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Maxime Charles et le Concile : en quête de la tradition vivante

Damien Le Guay

Je ne transige guère sur le plan de la Révélation. J’accepte bien l’évolution de la théorie, mais je reste ferme sur les réalités fondamentales du christianisme.
Maxime Charles

Nous avons vécu une période de renouveau, une vie d’une ferveur religieuse intense qui se nourrissait du renouveau liturgique dont nous étions de fervents artisans. Nous avions la certitude, confirmée par les événements du Concile, de participer à la rénovation de l’Eglise... Nous recherchions, dans la mémoire de l’Eglise, les éléments nécessaires à une rénovation fidèle.
J-M. Lustiger (Le choix de Dieu p. 237-238)

Maxime Charles fut avant tout un pèlerin de Dieu. Mais sa vocation de pèlerin fut aussi celle d’un apôtre avec, chevillé au corps, son amour d’une jeunesse vigoureuse et sa décision « de travailler à la mener au Christ » (H. de Lubac). Toute sa vie il marcha, fit avancer les autres. Regarda autour de lui les « signes du temps » (Gaudium et Spes), interpella les passants, haussa la voix quand l’ardeur se relâchait. Vint soutenir le dernier du cortège, agita les bras, parla, chanta, fit parler, fit chanter. Il parla avec « sa parole de feu et ce zèle jaloux qu’il mettait à construire, en plein Quartier latin, quelque chose du royaume de Dieu » (P. M. Delfieux). Il parla partout, là où les hommes peuvent écouter, là où Dieu n’est pas entendu, là où le souffle de l’esprit est fossilisé par l’habitude. À la fin de sa vie, il reconnaissait, avec une pointe de fierté, avoir pratiqué le ministère de la parole (prêche, enseignement, causeries...) tous les jours pendant cinquante ans.

Il vivait de ce corps à corps avec ceux qui doutent, ceux qui ne croient pas, ceux qui veulent aller plus vite que la musique ou moins vite que le cortège. La marche vers Dieu est trop belle pour être enfermée dans les seules églises de pierre et de silence ; cette marche est trop importante pour être celle des seuls chrétiens.

Alors, par tempérament (car toute sa spiritualité dépend de son fougueux tempérament humain), pour lui, avec lui, la théologie ressemblait « à de joyeuses et guerrières ripailles » (P. Warnier) joyeuses, car Maxime Charles savait mener son monde par le rire, l’entrain, la ferveur communicative ; guerrières car il fallait, sur les places publiques, au coin des rues, convaincre, séduire, amener à la conversion, ramener dans le droit chemin, enseigner les laïcs et interpeller les incroyants. Mgr Charles (doué d’un « despotisme hilare », P. Warnier) avait la liberté des meneurs d’homme : audacieux pour lui- même et les oeuvres qu’il animait, sévère vis-à-vis de ceux qui allaient trop loin ou ne respectaient pas la foi de l’Église ou ceux qui restaient en arrière d’une de ses évolutions et ceux qui semblaient perclus d’hésitations.

Mais il ne s’activait pas pour oublier le premier devoir du chrétien l’écoute de la Parole. Imaginons-le avec l’activisme de Marthe et l’écoute de Marie, fondateur de cette « abbaye voyagère » qui fut son premier terrain d’expérimentation. L’expression « voyagère » vient du Cardinal de Bérulle et s’applique à l’état en devenir de l’humanité du Christ avant sa Pâque. Dans cette expression se trouvent rassemblés l’enracinement monastique et toute la mystique eschatologique du P. Charles. Il réfléchissait en marchant et marchait en réfléchissant — adepte en cela, pour la seule pédagogie, de la maïeutique grecque. Car sa spiritualité est dynamique ou, pour mieux dire, sa spiritualité est celle du corps : la « carne » qui marche, la chair ensemencée par Dieu.

Cette dynamique de la marche en avant est fidèle à celle de l’apôtre Paul : « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut dans le Christ-Jésus (...) quel que soit le point déjà atteint, marchons toujours dans la même ligne. » (Ph 3, 13-16).

Ce rappel du tempérament de Maxime Charles est de la plus haute importance pour mieux cerner de quelles manières il prépara (sans le savoir) Vatican II et de quelles façons il le reçut — avec autant d’irritation dans son élaboration que de joie dans les textes produits.

C’est en réformateur de longue date qu’il reçut l’oeuvre du Concile ; c’est en pédagogue qu’il eut quelques craintes, certain que l’audace des assemblées n’est pas toujours la meilleure.

Avant Vatican II : mettre en œuvre les éléments d’une réforme nécessaire de l’Église

À première vue tout semble indiquer que Maxime Charles appartient, sans le savoir, aux avant-gardes réformatrices qui, avant Vatican II, travaillaient l’Eglise et annonçaient des adaptations (ou redécouvertes, ce qui revient au même) indispensables. Ce travail, comme celui fait par des théologiens (Bouyer, Balthasar, Daniélou, de Lubac...) se faisait à l’intérieur de l’institution, pour, d’une certaine manière, l’adapter aux temps présents en lui révélant celles des richesses insoupçonnées et endormies de la culture chrétienne.

Insistons, avant tout, sur le sens profond qu’il avait de la Tradition. De ce point de vue là il était un « traditionaliste intelligent » (J. Benoist) au sens de l’intelligence au service de la foi, du patrimoine ecclésial à la disposition des chrétiens d’aujourd’hui, d’une permanence de foi adaptée aux exigences des compréhensions contemporaines. Cette conception de la Tradition, assez moderne, venue de ce que l’on a appelé, contre l’avis de ses promoteurs, « la nouvelle théologie », donne une profondeur de foi à tout ce travail fait à l’intérieur de l’Église. L’idée que le P. Charles se faisait de la tradition est commune à celle du P. de Lubac qui, lui, la définit comme « l’expérience de tous les siècles chrétiens, venant éclairer, orienter, dilater notre chétive expérience individuelle, la protéger contre les égarements, l’approfondir dans l’Esprit du Christ, lui ouvrir les voies de l’avenir » [1].

Avec ce sens puissant de la Tradition et du patrimoine qu’elle met à disposition, Maxime Charles croyait qu’il fallait mettre toute son intelligence au service de la foi et de sa croissance dans le monde (fides quaerens intellectum, selon la formule d’Augustin et d’Anselme).

