas là pour faire avancer l’action, mais instaurent la mise en regard entre les deux aimées, entre la Shounamite et Marie de Magdala [8].

Commentaire théologique

Cette mise en regard des deux textes, basée entre autres sur les indices de temps, de lieu, d’action, et sur les symboles, établit clairement que le texte de Genèse 3 conditionne la rédaction de Jn 20, 1-18 ; il en offre le sens. Le retour à ces sources nous permet de mieux comprendre et d’évaluer l’importance des symboles présents dans cet évangile.

1) Un jardin comme lieu d’une Création nouvelle

Dans deux longs articles intitulés « Jardin ouvert – Jardin clos dans la Bible. Du jardin de la Création… » et « … Au jardin de la nouvelle Création », le P. Emmanuel-Marie, abbé de Lagrasse, présente le sens biblique du mot jardin [9]. Résumons les points saillants de l’argumentation. Dans la Bible, « le jardin est un lieu sacré, cultuel, un sanctuaire où l’homme rend gloire à Dieu ». De plus, « constitué comme lieu où la vie de l’homme est possible, le jardin ne s’organise pas en cercle autour de l’homme, mais en cercle autour de Dieu qui s’y manifeste ». En outre, le premier jardin en Éden « dont le mot signifie jouissance […], est le lieu où la vie est rendue possible [10] ». Le jardin est aussi le lieu où l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il est ce lieu dans lequel l’homme rencontre et rend gloire à Dieu.

De ces quelques remarques sommaires, voyons les implications que nous pouvons tirer pour Jean 20. Si l’évangéliste Jean manifeste clairement que l’action finale a lieu dans un jardin, c’est pour montrer que les deux disciples, mais aussi Marie de Magdala, retournent dans le lieu sacré primordial, le sanctuaire où l’homme peut rendre gloire à Dieu, le lieu aussi où Dieu se dévoile dans un face à face avec l’homme. Le jardin « se trouve ouvert à la rencontre avec le Dieu vivant. Celui-ci vient, comme au commencement, converser avec les hommes représentés par Marie de Magdala [11] ». Ce qui explique d’ailleurs pourquoi Jésus se présente à Marie de Magdala dans un premier temps sous les traits d’un jardinier. Comme Yahvé qui au début de la création se promène dans le jardin d’Éden en jardinier, Jésus Dieu se promène en jardinier dans le jardin de la Création nouvelle.

En outre, en plaçant la résurrection dans l’Éden définitif, l’auteur nous engage à conclure que la vie donnée par Jésus, dans ce nouveau lieu, est donnée en plénitude. Ce jardin (Jn 20) « est en fait une nouvelle terre, d’où l’Adam nouveau peut surgir, signe de vie par sa résurrection. […] Il s’ouvre, pour être l’origine paradoxale de la vie. De la mort jaillit la vie, source dans le nouveau Paradis » [12].

C’est avec cet arrière-fond symbolique qu’il faut comprendre le jeu de miroirs qui a lieu tout au long de la rencontre entre Marie de Magdala et Jésus. En effet :

Au jardin d’Éden, Dieu cherchait Adam. Ici, c’est la femme qui cherche Dieu. Adam et Ève avaient été chassés un soir, fin d’un temps. Ici, la rencontre est matinale, c’est l’aube d’une ère nouvelle. Le Christ a appelé Marie par son nom, et elle le reconnaît (v. 16). L’intimité brisée de Genèse 3 est retrouvée, dans ce jardin de Pâques. [13]

Marie peut donc être appelée par son nom, c’est-à-dire que l’essence de son être est révélée totalement par la parole de Dieu. En l’appelant, Dieu l’enfante à une vie nouvelle. En effet, « dans le jardin […] la parole se veut dialogue, unificatrice. Les reproches de Dieu en Gn 3, 9-13 se comprennent dans cette visée d’alliance au cœur du jardin, lieu de l’amitié, de dialogue » [14]. Chez Jean l’évangéliste, le lieu du dialogue entre Marie et Jésus a quelque chose de définitif. Il scelle l’amitié définitive entre Dieu et l’homme.

