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Méditations sur l’Ascension

P. Michel Gitton

Regarder vers le ciel

Malgré la désaffection de beaucoup, j’aime l’Ascension. Ce n’est pas pour moi une fête mineure, ce n’est pas une croyance un peu suspecte, héritée d’une vision naïve du devenir du Christ glorieux.

J’aime l’Ascension parce que j’y vois la preuve qu’il « se passe quelque chose » pour le Christ ressuscité. Comme il le dit lui-même à Marie Madeleine : « je ne suis pas encore monté vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ». Que de fois ai-je relevé ce « pas encore » qui est à lui seul le démenti de tant de théories qui voudraient sortir le Christ glorieux de l’histoire, en faisant de son éternité un éternel présent vide de tout événement. Déjà le grand exégète protestant Oscar Cullmann dans son magistral ouvrage Le Christ et le Temps, nous avait rendu sensible au fait que la Bible ne parle jamais de l’éternité comme d’une atemporalité, mais comme une durée qui dépasse notre durée. Le Christ sorti du tombeau ne vit certes pas le temps comme nous, mais il ne s’est pas déshumanisé, il poursuit sa trajectoire de lumière où chaque instant ajoute quelque chose à celui qui l’a précédé. Il va, selon la formule de saint Grégoire de Nysse, « de commencement en commencement jusqu’à des commencements qui n’auront pas de fin ». L’Ascension est une étape dans cette trajectoire, c’est pourquoi saint Luc dans les Actes n’a pas tort de lui donner une date, au bout de quarante jours après la Résurrection, même si dans la finale de son Évangile, il semble concentrer le temps dans l’espace d’une journée.

J’aime aussi l’Ascension parce qu’elle rend ses lettres de noblesse à l’évasion hors de ce monde. Après nous avoir répété qu’il ne fallait pas « chercher Dieu hors de nos vies » et nous avoir chanté les beautés de l’engagement dans les réalités de ce monde, nous avons vu se lever une génération qui cherchait sous les pavés la plage et contestait l’absolu du travail. Ce fut le tournant très étrange qui vit une très sérieuse « théologie des loisirs » succéder à la non moins sérieuse « théologie du travail » où s’était illustré, entre autres, le P. Chenu. L’Ascension ne dévalue pas le sérieux des tâches humaines, mais elle nous dit que notre but est ailleurs et que si nous voulons avoir les pieds sur terre, il faudrait bien avoir un peu plus la tête au ciel. Si, pour Jésus lui-même, le séjour d’ici-bas n’est pas un avenir enviable, s’il demande à ses Apôtres de se réjouir pour lui de ce qu’il va vers le Père, c’est bien que nous ne pouvons pas nous contenter du présent et qu’il faut bien soupirer après une autre demeure plus en rapport avec nos aspirations profondes. Le christianisme serait sans doute plus drôle si ses fidèles ne se croyaient pas obligés de s’interdire toute évasion, alors que leur Maître leur a montré le chemin.

J’aime encore l’Ascension, parce qu’elle nous met en relation avec les anges et que, sérieusement, sans les anges il manque quelque chose à notre regard chrétien sur le monde. Jésus en montant vers son Père traverse les « cieux » qui sont le domaine des anges et des archanges, il les subjugue et les entraîne dans son triomphe. Ce sont ensuite des anges qui vont expliquer aux Apôtres ce qui se passe et ce qu’il leur reste à faire. Les anges élargissent notre vision des choses en y faisant rentrer l’invisible, ils nous évitent de confondre Dieu avec un personnage à notre niveau, ils nous donnent à sentir la transcendance. Et pourtant ces grands personnages s’effacent devant notre ami, notre frère, ils reconnaissent dans le Fils de Marie l’ineffable grandeur de l’Agneau immolé depuis la fondation du monde.

J’aime l’Ascension parce qu’elle met devant nos yeux un Christ qui cherche son bonheur, qui est sûr de réussir sa vie d’homme dans la jonction avec le Père et qui s’y élance de tout son être. A force de me dire que le Christ nous aime et qu’il a tout fait pour nous (ce qui est vrai, évidemment), qu’il souffre toujours de nos péchés (ce qui demanderait déjà des nuances), on finit par se demander s’il a du sang dans les veines et s’il existe en dehors de nous. Heureusement avec l’Ascension, je découvre un être qui croit au bonheur, non pas bien sûr un bonheur égoïste, car il ne cesse pas de penser à nous, mais au bonheur quand même, je me réjouis avec lui de sa joie dans le triomphe total, l’achèvement absolu de tout ce qu’il a pu tenter. Et vouloir.