Cette exigence d’intelligence (ô combien dans la perspective conciliaire !) est triple et vise (a) à se libérer de la pesanteur thomiste, (b) à redonner ses lettres de noblesse aux laïcs dans l’Eglise et, pour finir (c) à adapter la liturgie en l’enveloppant, plus encore, dans le mystère ecclésial.

Sortir de la scolastique

Sortir de la scolastique ou plutôt d’un système qui, tout à la fois, par l’influence de la philosophie et de la pesanteur de ses concepts, semble rigidifier la foi chrétienne et occulter l’héritage chrétien antérieur à saint Thomas. M. Charles, bien que fin connaisseur du thomisme, ne l’a jamais considéré comme l’horizon ultime de la théologie. Maritain disait de lui : « Il ne partage pas nos opinions, mais il les connaît ». Cet évitement du thomisme lui vient surtout de l’enseignement qu’il reçut au séminaire. « Pendant mes études j’ai été marqué par l’enseignement d’un jésuite, le P. de Broglie, qui nous avait donné, à travers saint Augustin, la certitude que l’homme est fait pour Dieu » [2]. Cet ordonnancement de l’homme à Dieu (conçu comme la fin ultime de l’homme), cet apaisement du cœur qui ne se trouve qu’en Dieu (conçu comme le repos d’un désir de connaissance), cet agencement naturel de l’homme à Dieu (conçu comme déjà présent dans la nature humaine), éloignent le P. Charles d’un système rigide découpant la foi en des propositions abstraites et isolant un palier naturel, préalable au surnaturel. « J’estime que la Somme est relativement rigide. C’est un système théologique qui ressemble un peu à un ordinateur... Cette théologie ne laisse pas une part suffisante à l’intelligence du cœur » [3]. Souvenons-nous que jusqu’au milieu des années 1950, la « synthèse thomiste » jouissait d’une prépondérance presque exclusive. (En 1923, dans Studiorum Ducem, Pie XI consacre saint Thomas « maître des études » et « docteur commun de l’Église »).

Pour Rome, l’accès aux sources (sources scripturaires ou patristiques) présentait des risques de déviances modernistes. Et malgré l’encyclique Divino afflante Spiritu (1943) qui permit aux exégètes de travailler, la crispation de certains milieux romains était telle, excessive, que le retour aux sources était suspect par principe — d’où les difficultés, durant ces années, des adeptes de la « nouvelle théologie » du fait de la rigide encyclique Humani generis (1950). M. Charles est, par principe, comme le P. de Lubac, respectueux de l’autorité, même quand elle s’exerce injustement ; il vit dans cette encyclique une leçon sur les écueils à éviter dans la recherche théologique et pas seulement une réaction d’une des « coteries philosophiques romaines ». Il en tire la conclusion qu’est condamnable tout ce qui réduit Dieu à l’expérience intime de l’individu. D’autre part, le P. Charles est en partie responsable du nouvel exil de Teilhard de Chardin et de la mise en garde sub secreto de 1954-55. Il s’est plaint vigoureusement au P. d’Ouince, leur conseiller spirituel à tous les deux, de l’impact des textes dactylographiés du célèbre jésuite qui circulaient parmi les étudiants en sciences et qui invitaient à choisir entre la vérité scientifique et l’enseignement de l’Église. Maxime Charles séminariste avait aimé le Milieu divin, mais, connaissant personnellement son auteur, il estimait ses positions inacceptables tant sur l’acte rédempteur du Christ que sur le péché originel.

Pour le P. Charles, la foi, contrairement à ce qu’enseigne le néothomisme, engage toute la personne et toutes les facultés de l’homme. D’où cet appel à l’intelligence du cœur. C’est ainsi, par l’intermédiaire du P. de Broglie, qu’il lira d’autres auteurs jésuites contemporains et en particulier le P. Rousselot pour qui l’acte de foi, en alliant l’intelligence, la volonté et la sensibilité, affine la raison et rend capable de percevoir la signification surnaturelle de certains événements. À cette théorie personnaliste qu’il a trouvée dans Les yeux de la foi [4], s’ajoute celle du P. de Montcheuil (s.j. lui aussi) qui met en avant l’invitation de tous à l’apostolat spirituel, la transformation nécessaire de soi-même et du milieu autour de soi et une conception dynamique du Corps du Christ (même si le P. Charles n’appréciait guère les réserves du P. de Montcheuil sur les modalités visibles de l’apostolat et préférait un témoignage un peu moins silencieux). Citons en particulier ce passage de Problème de vie spirituelle (1945, p. 51) : « Il ne faut pas considérer le Corps du Christ statiquement, pour ainsi dire, dans son organisation, mais dynamiquement, dans sa croissance, dans son aspiration à la plénitude, dans son mouvement vers l’état parfait » et cet autre (p. 57) « Renoncer au désir de donner le monde au Christ, c’est montrer qu’on ne vit plus réellement de la vie de l’Église ».

Cette formation estudiantine et cette conscience d’un patrimoine presque génétique du chrétien l’enracinent dans une double certitude : primauté du religieux et indivisibilité de la dignité surnaturelle de l’homme. (« Le Christ total ne se divise pas » disait Clément d’Alexandrie). C’est pourquoi, contre la scolastique, il s’insurge : « La religion demeure essentiellement relation de personnes. La grâce n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un » [5]. L’Incarnation n’est pas seulement une réalité advenue dans le temps, elle est aussi une exigence théologique, une orientation pédagogique, un devoir d’apostolat.

Le devoir de faire mûrir la rédemption s’impose à tous, y compris aux laïcs

Comme l’indique le P. Daniélou (Résurrection, n° 6-7), l’apostolat des laïcs est un fait de Tradition ; prêtres et laïcs participent d’un même et unique apostolat. L’unique différence tient aux pouvoirs du prêtre conférés par l’ordination. Très tôt et de manière prophétique, le P. Charles a conscience de cette égalité de tous devant la nouveauté que le Christ apporte en offrant son œuvre de Salut pour tous. En cela, il est dans la lignée de la Tradition rappelée, entre autres, par le P. de Lubac, en 1937, dans Catholicisme. Cette conscience égalitaire devant le salut n’est pas seulement eschatologique mais a, pour le P. Charles (là est son apport essentiel), des consonances pédagogiques. Ces consonances se retrouvent à toutes les étapes de sa vie et en toutes les découvertes (innovations) de la foi. Ce qui fait que, pour lui, tout ce qui commence en mystique finit en pédagogie : « J’ai toujours voulu enseigner la théologie aux laïcs. J’étais un des premiers à avoir cette idée au départ. Il me semblait que notre tâche primordiale était de bien connaître cette doctrine et non pas d’exposer nos propres opinions » [6].