Enfin, l’action se passe toujours dans le jardin, à tel point qu’on ne voit pas Marie de Magdala en sortir. Elle y reste. Elle retourne, pour y rester, dans le lieu où Dieu avait modelé sa créature (Gn 2, 15), créature qui, appelée par Jésus, est enfantée à la vie nouvelle.

2) Le début des temps définitifs

Dans le contexte pascal, la tournure « premier jour » suggère qu’un temps nouveau a commencé pour le monde (2 Co 5, 17). Jean modifie la notation synoptique sur l’heure : non pas « après le lever du soleil » (Mc 16, 2), ni « à l’aurore » (Lc 24, 1), mais alors que la nuit n’est pas encore achevée, soit entre 3 et 6 heures ; le grec emploie ici le mot « skotia » (« la ténèbre ») typique dans le langage johannique. [15]

C’est certainement en prolongeant cette remarque qu’il faut comprendre la marque des deux temporalités qui sont convergentes. Si, en Genèse, l’action se déroule le septième jour, ici chez Jean, elle se déroule à l’aube, « de bon matin », le premier jour de la semaine (Jn 20, 1). Ces deux indications temporelles johanniques montrent que les temps sont accomplis. Désormais, par cette résurrection s’ouvrent à la fois un jour nouveau et une Création nouvelle.

Arrêtons-nous sur ces deux indications chronologiques. L’expression « de bon matin » (Jn 20, 1) est employée dans les Écritures pour indiquer que l’action qui se déroulera est importante. L’expression relative « premier jour de la semaine » indique que nous sommes désormais placés dans une temporalité nouvelle. Lors du shabbat, le jour où Dieu manifeste sa gloire chez les juifs, mais en s’abaissant, Jésus décède. En mourant sur la croix, il réalise le shabbat définitif [16]. Jésus, celui qui, durant toute sa vie terrestre n’a cessé de dire à tout le monde qu’il était Dieu, le jour où Dieu manifeste sa gloire, lors de la Pâque, décède ! Il effectue ainsi aux yeux de tout Israël l’ultime shabbat. En naissant le huitième jour dans le jardin, image du jardin des origines, mais aussi jardin de la Création nouvelle, il ouvre les temps définitifs. En ressuscitant dans un jardin, Jésus, le nouveau jardinier, ouvre les temps nouveaux. Cette référence chronologique indique donc que Jésus est Dieu, qu’il ouvre l’ère eschatologique ; ou plus exactement, Sa résurrection, outre le fait d’être le signe définitif de Sa divinité, est l’ouverture des temps nouveaux. En ressuscitant dans le jardin, Jésus marque l’avènement de la Création nouvelle placée, cette fois-ci, sous le sceau du Salut et de la réconciliation de l’homme avec Dieu.

D’ailleurs, c’est dans ce cadre que nous retrouvons des anges. La fonction des anges « n’est pas de médiatiser le message pascal – cela est réservé chez Jean à la théophanie –, mais de marquer la place exacte où avait reposé le Corps très saint. Ils sont disposés comme les deux chérubins qui se font face de chaque côté du propitiatoire sur l’Arche d’Alliance, là où YHWH parlait à son peuple [17] ». Mais les anges sont aussi disposés comme les anges de Genèse 3, 24, qui étaient à l’entrée du jardin d’Éden. En se trouvant devant le lieu où le Corps reposait, ils désignent aussi à Marie Madeleine l’entrée dans le nouveau paradis.

C’est dans cet arrière-fond que nous trouvons les symboles de la mort.

3) Une malédiction rompue

Deux symboles peuvent être associés à la mort : les bandelettes et le tombeau vide.