« Je vais vers le Père »

Ascension, terrain neuf, mystère inexploré, dans lequel nous pouvons pénétrer avec bonheur, sûrs d’y trouver de nouveaux horizons.

L’Ascension sonne à nos oreilles comme un moment de détachement, il est celui d’un départ vers le Père. Dieu seul comble le cœur de l’homme, c’est ce que semble nous dire Jésus : « si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père, car le Père est plus grand que moi » (Jn 14,28). Rien à redire : Jésus homme religieux, « religieux de Dieu », est aspiré par cette faim et cette soif de Celui qui est plus grand que tout. Même si nous nous consolons en pensant que c’est une preuve d’amour de vouloir le bonheur de celui qu’on aime, l’Ascension a pour nous les traits d’une séparation. Jésus l’avait annoncé : il part vers son Père, et même si c’est pour ajouter que c’est pour nous préparer une place, il s’agit bien en « allant au Père » (Jn 14,28 ; 16,10 etc..), de « partir » (16,7). Jésus multiplie dans les discours après la Cène les consignes et les encouragements dont on voit bien qu’ils s’appliquent au temps où l’Église devra avancer seule après l’Ascension, bien plus qu’au court laps de temps qui s’écoule entre la mort et la Résurrection. Jésus y envisage la situation des disciples qui se sentiront orphelins, qui auront besoin de la consolation intérieure du Saint Esprit, qui seront maltraités par la haine du monde etc.…De cette séparation, Jésus ne méconnaît pas la dureté, mais il la justifie par deux raisons qui doivent aider les disciples à entrer dans les vues de Dieu : elle permet à Jésus d’accomplir son humanité dans la rencontre de Dieu « plus grand que tout » (cf. Jn 14,28), elle lui donne ainsi le moyen d’obtenir directement du Père l’envoi de l’Esprit Saint (cf. Jn 16,7).

Pourtant cette séparation n’a rien d’un éloignement. L’effet immédiat de l’Ascension sur les disciples, le premier moment de stupeur passé, est une « grande joie » (Lc 24,52). C’est aussi une exacte obéissance aux consignes reçues, qui leur demandaient de rester calmement à Jérusalem. Le Christ leur avait annoncé un mode de présence, une manifestation intime qui resterait cachée aux yeux du monde (« sous peu le monde ne me verra plus, mais vous, vous me verrez [le texte dit même : vous me voyez] », Jn 14,19). La formule la plus claire, en même temps que la plus difficile à bien comprendre, est celle de Jn 14,28 : « je m’en vais et je viens vers vous ». Le départ coïncide exactement avec la venue, non celle des derniers temps, mais celle qui l’inaugure dans le cœur des disciples. En s’éloignant sensiblement, le Christ vient réinvestir plus en profondeur la vie de ses disciples. Par l’Esprit Saint, il se prépare à les guider intérieurement, sans que rien ne soit enlevé de leur initiative et de leur responsabilité. L’assurance d’une assistance permanente par le Seigneur de ses disciples devient, dans la finale de saint Mt (28,20) : « et moi, je suis toujours avec vous jusqu’à la fin du monde ». Cette présence-absence du Christ caractérise le temps de l’Église, où les disciples, qui agissent seuls sur la scène de l’histoire, sont en relation constante avec leur Maître qui les console, leur inspire le discours qu’ils auront à tenir etc.….

Nous pouvons partir de là pour comprendre notre relation actuelle avec Dieu. Rien à faire : tout commence par le détachement. Aimer le Christ, c’est partir, c’est cesser de mettre tout sur le même plan, et de faire de notre vie religieuse l’agréable fond de décor d’une existence par ailleurs bien réglée. L’appel du désert retentit toujours et ébranle les synthèses les plus perfectionnées issues d’un christianisme devenu raisonnable. « Dieu seul ! », cette fière devise doit continuer de marteler le cœur des disciples et les inviter, sinon à tout quitter systématiquement, au moins à attendre le jour où cela sera possible pour de bon, et où l’on pourra fausser compagnie au fameux « devoir d’état » et à toutes les bonnes raisons de rester là où nous en sommes. Mais il n’est pas du tout sûr que ce détachement nous séparera de nos frères, bien au contraire. « Ne rien préférer à Jésus Christ », comme le demande saint Benoît, est peut-être la condition pour retrouver les autres, tous les autres en vérité. Les grands amoureux du Seigneur n’ont jamais manqué de susciter autour d’eux des relations privilégiées, mais libres, parce que dégagées du désir de posséder et de paraître.