À une époque (dans les années 1950) où certains (le P. Montuclard en particulier avec son mouvement : Jeunesse de l’Église) prônaient l’enfouissement du christianisme, en pensant que tout effort de justice est un effort vers le Royaume et donc que les combats politiques et syndicaux sont, même s’ils ne se font pas sous la bannière chrétienne, des combats chrétiens ; à cette époque donc, le P. Charles, à l’opposé, prônait une visibilité du christianisme en tant que tel et une claire séparation, tout augustinienne, entre la cité de Dieu et la cité des hommes. Ce devoir de visibilité, cette exigence « d’occuper le terrain » se fit, dans l’idée du P. Charles, par la promotion du laïc quand celui-ci a le devoir de convertir les esprits et retourner les cœurs au seul profit de Dieu. Dès 1935, avec toujours cette impérieuse conscience du devoir missionnaire du chrétien, le jeune abbé Charles se soucie de l’apostolat des laïcs — avec cet esprit « jéciste » qu’il a toujours revendiqué. Faire du laïc non pas une aide subalterne du prêtre, un supplétif du travail de l’Église, mais, avec le prêtre, un élément de la fermentation spirituelle du monde permise par le Christ-de-toutes-les-moissons. Être, donc, tout à la fois, selon une distinction de Hugues de Saint-Victor, de l’Église (de Ecclesia) et dans l’Église (in Ecclesia). Mais cette parenté avec l’Action catholique semble disparaître avec la rupture, en 1948, entre la J.E.C. et le Centre Richelieu sur la question de l’engagement temporel des chrétiens, comme si le christianisme pouvait se limiter à l’action pour la justice sociale — idée prônée par ceux des chrétiens influencés par le marxisme et engagés dans une action militante auprès du prolétariat. À l’encontre de cette opinion et appuyé par les PP. Bouyer et Daniélou, le P. Charles pense qu’il « ne suffit pas d’humaniser pour christianiser » [7]. L’apostolat est donc avant tout une affaire religieuse ; et ses fins surnaturelles ne lui font pas, pour autant, oublier sa composante de charité : « il faut, indique-t-il dans la session de Lisieux, donner à la charité toutes ses dimensions théologiques, matérielles et apostoliques. Aimer son prochain, c’est vouloir son bien c’est-à-dire son bien-être matériel et son épanouissement spirituel. Nous devons nous préoccuper des deux ». La charité doit être spirituelle comme, à l’inverse, la rédemption est avant tout le fait d’une volonté amoureuse dont le souci est de sauver l’homme. À cette époque, Louis Bouyer insiste particulièrement sur ce dernier point et Maxime Charles semble séduit par cette vision du salut.

Cette théologie du corps à corps, évoquée plus haut, réconcilie, contrairement à ce que certains tentaient de faire à l’époque, Incarnation (présent) et Eschatologie (avenir). Les deux termes sont inséparables. Henri de Lubac le rappelait déjà en 1937 : « pour se garder surnaturelle, la charité n’a pas à se faire inhumaine : comme le surnaturel lui-même, elle ne se conçoit qu’incarnée » (Catholicisme, p. 288) et, après la guerre, dans Résurrection, le P. Daniélou le confirmait : « la connaissance de la signification vraie du temps est l’élément déterminant pour l’orientation de l’existence ».

Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette haute dignité du laïcat. Dans certains de ses sermons, il ajoutait des éléments entiers de la doctrine chrétienne sur, par exemple, le traité de la Trinité de Richard de Saint Victor à propos de la spiritualité conjugale. Mais, pour conclure ici ces quelques vues, disons seulement, comme nous aurons l’occasion d’y revenir, que bien des intuitions « carlistes » sur le rôle et la mission du laïc dans l’Église se retrouveront dans le décret De Apostolatu laicorum du 18 novembre 1965.

Revalorisation de la liturgie pour une rénovation fidèle

La réhabilitation du laïc dans l’Église implique, dans l’esprit du P. Charles, une adaptation de la liturgie pour, non pas la dépouiller de son mystère, mais, tout au contraire, lui redonner son sens le plus authentique, fait tout à la fois d’une plus grande participation active des laïcs (le P. Jungmann indique : « le peuple chrétien n’assiste pas, mais participe... au sacrifice du Christ ») et d’un sens esthétique qui soit, encore plus, une invitation à la prière. Une encyclique du pape Pie XII (Mystici corporis, l’Église, Corps mystique, de 1943) mettait en avant l’unité du peuple chrétien et la participation de tous (y compris le laïc) au Corps mystique du Christ.

Dès le début, deux orientations s’imposent au P. Charles :

a) approfondir les racines théologiques de la liturgie de l’Église à la suite des travaux de dom Schuster et dom Casel en Allemagne, et dom Guéranger en France,

b) redonner, à la suite de l’encyclique Mediator Dei (1948), cette place centrale de la liturgie et des sacrements dans la vie d’un chrétien. « La liturgie, ce fut l’amour de ma vie (...) J’ai toujours eu ce désir d’une liturgie « mystérieuse » qui rende visible le mystère, et, en même temps, d’une liturgie adaptée à tous » [8]. Le rite de saint Pie V, majestueux par bien des aspects, lui semble figé et rigide. M. Charles, dans un souci de pédagogie, apporte, par petites touches et sans, pour autant, déroger aux règles en vigueur dans l’Église, des changements liturgiques. Il amplifie, de ce point de vue-là, un certain nombre de changements radicaux amorcés par Pie X — et en particulier la communion précoce et fréquente.

Alors, les initiatives se multiplient dans le sens d’une réactualisation de la tradition, et en particulier de la tradition clunisienne, visant à exalter la magnificence pour Dieu.

Attaché à la liturgie latine, il a senti très tôt la nécessité d’utiliser le français surtout pour les lectures de la messe, mais aussi pour certaines prières propres. « Il est impossible, constate le P. Charles, d’initier les jeunes à la prière sans qu’ils comprennent les paroles prononcées » [9]. Après la réforme liturgique il sera le premier, du moins le disait-il, à chanter la messe en français.