Le symbole des bandelettes laissées dans le tombeau trouve tout son sens avec son écho en Jn 19, 40, lorsque Jésus est mis au tombeau ; et en Jn 11, 44, lorsque Lazare sort du tombeau. La répétition des termes « bandelettes » (Jn 20, 5 ; 6b ; 7b) et « linge [18] » (Jn 20, 7a), associés dans deux phrases, suggère la valeur symbolique dont les dote ici l’évangéliste : la mort vaincue. D’autant plus que le terme « bandelette » n’est employé par Jean que deux autres fois (en 11, 44 et en 19, 40) pour symboliser la mort. Mais, alors que dans l’épisode de la résurrection de Lazare les bandelettes enveloppent son corps, ce qui symbolise que, bien que ressuscité, Lazare est de nouveau appelé à la mort tout revenu à la vie qu’il soit, Jésus, au contraire, revenu à la vie, laissant les bandelettes dans le tombeau, montre qu’Il est vivant, et de manière définitive.

La fin de la Chute en Genèse 3 aborde aussi le thème du linceul, mais annoncé cette fois par une « peau de bête ». Avant de quitter le paradis, Dieu habille l’homme d’une tunique de peau. Outre certainement le fait d’indiquer par-là que le premier acte « socialisateur » est de couvrir sa nudité, il convient de souligner – comme l’ont déjà fait d’ailleurs de nombreux Pères de l’Église [19] – que cette tunique symbolise la mort. Pour avoir cette peau, Dieu tue une bête. En revêtant l’homme, Dieu lui indique qu’il est désormais mortel. Jésus ressuscité, à la différence de Lazare (Jn 11, 44), laisse dans le tombeau les bandelettes, ces nouvelles « tuniques de peau, » parce qu’il a vaincu la mort. D’ailleurs, en contrepoint, alors que dans le jardin d’Éden, il y avait un serpent, symbole du mal, dans ce nouveau jardin il n’y a pas de serpent. De même que, dans le jardin d’Éden, il y avait un arbre de la connaissance du bien et du mal, ici, aucun arbre. La mort et le responsable de cette mort, le serpent, dans ce nouveau jardin, sont vaincus.

A la suite des éléments chronologiques et symboliques, attardons-nous sur les personnages. Là aussi, un parallèle peut être établi au niveau des dialogues entre Jésus et la femme. Dans l’un comme dans l’autre cas, nous avons une question presque identique : « Où es-tu ? » (Gn 3, 9) et « Qui cherches-tu ? » (Jn 20, 15). Dans l’un comme dans l’autre cas nous avons les mêmes protagonistes : Dieu, sous les traits du jardinier ; et une femme. Dans l’un et l’autre cas enfin, nous avons le même acte, mais inversé : un Dieu qui cherche une femme et une femme qui cherche son Dieu. De cette confrontation il apparaît que Marie de Magdala devient la nouvelle Ève. Alors qu’Ève était responsable de la chute, Marie de Magdala devient celle qui cherche son Dieu et qui est témoin de la rédemption. Son comportement, d’ailleurs empreint de désir, d’obstination même, rappelle étrangement – comme nous l’avons déjà souligné – la femme du Cantique des cantiques.

Quête amoureuse de l’aimé, déplacement, rencontre avec des gardes, question aux gardes, déplacement, rencontre avec l’aimé, volonté de le saisir et de ne pas le lâcher : Marie de Magdala est donc à la fois une nouvelle Ève mais aussi la femme amoureuse du Cantique des cantiques.

4) Une nouvelle Ève amoureuse

En Jn 20,1, avec le terme skotia qui signifie « ténèbre », une précision chronologique est donnée. Dans son essai, Jean Zumstein se demandait :

La notation : « Alors qu’il faisait encore sombre », a-t-elle un sens symbolique ? S’il est vrai qu’il n’est pas dit ensuite que la lumière surgit avec l’apparition du Ressuscité, il n’en reste pas moins que le comportement de Marie de Magdala est incongru et que le concept « ténèbre » (skotia) a un sens symbolique affirmé chez Jean. [20]

En outre, il ajoutait en note, lorsqu’il s’agissait d’expliquer la sortie nocturne de Marie de Magdala : « Une femme ne quitte pas la ville pour se rendre à un tombeau alors qu’il fait nuit [21] ».