L’Ascension nous oblige à regarder au-delà de notre horizon habituel, vers le ciel. Ce que la Bible appelle le ciel est tout à la fois le domaine de Dieu (« le ciel, c’est le ciel du Seigneur »), et celui des forces invisibles, même démoniaques, qui jouent entre Dieu et nous le rôle d’aides (ou éventuellement d’adversaires, ce Prince de l’empire de l’air dont parle saint Paul en Ep 2,2), monde inconnu de nous, dont nous ne percevons que les effets. C’est toute cette réalité mal connue dont le Christ vient prendre possession au moment de l’Ascension. S’il est venu rejoindre le plus bas (dans son Incarnation, dans sa mort, et plus encore dans sa descente aux enfers), il est allé aussi vers le plus haut pour tout unifier autour de son offrande salutaire. Comme le dit encore saint Paul, « celui qui est descendu, c’est le même qui est aussi monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses » (Ep 4,10).

Essayons de comprendre ce langage qui nous fait plutôt penser à la mythologie qu’à l’évangile. Si nous ne le comprenons pas mieux, c’est peut-être parce que nous avons ramené notre existence chrétienne à une gentille histoire personnelle qui ne concerne que notre petit cœur. Déjà le cosmos n’y a guère sa place, l’idée d’une transfiguration des corps et de la matière nous paraît saugrenue. Nous avons de la peine à penser que le Christ Notre Seigneur, qui certes nous a rachetés et aimés d’un amour personnel, n’est pas chargé seulement de nous, les hommes, il a la responsabilité de l’ensemble de la réalité visible et invisible, et il lui faut mener à son achèvement toute l’histoire depuis la Création, il y va de l’honneur de son Père. Si tout s’est joué dans le Mystère pascal, entre le Golgotha et le Saint Sépulcre, le drame a des répercussions immensément plus vastes. Avec l’Ascension, la Rédemption change d’échelle : d’une péripétie interhumaine, elle devient le salut du monde, incluant « toute principauté, puissance, vertu, seigneurie, et de tout autre nom qui se pourra nommer, non seulement dans ce siècle-ci et encore dans le siècle à venir » (Ep 1,21). Déjà la descente aux enfers nous avait rendus sensibles (si nous avons pris le temps de nous y arrêter) à la dimension universelle du salut, puisqu’elle inclut toutes les générations du passé et non seulement la part d’humanité, finalement très limitée, qui s’est trouvée dans le sillage historique de la venue du Christ. Mais il s’agissait encore de l’humanité. Avec l’Ascension, le Christ ramène sous son autorité des sphères beaucoup plus vastes de la création, il en expulse l’Adversaire, et prépare le jour où « Dieu sera tout en tous ».

« Il est monté aux cieux »

Si je reviens une fois encore sur le mystère de l’Ascension, c’est qu’il nous réserve sans doute bien des surprises, ne fût-ce que celle-là : la place privilégiée donnée à la direction vers en haut. « Eh quoi ! dira-t-on, Dieu est-il plus présent en haut qu’en bas ? Faut-il s’attacher à une manière de parler préscientifique, élaborée pour des hommes qui se représentaient l’univers partagé en trois étages : le palier supérieur pour la divinité, le palier terrestre pour les hommes et les animaux, le monde souterrain pour les morts ? Nous avons fort heureusement « désenchanté le monde » et nous savons que Dieu n’est pas plus dans la stratosphère que nos défunts ne sont près du feu central. Dieu est transcendant, à la fois partout et nulle part et le haut ne nous dit pas plus Dieu que le bas. Foin du Très-Haut ! Osons parler du Très-Bas ! ».

Il y a là du vrai et du moins vrai. Nos pères n’étaient sans doute pas dupes des images spatiales qu’ils employaient. Ils savaient que Dieu n’est pas cantonné à une partie du cosmos, fût-elle la plus haute. Mais ils savaient aussi, et nous ferions bien de le redécouvrir avec eux, que la symbolique spatiale est essentielle à notre habitat dans ce monde. Le philosophe Heidegger lui-même, hors de toute perspective théologique, pose que notre situation d’êtres temporels en habitation dans le monde se fonde sur ce qu’il appelle le « quadriparti » (Geviert) : le ciel, la terre, les mortels et les immortels. Hors de ce réseau de coordonnées, notre existence terrestre est indéchiffrable à nous-mêmes et nous perdons la tête.