Le renouveau du culte passe aussi par la beauté et l’ampleur des célébrations lors, par exemple, de la messe de minuit et des cérémonies de la Semaine Sainte.

Un certain nombre d’innovations liturgiques apparaissent. L’un des premiers, il a utilisé les permissions de célébrer la messe face aux fidèles (même s’il n’en fera jamais un dogme, et conservera l’habitude en certaines occasions de la messe dans l’autre sens, ainsi en Terre Sainte à Aïn Karem, face au paysage). Il s’intéresse de bonne heure à la possibilité de joindre au canon romain d’autres prières eucharistiques (comme celle de Sérapion), plus amples et plus logiques dans leur développement, même si lui-même aimait dire en particulier le Canon traditionnel plus « dévotieux » à son goût. Ainsi est mise au goût du jour la réconciliation publique des pénitents le Jeudi Saint. Mais, en réalité, cette pratique est une redécouverte. « Nous avions découvert, raconte le P. Charles, dans le pontifical des évêques, une cérémonie de la réconciliation des pénitents le Jeudi Saint. Je la traduisis et en fis une célébration communautaire du pardon. » [10]. Mgr Lustiger, à l’époque, en 1959, directeur du Centre Richelieu, raconte lui aussi cet épisode : « Nous avions « inventé » cela — nous n’étions pas les seuls, bien sûr. Il y avait de nombreuses tentatives de ce genre dès les années quarante-cinq ». Il conclut : « nous recherchions, dans la mémoire de l’Église, les éléments nécessaires à une rénovation fidèle » [11]. Ajoutons à cela la vénération du « gisant » (à la fin du chemin de croix les chrétiens embrassent une représentation du Christ mort), la création d’un office des sept dernières paroles du Vendredi Saint ou bientôt les messes d’adoration, ainsi que le travail fait pour remettre en valeur le chant de l’office par tous (comme, par exemple, la mise en musique des psaumes faite par le P. Deiss et le P. Gélineau).

Mais ces aménagements liturgiques, puisés dans le meilleur de la Tradition, donnent l’occasion de certains rappels à l’ordre. Au sujet de la communion (rendue plus abordable par Pie X), le P. Charles invite à un examen de conscience sur la communion fréquente. « Il ne s’agit pas de les (les chrétiens) rendre scrupuleux et de les amener à raréfier leurs communions, mais d’obtenir d’eux qu’ils usent de l’Eucharistie comme il convient pour que celle-ci ait tout ses effets » [12]. Lors des montées à Montmartre et de la Semaine Sainte, il insiste avec force sur la nécessité de la confession fréquente.

Cette exigence liturgique du P. Charles est prophétique. « L’abbé Charles, explique Yves-Marie Hilaire, nous a transmis un sens liturgique très développé, qui nous a rendu, plus tard, insupportables certaines improvisations liturgiques post-soixante-huitardes. Mais cette capacité de discernement en matière de rite lui donnait vingt à quarante ans d’avance, car il savait expliquer et faire aimer la liturgie sans nuire à la prière. » [13]

Un appel prophétique

La triple exigence du P. Charles (sortir de la scolastique, élaborer une « théologie de l’apostolat » et réformer de l’intérieur la liturgie) est, en ce milieu du XXe siècle, hautement prophétique. Elle correspond à la fameuse trilogie carliste : théologie, piété, apostolat.

Cette demande d’intelligence de la foi n’adopte pas le principe de la tabula rasa mais, tout au contraire, celui d’une fertilité d’héritage si grande qu’elle ne demande qu’à porter de nouveaux fruits. Dans un article de 1946, qui fit un certain bruit, le P. Daniélou met en évidence toute l’actualité des Pères et de la Tradition à laquelle ils donnent naissance. À l’école des Pères on retrouve : « un certain nombre de catégories qui sont celles de la pensée contemporaine et que la théologie scolastique avaient perdues » (Études, avril 1946). De ce point de vue-là, le thomisme et, dans son sillage, la scolastique, avaient rendu en partie inactuels les outils intellectuels chrétiens. Dans les premiers siècles de l’Église, la foi des Pères, avec un souci plus pastoral, confrontée aux pensées païennes, dégagée de toute systématisation philosophique, apparaît, aujourd’hui, plus « moderne » qu’une exposition lourde, engluée dans les outils de la philosophie aristotélicienne, ordonnée en définitions et déductions logiques pour magnifier la cohérence interne (logique) du christianisme.

L’intelligence de la foi, pour le P. Charles, ne se confond pas avec son intellectualisation. Plutôt que de séparer, de diviser, d’enfermer dans des concepts, la foi est, avant tout, une dynamique, une marche en avant, une perpétuelle conversion du cœur, une constante avancée vers Celui qui nous attire à lui. « Toute théorie qui s’efforce de réduire la foi à un enchaînement de syllogismes escamote son caractère surnaturel et libre ». Mais, ajoute aussitôt le P. Charles, « tout autre qui n’y voit qu’une illumination mystique amenuise son caractère rationnel et la transforme en un saut dans le vide tout à fait inhumain ». Pour éviter ces deux écueils, le P. Charles (à la suite du P. de Lubac) insiste sur les paradoxes de la foi : « la foi est adhésion à un donné intellectuel et cependant adhésion à une personne. La foi est une vertu surnaturelle qui permet une connaissance dépassant les possibilités de la Raison, mais elle est pleinement raisonnable, et il est possible d’en rendre compte. » [14].

Ce besoin d’intelligence, ce désir de reprendre à frais nouveaux l’héritage des Pères, sont les signes avant-coureurs d’un profond besoin, celui d’une nouvelle vigueur spirituelle — celle de Vatican II. Le P. de Lubac, en historien de l’Église, confirme cette fertile actualité : « Chaque fois, dans notre Occident, qu’un renouveau chrétien a fleuri, dans l’ordre de la pensée comme dans celui de la vie (les deux sont toujours liés), il a fleuri sous le signe des Pères. » (Mémoire sur l’occasion de mes écrits, p. 318).

Après le Concile : l’œuvre de Vatican II conforte le réformateur ; l’esprit du concile inquiète l’homme de tradition

Même si, de prime abord, le P. Charles annonce les réformes conciliaires, (il fut nommé « prélat domestique de Sa Sainteté » en 1960 par Jean XXIII, le pape du concile, prélat d’honneur quelques années plus tard), la réception de Vatican II n’alla pas, pour lui, de soi.