Effectivement, au vu d’un comportement humain, la démarche de Marie de Magdala est étrange. Cependant, si l’on quitte la signification simplement factuelle, on se rend compte que l’attitude prend son sens au regard du comportement de la femme du Cantique des cantiques. Comme la femme du Cantique des cantiques, Marie de Magdala quitte la ville de nuit pour retrouver son bien-aimé. Ainsi, si « à la différence des synoptiques aucune raison n’est donnée qui expliquerait la démarche de Marie de Magdala [22] », c’est certainement pour inviter le lecteur à chercher le lien entre ces deux textes.

En effet, comme nous l’avons déjà signalé précédemment, la fin de cette péricope johannique est influencée par Cantique 3, 1-4.

Ces paroles prononcées jadis par la shounamite, et que l’évangéliste place désormais dans la bouche de Marie de Magdala, donnent un nouvel éclairage à cette rencontre, du fait de son ancrage dans le Cantique des cantiques, livre érotique. Les questions que pose Marie de Magdala sont des questions que pose une amoureuse en quête de son amoureux. Elles ne sont pas simplement à comprendre comme la recherche d’un corps, pour lui exprimer un dernier hommage, mais comme la recherche amoureuse du corps du Seigneur. D’ailleurs, cette quête, qui se termine par la rencontre avec le Ressuscité, suit un chemin de foi. Marie de Magdala, dans sa rencontre, passe de la vue à l’ouïe pour enfin atteindre la reconnaissance.

Ce schéma du passage de la vue à l’ouïe est conforme à toutes les théophanies bibliques. En effet, dans la Bible ce n’est pas la vue qui sauve, mais le fait d’entendre la Parole et de la mettre en pratique (Dt 6, 4). Marie de Magdala, nouvelle Ève amoureuse, accomplit ce cheminement : passer de la vision à l’écoute, pour enfin, dans un troisième temps, transmettre le message, devenir disciple, et même apôtre, l’apôtre des apôtres.

5) La rencontre avec le Seigneur

Pour commenter les paroles de Jésus et l’action de Marie de Magdala en Jn 20, 17-18, nous ne reviendrons pas sur les pistes déjà mises en évidence par Jean Zumstein [23] ou encore par Xavier Léon-Dufour [24], mais nous nous arrêterons sur ce que cette mise en regard du texte de la Genèse et du texte de Jean apporte. D’une part, la parole de Jésus – « Ne me retiens pas. » – ne traduit pas uniquement le fait que Marie de Magdala souhaite retenir Jésus, mais d’abord que Jésus donne une parole inverse de celle du démon qui, lui, invite à prendre le fruit. Ève en prenant le fruit recevait la mort, et Marie de Magdala en ne prenant pas le fruit reçoit de Jésus la vie. Si l’on prolonge cette lecture, on peut conclure que cette phrase n’est pas là pour indiquer que Marie de Magdala ne peut toucher le corps du Ressuscité parce que sa résurrection serait simplement spirituelle. On doit comprendre cette affirmation simplement : la nouvelle Ève, dans cette nouvelle création, ne doit pas toucher le fruit.

Pourquoi Marie de Magdala souhaite-t-elle toucher Jésus [25] ? Disons qu’elle pose le même acte qu’Ève jadis au jardin d’Éden : de prendre le fruit. Et dans l’un comme dans l’autre cas, Dieu lui demande de ne pas le faire. Au vu de cette lecture, nous nous rendons compte que l’important n’est pas de savoir si l’Évangile nous engage à nous pencher sur la qualité de la résurrection de Jésus – est-elle physique ? spirituelle ? [26] ou faut-il « démythologiser » cet événement ? –, mais que la nouvelle Ève est invitée à ne pas faire la même erreur que l’Ève originelle : celle de prendre le fruit.