Il n’est pas juste de dire que le départ visible du Christ vers le ciel aurait pu équivalemment être remplacée par une simple disparition. Et que dire, selon la suggestion malicieuse du P. Balthasar, d’un Jésus qui se serait enfoncé dans le sol ! La direction vers en haut porte en elle-même le sens d’un plus-être, d’un accomplissement. Si l’homme est passé à la station droite au lieu de marcher à quatre pattes comme la plupart des autre animaux, ce n’est pas seulement pour libérer la main en vue d’une utilisation technique, c’est parce qu’il a commerce avec ce qui le dépasse et qui s’exprime pour lui par ce ciel au-dessus de sa tête.

Allons plus loin, la direction vers en haut caractérise toute pensée qui essaie d’entrer en communion avec Dieu. Il ne s’agit pas, pour exprimer la transcendance, de brouiller systématiquement tous les repères et dire de Dieu toute chose et son contraire : si Dieu est « au-delà de tout », s’il dépasse tous les noms, cela ne veut pas dire que tous les noms lui conviennent. J’en demande bien pardon à ceux qui, jadis ou plus récemment, ont essayé de nous émouvoir en nous parlant de la « pauvreté », ou de la « souffrance » de Dieu, avec sans doute de fort bons arguments, mais d’une façon qui laisse toujours entendre que Dieu serait en quelque sorte obligé de déposer sa grandeur et sa toute-puissance pour pouvoir être amour. Au lieu de maintenir ouvert le paradoxe d’un Dieu « Père » qui est en même temps tout-puissant (« au ciel »), on préfère ramener les qualités divines à des perfections morales (c’est son amour qui est tout-puissant…), au risque d’en faire la figure agrandie, et quelque peu idolâtrique, des grands sentiments humains.

L’Incarnation ne nous oblige nullement à rayer d’un trait de plume la majesté divine : si le Fils se fait homme et comme tel pauvre, souffrant et limité, cela ne rend pas la divinité pauvre, souffrante et limitée, sinon je ne vois plus l’intérêt de l’opération, puisque le but est justement d’arracher l’homme à ses limites. Sous peine d’être monophysites, nous ne devons pas dire que l’ignorance (partielle) que le Christ - homme a dû assumer pour vivre sa mission parmi nous serait divine (c’est ce que professaient les agnoètes, adorateurs de la « divine inconnaissance » du Christ, comme d’autres vénéraient sa « divine corruptibilité » !). Ce qui est divin, c’est la puissance avec laquelle il s’est saisi de notre misère pour la transformer. La misère reste la misère et Dieu reste Dieu.

Si on m’accorde ce point, on verra qu’il convient, comme l’ont dit les Pères Cappadociens, de parler pieusement de notre Dieu, d’user modérément des paradoxes avec lesquels on se fait plaisir en accolant au Nom très saint les oripeaux de notre monde. Cela ne veut pas dire qu’on doive l’honorer de tous les superlatifs possibles, ce qui révèlerait plutôt l’indigence de notre pensée et notre incapacité à sortir de notre échelle de valeur : Dieu serait ce que nous sommes, mais en plus grand que nous…. Dieu en définitive s’offre toujours à nous au travers d’une analogie qui dit simultanément ressemblance et différence, mais il y fait flamboyer la manière propre, unique qu’il a d’être celui qu’il est, certes en contraste avec nous, mais en relation, néanmoins, avec les tout petits reflets de sa grandeur qui jalonnent notre néant. Ce qui nous élève, ce qui tourne notre regard vers en haut a toutes les chances de nous mettre sur le chemin de la perfection divine, à condition que nous soyons prêts à nous laisser conduire toujours plus loin, au-delà des rivages familiers.

Il est une affirmation de saint Anselme qui vaut la peine d’être méditée « Qu’es-Tu, Seigneur Dieu, pour être tel que rien de plus grand ne puisse être pensé ? ». Et il répond : « tu es juste, véridique, heureux et il est meilleur d’être que de n’être pas » (Monologion V, 104, trad. M. Corbin). « Meilleur d’être que de ne pas être », notre élévation vers le haut, vers le plus beau, n’est donc pas disqualifiée. Dieu, qui a mis en nous le désir du ciel, assume ces simples noms qui disent pour nous ce qu’il y a de plus lumineux. Nous avons raison de nous y appuyer, quitte à en trier le contenu.

Pour revenir à l’Ascension, n’ayons pas honte de dire que nous désirons le Ciel, que nous attendons le Ciel. L’accomplissement dont nous portons en nous le pressentiment n’est pas seulement une manière de dire la profondeur de l’instant présent. Il y a un ailleurs où Dieu nous attend.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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