Pour lui comme pour les PP. Daniélou ou de Lubac, les initiatives théologiques ou liturgiques, aussi audacieuses soient-elles, devaient d’une part s’insérer dans l’authentique Tradition de l’Église et, d’autre part, demeurer respectueuses de l’autorité de l’Église. « Je suis très attaché à l’obéissance envers l’Église et à la stricte observation de ses prescriptions. Il y a un tas de choses que j’avais envie de faire et que j’ai faites seulement plus tard, lorsque c’était permis. En attendant je me débrouillais. » [15] Pareillement, quand le P. Daniélou se voit reprocher par Pie XII de n’avoir pas la foi de l’Église, celui-ci, en soldat du pape, obéissant à l’autorité, reconnaît ses erreurs. (La phrase exacte du P. Daniélou, telle qu’elle est rapportée par Mgr Charles, est la suivante « Je suis jésuite. Pour moi le pape a toujours raison. ») Quant au P. de Lubac, « l’affaire de Fourvière » est vécue par lui avec obéissance [16].

Alors, si le P. Charles est favorable aux réformes, certain que l’Église est semper reformanda, il s’oppose à un certain esprit frondeur qui, par souci d’être à jour, ne fait plus aucun cas de la Tradition et, par un exercice anarchique de la collégialité, veut limiter le principe d’autorité dans l’Église.

Au moment du Concile, le P. Charles met en garde contre les deux tentations de l’intégrisme et du progressisme. (Cette distinction était déjà celle du cardinal Suhard en 1947 et traverse, sans toujours le dire, toute l’histoire de l’Église depuis le premier concile de Jérusalem.)

« Les partisans de cette première attitude sont ceux qui n’aiment pas à changer quoi que ce soit et (...) confondent par paresse l’Église avec les habitudes religieuses de penser, de prier ou d’agir dans lesquelles ils ont été élevés. » [17]

Mais cette tentation de sclérose est, selon le P. Charles, moins forte que l’autre, celle des progressistes, qui se caractérise par un engouement naïf pour l’esprit du temps et celles des problématiques qu’il pose. « Ceux qui sont plus sensibles aux difficultés de dialogue avec le monde moderne acceptent, par une sorte de lâcheté, de lui donner un christianisme qui correspond plus à ses désirs qu’à ses besoins et n’a de commun avec le Christ qu’une coloration verbale. » (Idem). Ces deux tentations sont présentes au Concile. Certains, minoritaires, comme Mgr. Lefebvre, idéalisent le passé et s’opposent mordicus aux réformes. D’autres, plus nombreux, animés par un « complexe anti-romain » — selon l’analyse qu’en fait le P. H. Urs von Balthasar, organisent ce que le P. de Lubac (ainsi que Mgr Delhaye) nomment un para-concile ou un méta-concile, bien décidés à supprimer l’enseignement des conciles de Trente et de Vatican I [18].

Pour éviter soit la répétition bégayante soit l’abandon sauvage des us et coutumes, le P. Charles, en digne héritier du renouveau théologique (et conforme, en cela, à la méthode du Concile), propose un retour aux sources. Car, n’oublions pas la conviction d’Irénée au sujet du Christ (et qui était aussi la sienne) : « Il a apporté toute nouveauté, en apportant sa propre personne annoncée par avance, car, ce qui était annoncé par avance, c’était précisément que la Nouveauté viendrait renouveler et vivifier l’homme. » (Contre les hérésies, IV, 34, 1). Ce retour aux sources (à l’Évangile et, toujours dans son sillage, aux Pères) est le signe d’un profond besoin de fécondation spirituelle.

En réformateur, le P. Charles, lui, le comprend bien : « Pour guérir ses malaises et trouver une solution à ses problèmes, l’Église, avec toutes les lumières humaines dont une époque dispose, scrute de nouveau les intentions de Jésus-Christ. Elle consulte les Écritures qui en portent le témoignage, mais aussi cette prise de conscience et cette réalisation progressive qu’elle nomme Tradition (...) Elle promulgue ainsi des vérités et des lignes d’action qui sont vraiment les nova et vetera de l’Évangile, c’est-à-dire des choses à la fois nouvelles parce que mieux discernées et mieux vécues qu’auparavant, et anciennes parce que très réellement incluses dans ce que le Christ lui a confié pour sauver les hommes de tous les lieux et de tous les temps. » (Idem).

Entre le rejet de l’adaptation au monde ou celui de l’habitude acquise, la réforme est comprise comme une ré-appropriation de l’impulsion d’origine donnée par le Christ. Mais ce ressourcement tient compte d’une croissance de compréhension, d’une dynamique de compréhension de l’unique Révélation (le Christ). Le caractère définitif de la Révélation et progressif de sa compréhension sont complémentaires ; comme est complémentaire cette compréhension évolutive, par le peuple juif, de la venue du Christ-Messie avec, de toute éternité, depuis le premier jour de la création, l’identité trinitaire de Dieu. Pour le P. Charles, cette notion de nova et vetera provient, sans conteste, de Newman et de son idée d’une élaboration organique de la vérité. Au fur et à mesure, par des reprises en main successives, les développements de la vérité doivent être émondés ou gardés. Ils viennent alors enrichir l’impulsion spirituelle d’origine. La vérité, parce qu’elle est vivante, se développe et, comme tout organisme vivant, à partir d’une semence première (le logos spermatikos des Pères grecs) met à jour certaines de ses potentialités.

Le P. Charles, avec un souci toujours pédagogique, illustre cette nécessité organique par la théorie dite du « plan incliné » et celle « du coup du lapin ». Après le temps des lentes évolutions, l’Institution doit prendre acte, rectifier ou retrancher telle ou telle avancée. Mais, comme nous allons le voir, il redoute, dans le déroulement du Concile, que le plan incliné soit un peu trop incliné et, après le Concile, regimbe contre certains « coups du lapin » romains un peu trop brutaux.

Scepticisme initial

Accueillie par certains comme une « libération », l’annonce du Concile (25 janvier 1959) provoque chez le P. Charles autant de surprise que de réserve quant à son opportunité.