C’est ainsi qu’une fois enfantée à la Vie, elle peut transmettre la foi aux apôtres, à ceux qui sont désormais considérés « frères » de Jésus (Jn 20, 17). « Cette innovation sémantique a un enjeu théologique : elle signifie que l’élévation du Christ entraîne une transformation fondamentale de la relation entre Jésus et les siens [27] », fondée par l’élévation du Fils. En outre, cette mise en perspective Ève/Marie de Magdala montre que celle qui était responsable de la mort devient, dans ce nouvel Éden celle qui est responsable de la vie, d’une vie donnée en plénitude car elle fait des disciples les frères de Jésus. Sur ce point, il est d’ailleurs intéressant de constater le silence de Jean sur la possible annonce de la foi par le disciple-bien-aimé et par Pierre. Il n’en fait jamais mention. Au contraire, il concentre toute son attention sur l’attitude de cette nouvelle Ève amoureuse.

Enfin, la mise en regard de ces deux scènes nous permet de conclure que si le premier acte s’est joué d’une manière désastreuse ; avec Jésus, il est parfaitement accompli.

Conclusion

Ces confrontations permettent de mieux comprendre l’intention théologique de son auteur, à travers la cohérence de l’économie de son récit. Ces quelques remarques doivent aussi nous amener à proposer quelques notes sur la manière dont nous devons considérer la lecture des sources. Celles-ci forment un tout homogène, unifié ; l’auteur a une intention précise que nous ne pouvons découvrir qu’en restituant nos textes avec en trame tout ce que l’on nomme un peu vite l’Ancien Testament.

Le texte johannique est-il empreint d’influences synoptiques ? Peut-être. Mais ce qu’il convient de relever, c’est que tous ces matériaux trouvent leur sens grâce à un agencement cohérent dévoilé lorsque l’on retrouve la trame rédactionnelle de cette page d’évangile. L’hypothèse de départ qui voyait en Genèse 3 et Ct 3, 1-4 deux textes servant de lit dans lequel pouvait se coucher l’intention johannique se trouve donc vérifiée.

Se dévoile sous nos yeux un sens du terme salut : celui de dénouement. Certes, Dieu sauve et nous libère du péché. Mais pour nous expliquer cette dimension principielle de la foi chrétienne, Jean l’évangéliste fait rejouer la résurrection dans le même lieu que celui du drame originel. En Éden, le sort de l’humanité était scellé par un drame – une désobéissance à Dieu –, et noué autour d’un état : la mort. Dans le nouveau jardin d’Éden, l’humanité devient, par Jésus, libre de la mort, appelée à vivre avec lui, et libérée de ce drame.

En outre, cette mise en évidence permet d’expliquer ce qui à première vue pouvait sembler incohérent : la présence des anges ; le fait que Marie de Magdala reste dans le jardin ; etc. De plus, le « ne me touche pas » prononcé par Jésus a donc désormais un sens plein, tout comme l’envoi en mission de Marie de Magdala. N’est-ce pas ainsi que l’on reconnaît la validité et la fécondité d’une hypothèse de lecture ?

Fr. Martin de la Croix Gilloux, O. Carm., religieux, prêtre, historien et théologien, est aumônier de trois établissements scolaires à Nantes, et chargé de donner des cours de christologie pour la formation permanente du diocèse de Nantes.

[1] Raymond E. Brown, The Gospel according to John XIII-XXI, a new translation with introduction and commentary, The Anchor Yale Bible, vol. 29A, 1970, p. 996 : « Theories of composition » ; p. 998 : « Analysis of Three Basic Narratives Combined in John ». Voir aussi George R. Beasley-Murray, John, revised edition, Word Biblical Commentary 36, Zondervan, 1999, p. 364 sq.

[2] Charles L’Eplattenier, L’Évangile de Jean, Genève, Labor et Fides, 1993, p. 376.

[3] Le thème du jardin comme lieu symbolique ne semble pas avoir retenu l’attention. On retrouve cependant quelques notes chez Charles l’Eplattenier, L’Évangile de Jean, p. 374. En outre dans Raymond E. Brown, The Jerome Biblical Commentary, Pearson, 1989, p. 982-983 § 230 à 233, nous n’avons trouvé aucune référence bibliographique sur ce point.

[4] Raymond Brown, The Gospel according to John XIII-XXI, p. 995.