Trois éléments motivent ce scepticisme :

1) Pour l’avoir connu comme nonce apostolique à Paris, le P. Charles n’a pas beaucoup de considération pour Jean XXIII. Autant il se sentait en phase avec Pie XII (et avait même de l’admiration pour lui), autant, au moment de l’élection de son successeur, il aurait dit : « c’est un clown sur le trône de saint Pierre ». Ce peu de considération pour la personnalité du nouveau pape semble, à l’époque, assez partagé en France. Le P. de Lubac rapporte qu’au moment de son élection un personnage ecclésiastique important à Paris aurait dit en apprenant la nouvelle « ne faites pas le plaisantin ! » [19]. Selon le P. Bouyer, cette attitude bon enfant du pape était une manière, digne du diplomate qu’il avait été, de mener son monde sans en avoir l’air.

2) Le P. Charles craignait, à juste titre, que ce Concile soit une boîte de Pandore donnant l’occasion à certaines instances à l’intérieur de l’Église (ou à sa périphérie) de proposer tout et son contraire, de faire assaut de conciliation avec la modernité athée, de dépasser l’ordre du jour du Concile et de le transformer en une Révolution (Aggiornamento ou mutation ?, titrait une brochure qui circulait en marge du Concile, œuvre de l’Abbé J. Heckenroth et du Docteur J. Bavouzet en 1965). Le P. Charles, en fin connaisseur des troupes et des décisions collégiales, se méfiait de la psychologie des assemblées — que l’Esprit Saint n’empêcha pas, selon le P. de Lubac, de se manifester lors du Concile [20]. Cette assurance des assemblées, cette audace moutonnière risquaient de transformer ce Concile en une immense fête foraine. Au courant, par Mgr Courbes, des différentes discussions anté-conciliaires des nombreux rapports des commissions préparatoires (qui donnèrent naissance à soixante-dix projets soumis au Concile), il est effrayé tout à la fois du manque de maturité théologique des évêques, et pas seulement ceux du Tiers-Monde, et des audaces « révolutionnaires » de certains autres (désirant, par exemple, débattre du mariage des prêtres, du sacerdoce des femmes...).

3) Les idées que le P. Charles a sur les réformes à faire dans l’Église sont différentes de celles qui apparaissent à Rome et dans les commissions. Deux éléments, pour lui, sont prépondérants : d’une part modifier la nomination des évêques ayant, jusqu’à présent, une trop forte coloration d’Action Catholique, d’autre part réformer en profondeur la formation des prêtres et, donc, aménager l’enseignement dans les séminaires, jugé trop scolastique. Pour revenir à un apostolat plus conforme aux premières intuitions de l’Action Catholique (dont il se réclamait) et pour en finir avec une scolastique desséchante (qui faisait de la philosophie le préalable inévitable de la théologie), le P. Charles était partisan d’une action réformatrice en plus grande douceur : plus de douceur dans la pente avec un plus grand nombre de petits coups du lapin. Partisan, donc, d’une dialectique organique de la croissance de l’Église : à de multiples avancées correspondraient de multiples intégrations, sans orgies et indigestions réformatrices. A trop réformer d’un seul coup d’un seul, le risque est grand d’introduire le désordre dans l’adhésion vivante des chrétiens à la foi de l’Église et obliger ensuite à des retours en arrière.

Même si les réticences du P. Charles sont fortes, il adopte le principe du Concile par obéissance. Son ralliement presque militaire lui vient non d’une obéissance réglementaire mais d’une forte conscience communautaire ou ecclésiologique ou tout simplement catholique. Il appartient au Corps mystique du Christ en marche vers le Père. Ne pas être de cette marche reviendrait, pour lui, à être en rupture d’ecclésiologie. Il demandera même, à la fin de sa vie, à ce qu’on ne l’oppose pas à celui-ci ou celui-là (ses adversaires d’un moment), tant sa conscience de l’avancée symphonique en Église lui faisait percevoir la place des uns et des autres dans une même dynamique, dans une seule et même perspective.

Son attitude durant le Concile est claire : il ne participe ni à l’enthousiasme conciliaire ni à cette suspicion a priori contre les orientations du Concile. Il demeure vigilant lors de l’élaboration des différents textes et surtout critique contre cet « esprit du Concile » qui s’était emparé d’une partie du catholicisme français.

Dans un premier temps, celui des discussions pré-conciliaires ou para- conciliaires, bon nombre de ses appréhensions contre un Concile-boîte-de-Pandore semblent se confirmer. Précisons que le P. Charles ne fut pas (contrairement aux PP. de Lubac, Congar et Ratzinger ou Mgr Wojtyla... pour ne parler que des experts promis à un certain avenir) un acteur du Concile et que sa perception des débats est, d’une certaine manière, provinciale ou périphérique, ou par trop hexagonale. C’est ainsi qu’il faut comprendre, surtout dans la période préparatoire au Concile et lors de la première session (donc, en tout, de janvier 1959 à décembre 1962), des exaspérations, des indispositions, des mots à l’emporte-pièce — dont il était familier en privé.

Divine surprise

Mais, dans l’ensemble, après la fin du Concile (en octobre 1965), il confessa sa surprise, son heureuse surprise et parle même d’une « saine réforme ». Les textes conciliaires ont une teneur théologique et une audace spirituelle qu’il situe, contrairement à ses appréhensions, dans la pleine continuité de la foi de l’Église. Autant il avait été accablé par le folklore et un certain désordre d’immaturité théologique entourant le Concile, autant il a été, selon ses propres termes, « ébloui par le résultat ».

Voyons maintenant le fond de l’affaire des innovations « carlistes » (théologie dans la Tradition, apostolat des laïcs, réformes liturgiques) : lesquelles furent consacrées par Vatican II ou désavouées par lui ?

Les préoccupations de la « nouvelle théologie », (dans le sillage desquelles le P. Charles situe son action) et les soucis proprement carlistes de revaloriser le rôle des laïcs et de donner à la liturgie toute son épaisseur théologique, sont, indiscutablement, consacrés par Vatican II.

Mgr Lustiger (qui fut de l’entourage du P. Charles) peut ainsi dire à propos du Concile : « Nous l’avons accueilli avec une espèce d’évidence sereine. Pour nous, Vatican II semblait mettre un point final aux débats, voire aux querelles. » (Lustiger, idem, p. 225/226).

Et Mgr Lustiger, en parlant aujourd’hui, relève toutes les intuitions ainsi confirmées par le concile. A propos de l’apostolat des laïcs il indique : « J’ai pu voir et vivre (au temps du Centre Richelieu) la mise en œuvre systématique et réussie de cette intuition, que Vatican II a fortement exposée et motivée. » (Idem, p. 224). À propos de la formation théologique des laïcs, il précise « Nous anticipions en donnant à des laïcs accès à la théologie. De même il existait une initiation à la prière et à la vie communautaire qui correspond à ce que d’autres générations découvrent aujourd’hui à neuf » (idem, p. 238). En ce qui concerne la liturgie, Mgr Lustiger confirme : « Des liturgies communautaires de pénitence ont été considérées, après Vatican II, comme la deuxième forme ordinaire du rituel du sacrement » (idem, p. 237).

Ainsi, les éléments de confirmation semblent l’emporter — d’où, incontestablement, le prophétisme en actes du P. Charles et de ceux, nombreux, qui le suivirent et occupent, aujourd’hui, une position importante dans le catholicisme français (comme, entre autres, J.-M. Lustiger, M. Coloni, M. Perrier, parmi les évêques, J.-L. Marion parmi les laïcs...).

Mais ce prophétisme sur telle ou telle des intuitions majeures du catholicisme de Vatican II, n’interdit pas au P. Charles, pour autant, d’avoir des réserves de fond. Par principe et considérant son œuvre de réformateur, Mgr Charles avait plus d’affinité avec certaines des constitutions conciliaires, comme, bien entendu, les textes sur la liturgie (Sacrosanctum Concilium), sur la patristique et la Tradition (Dei Verbum) ou l’apostolat des laïcs (Apostolicam Actuositatem qui était un décret).

Quant aux autres constitutions, il manifesta d’abord certaines réserves. Gaudium et Spes lui semblait d’inspiration teilhardienne (ce qui, pour lui, n’était pas un compliment) avec l’idée d’un progrès de l’humanité presque irénique. La nouvelle conception de l’Église décrite par Lumen Gentium heurtait d’autant plus son sens profond de la hiérarchie qu’il était réservé sur la collégialité des évêques, même s’il savait l’importance de ce rééquilibrage de la conception que l’Église avait d’elle-même. Mais il s’appliqua à intégrer l’ecclésiologie de Vatican II à sa synthèse et y parvint comme le prouvent les cours qu’il fit ensuite.

La constitution sur la Liberté Religieuse, si contestée par toute la tendance intégriste, ne fut pas, pour lui, l’objet d’une réserve de principe. Il regretta souvent son caractère incomplet, ne permettant pas de rendre compte du passé de l’Église sur la question, faute d’une réflexion sur la « chrétienté », ses valeurs et ses limites.

Réserve sur les applications

S’il est acquis au principe des réformes (ainsi qu’à l’essentiel du concile), il est plus critique quant à leurs applications in concreto. Deux réserves majeures apparaissent :

Brusquerie des applications. « Ce qui a fait difficulté, ç’a été la rapidité peut-être pas très pédagogique, avec laquelle on a liquidé l’ancienne liturgie pour la remplacer par des improvisations qui n’étaient pas toutes géniales. La maturité n’a pas eu le temps de se faire. » [21]. Le P. Charles renvoie ici, clairement, à sa conception des réformes en douceur qui ne heurte pas les pratiques chrétiennes et permet d’évoluer sur un plan de lente mais certaine inclination. Il reproche une manifeste et évidente brusquerie qui donna lieu à des improvisations désordonnées. « Lorsqu’est arrivée la réforme liturgique, ajoute-t-il, elle a rendu une certaine liberté dans l’interprétation des règles, mais on en a profité pour imaginer des changements qui ont donné lieu aux désordres et parfois aux pitreries que nous connaissons. » (idem)

La réforme par le vide. D’autre part, sous prétexte de réformes et d’adaptations, certaines pratiques chrétiennes ou éléments d’importance dans la culture chrétienne, furent abandonnés. Notons sans ordre, l’adoration eucharistique, la pratique de l’abstinence, la tenue sacerdotale, le catéchisme, la confession, le jeûne... Il s’opposa donc à l’avachissement liturgique et à toutes ces coupes claires faites dans l’héritage chrétien au nom d’un retour à l’essentiel — ô combien nécessaire par ailleurs.

Ces réserves une fois formulées, et considérant, comme l’explique le P. Gitton, que « s’il savait regretter, il savait ne pas s’accrocher », il appliqua les réformes sans regimber en abandonnant, par exemple, les honneurs du prélat d’un coup d’un seul. « Je peux me vanter, disait-il d’autre part, d’être le premier dans le diocèse à avoir chanté la messe en français » (idem). Il appliqua le Concile et, par obéissance, presque à contre-cœur, celles de ses réformes dont il ne reconnaissait pas, in petto, la pertinence.

Ses critiques étaient mises en perspective. S’il critiquait la rapidité d’exécution et certaines improvisations liturgiques, le P. Charles reconnaissait aussi : « La maturité n’a pas eu le temps de se faire. Mais cela viendra. Beaucoup de pauvretés seront écartées. Il ne restera que les choses valables » (idem). Il savait que la réception d’un Concile n’est ni immédiate ni évidente. Elle engendre des tâtonnements ainsi qu’un travail, en profondeur, de décantation.

Conclusions

Deux conclusions s’imposent : l’une sur la confusion qui suivit le Concile, l’autre sur le destin des prophètes en actes.

Mgr Charles appartient à cette génération chrétienne qui, avant le Concile, piaffait d’impatience réformatrice et, après le Concile, se plaignit, à juste titre, d’une confusion des esprits. Autant l’institution ecclésiale avait, durant toute la première moitié du XXe siècle, limité et condamné bien des initiatives de renouvellement interne (et qui se situaient, de surcroît, dans le meilleur de la Tradition) [22], autant, après le Concile, cette même institution ecclésiale s’est laissée, en quelque sorte, déborder par des initiatives qui, elles, en conscience ou par manque de profondeur théologique, semblaient mettre entre parenthèses ou même quasiment ignorer le « dépôt » de la foi transmis de générations en générations depuis le Christ.

Mais le plus dramatique dans cette histoire du catholicisme au XXe siècle, c’est que les Pères conciliaires sont innocents, dans l’intention et la rédaction des textes du Concile, des débordements qui suivirent le Concile. Alors, si « l’évolution de l’Église a pris un tout autre tour que celui qu’attendait le Concile et que les fidèles, aussi, espéraient » [23], nous sommes aujourd’hui, à propos du Concile, « en retard dans son intelligence et dans l’application de son vrai contenu » [24]. Il importe donc de « restaurer (rétablir) là où c’est nécessaire — et c’est nécessaire dans plus d’un cas — le vrai sens du Concile, et progresser dans son application. » (idem, p. 115.)