[5] André Feuillet, « La recherche du Christ dans la nouvelle Alliance d’après la christophanie de Jn 20, 11-18 », p. 93-112, L’homme devant Dieu, mélanges offerts au P. Henri de Lubac, t. 1, Exégèse et patristique, Paris, Aubier, Théologie 56, 1963. p. 103 : « […] et il faut reconnaître qu’en effet les ressemblances ne manquant pas entre les situations décrites de part et d’autre. Dans les deux cas, une femme cherche celui qu’elle aime à travers la Ville sainte, et cette recherche se fait dans la nuit. Dans les deux cas, la femme, comme hors d’elle-même et dominée par ses sentiments, interroge sans hésiter ceux qu’elle rencontre ; elle leur demande de l’aider à retrouver quelqu’un qu’elle ne nomme même pas, tant il est vrai qu’Il occupe toute sa pensée : “Avez-vous vu celui que mon cœur aime ?” demande la Bien-Aimée du Cantique aux gardes qui font la ronde de la ville. “Si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis pour que j’aille l’enlever.”, déclare Marie de Magdala à celui qu’elle prend pour le gardien du jardin. Quand la Bien-Aimée du Cantique retrouve son bien-aimé, elle le saisit et manifeste son intention de ne pas le lâcher. » Voir aussi Jean Zumstein, L’Évangile selon saint Jean, Labor et Fides, Genève, 2016, p. 276, § 5.

[6] André Feuillet, p. 105.

[7] Raymond Brown, The Gospel according to John XIII-XXI, p. 995.

[8] En ce qui concerne les deux retournements (v. 14 et 16) de Marie de Magdala, voir Jean Zumstein, p. 277-278.

[9] P. Emmanuel-Marie, c.r.m.d., abbé de Lagrasse, « Jardin ouvert – Jardin clos dans la Bible. Du jardin de la Création… », p. 6-25 et « … Au jardin de la nouvelle Création », p. 29-42, Carmel, les jardins de Dieu, n°160, 2016.

[10] P. Emmanuel-Marie, « Du jardin de la Création… », p. 11-12.

[11] P. Emmanuel-Marie, « … Au jardin de la nouvelle Création », p. 36.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] P. Emmanuel-Marie, « Du jardin de la Création… », p. 12.

[15] Xavier Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon Jean, tome IV, Paris, Seuil, 1996, p. 203.

[16] Philippe Loiseau, Le Shabbat jour de repos et de réjouissance, in Mélanges Carmélitains, 18 (2014), Paris, Parole et Silence, p. 11-39.

[17] Xavier Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon Jean, p. 218.

[18] Ibid., : « Les linges (othonia) désignent l’ensemble des pièces de toile utilisées pour l’ensevelissement. »

[19] Marguerite Harl, La Bible d’Alexandrie, La Genèse, Paris, Cerf, 1986, p. 111 : « Les tuniques de peau ont donné lieu à de nombreuses interrogations et ont suscité de multiples interprétations allégoriques que l’on peut résumer ainsi : ou bien ces tuniques représentent le corps charnel […] ou bien elles correspondent à la condition humaine déchue, à la mortalité […], ce sera l’interprétation traditionnelle ».

[20] Jean Zumstein, p. 270. On pourra voir aussi les remarques de Raymond Brown, The Gospel according to John XIII-XXI, p. 980.

[21] Jean Zumstein, p. 270, note 7.

[22] Ibid., p. 271.

[23] Jean Zumstein, p. 279-280. Voir aussi George Beasley-Murray, p. 376-378.

[24] Xavier Léon-Dufour, p. 223.

[25] On pourra comparer notre analyse avec celle de Raymond Brown, The Gospel according to John XIII-XXI, p. 1011.

[26] Le texte de Jn 20,27 allant dans le sens apparemment contraire serait plus décisif pour répondre à ces questions. (NDLR)

[27] Jean Zumstein, p. 280. Approche différente chez Raymond Brown, The Gospel according to John XIII-XXI, p. 1016.

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