Alors, légitimement, considérant « la grande confusion » qui suivit Vatican II, et sans blâmer d’aucune manière ni les intentions des Pères conciliaires ni les textes du Concile (de haute stature), ne peut-on pas s’interroger, à la suite du P. Charles, sur les moyens utilisés soit pour orchestrer le Concile (effet boîte de Pandore) soit pour le mettre en œuvre (effet méga-coup-du-lapin) ? Faut-il critiquer cet immobilisme pré-conciliaire ou cette confusion post-conciliaire ou le premier pour avoir engendré le second ou le second pour n’avoir pas tenu compte des raisons du premier — à savoir le risque moderniste ?

Que reste-t-il aujourd’hui de Mgr Charles ? Vatican II a-t-il englouti ses audaces et dispersé celles des bonnes volontés qu’il avait galvanisées ? Pour n’avoir été ni un théologien, stricto sensu, ni un homme de l’institution, Mgr Charles semble disparaître, comme beaucoup de réformateurs de son espèce, dans la tourmente postconciliaire. Les théologiens de profession, comme les PP. Daniélou, de Lubac, von Balthasar et Bouyer, sont consacrés par leur œuvre qui ouvraient, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles perspectives chrétiennes consacrées après coup par Vatican II. Quant aux hommes de l’institution, comme Mgr Lustiger (de vingt ans le cadet du P. Charles), en s’appuyant sur des intuitions carlistes, mais en traçant leur propre chemin, ils se sont engouffrés dans les combats postconciliaires pour bâtir l’Eglise de demain.

Que reste-t-il donc de ceux qui, sans construire une œuvre théologique ni jouer un rôle institutionnel, furent, avant tout, des passeurs d’âmes ? Le P. Charles rassemblait, organisait, fédérait les énergies, galvanisait les bonnes volontés, empruntait les éléments de sa foi à tel auteur, piochait dans telle autre œuvre, lançait des mouvements de jeunesse, faisait confiance à ceux qui venaient le voir et, toujours, dans l’immense réseau des saintetés cachées, allait de l’avant avec le plus grand nombre de chrétiens. Mais, tel est leur destin, les hommes d’action vivent accompagnés et meurent seuls. Car, plus que les autres, ils appartiennent à la race des semeurs. Tout au long de leur vie, ils sèment à profusion ce logos spermatikos reçu en héritage et, tout au long de leur vie, sans se retourner pour faire le compte des moissons, continuent d’avancer.

Que reste-t-il donc de lui ? Cette fécondité des âmes et, selon les propos du P. Armogathe « dans un temps où cette grandeur était difficile à discerner, il a su défendre l’honneur des clercs » [25]. Des clercs et des laïcs faut-il ajouter.

La défense de l’honneur, celui des membres du Corps mystique du Christ, est toujours la plus importante et la plus fragile de toutes les vertus chrétiennes.

Damien Le Guay, né en 1961. Licence de droit, ancien élève de l’I.E.P. de Paris. Prépare un doctorat en philosophie à Caen, avec Luc Ferry. Collaborateur de la revue Communio.

Je tiens à remercier, pour m’avoir transmis cette part d’héritage qu’ils ont reçu de Mgr Charles, les PP. Benoist et Gitton, ainsi que Samuel Pruvot pour ses travaux sur la revue Résurrection.

[1] Cardinal de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, 1989, p. 148. À propos de la « nouvelle théologie », de Lubac se défend d’être à l’origine de ce terme et le considère comme un terme polémiste. Cf. p. 362.

[2] Propos recueillis par Xavier Royer, Montmartre Orientations, Pâques 1985.

[3] Entretien du 4 mai 1993 à S. Pruvot.

[4] Il est l’un de ceux qui ont attiré l’attention sur ce travail du théologien jésuite mort en 1915 (à son sujet lire le mémorial Pierre Rousselot, Recherche de sciences religieuses, juillet-septembre 65).

[5] 1959, Liminaire, Résurrection n° 11.

[6] Entretien avec Samuel Pruvot du 4 mai 1993.

[7] C. Nettelbeck, entretien avec M. Charles, 8/10/1991.

[8] Maxime Charles, Parlons franc, Montmartre, juin 1962.

[9] Propos recueillis par G. Ganne, Famille Chrétienne, 7 novembre 1985.

[10] M. Charles, propos recueillis par G. Ganne, Famille Chrétienne, novembre 1985.

[11] Le Choix de Dieu, 1987, p. 238.

[12] P. Charles, Montmartre, Pâques 1962.

[13] Y.-M. Hilaire, Tradition et innovations aux origines du Centre Richelieu, « La politique de la mystique », p. 76.

[14] PP. Charles et Kowalski, « Réflexions sur l’acte de foi », Résurrection, n°7.

[15] Mgr Charles, propos recueillis par G. Ganne, Famille Chrétienne, novembre 1985.

[16] Cf. Mémoire sur l’occasion de mes écrits, 1989, lettres écrites au pape après Humani generis, p. 291-294.

[17] Mgr. Charles, l’Eglise, Résurrection n 23, octobre 1962.

[18] Cf. de Lubac, Entretien autour de Vatican II, 1985, p. 37 et Petite catéchèse sur Nature et Grâce, 1980, p. 165 et suivantes.

[19] Mémoire sur l’occasion de mes écrits, p. 117.

[20] Entretien autour de Vatican II, 1985, p. 37.

[21] P. Charles, propos recueillis par G. Ganne.

[22] Cf. H. de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, p. 17 ; à propos de l’affaire Rousselot, le cardinal écrit qu’elle est un exemple de « l’impossibilité à laquelle on s’est heurté, pendant toute la première moitié du XXe siècle, d’une adaptation, d’une actualisation approfondie de la doctrine et de l’enseignement classique dans l’Église ».

[23] René Rémond cité par H. de Lubac, Petite catéchèse sur Nature et Grâce, p. 180. Le Cardinal de Lubac ajoute : « Tel nous paraît aussi le sentiment de Jean Paul II ».

[24] De Lubac, Entretien autour de Vatican II, p. 70.

[25] Montmartre-Orientations, Toussaint 1993, p. 9.

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