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Mon pauvre !

Simon Icard

Autant le préciser tout de suite, je ne fais pas partie des cohortes d’abonnés qui, à juste titre ou non, ont des comptes à régler avec l’Opéra de Paris. Je suis allé entendre le Saint François d’Assise de Messiaen, donné à l’Opéra Bastille en octobre et novembre derniers, car je souhaitais depuis des années écouter cette partition exigeante que je ne connaissais pas : j’ai découvert une œuvre sublime, admirablement servie par José van Dam dans le rôle titre, et par un Sylvain Cambreling époustouflant de maîtrise à la baguette. C’est donc en spectateur comblé que je réagis aux déclarations qui ont accompagné cette production, et qui frisent le ridicule.

Commençons par celles de Sylvain Cambreling, interprète de Messiaen bien plus inspiré à la tête d’un orchestre que dans les colonnes d’un journal, à qui l’on demandait le « sens » qu’il donnait à cette œuvre : « Bien sûr, c’est un opéra composé par un catholique très pratiquant, très croyant… Mais est-ce que (pour cela) l’œuvre ne s’adresse qu’aux catholiques pratiquants ? Peut-elle passer au dessus de cette dimension religieuse ? Et bien oui, c’est certain. » [1] Eh bien, pour ma part, tant de certitude me laisse sceptique sur le respect porté à l’œuvre de Messiaen. En effet, ce n’est pas de la foi du compositeur ou de celle des auditeurs dont il est question, mais de l’œuvre elle-même. S’imaginer qu’en masquant la dimension religieuse d’un opéra qui porte pour sous-titre « Scènes franciscaines », on le rendra plus apte à « exprimer le monde d’aujourd’hui » à un public qui ne hante pas les églises, c’est faire preuve d’une défiance frileuse vis-à-vis de l’universalité de cette œuvre. A ce compte-là, pourquoi ne pas passer sous silence la dimension politique des opéras de Verdi, sous prétexte que nous ne sommes plus à l’époque de l’unification italienne ? Les grandes œuvres n’ont pas besoin que l’on « dépasse » telle ou telle de leurs dimensions pour qu’elles touchent ceux qui acceptent de se mettre à leur écoute, sans partager pour autant les convictions de leur auteur. Rendre le Saint François d’Assise acceptable aux prudes oreilles agnostiques est d’autant plus ridicule que la musique de Messiaen est profondément articulée à un discours théologique, ni surajouté, ni partisan, mais qui fait corps avec la quête d’un langage musical universel – « catholique » au sens étymologique du terme : que l’on pense, par exemple, aux Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus où l’architecture de l’œuvre est explicitement fondée sur une construction théologique.

Avec la même certitude affichée, la présentation que l’on pouvait lire sur le site internet de l’Opéra de Paris avec le programme de la saison 2004-2005 nous révèle, enfin débarrassé des oripeaux d’une imagerie religieuse bonne pour les naïfs, le vrai saint François, tel que vous l’avez rêvé. Vous croyiez que le petit Italien qui mit le feu à la Chrétienté à la fin du XIIème siècle avait renoncé à tout pour suivre le Christ et entraîner le monde à retrouver les chemins de la conversion ? Détrompez-vous ! Le pauvre d’Assise n’est pas cet hurluberlu qui écrivait à Claire : « Moi, petit frère François, je veux vivre la vie et la pauvreté de notre très haut Seigneur Jésus-Christ et de sa très Sainte Mère et persévérer en cela jusqu’à la mort. » [2] Non, non, non ! François est trop sérieux pour cela. Messiaen « dresse le portrait d’un homme qui a compris que Dieu est dans la nature. Il innocente la sensualité du péché de jouissance, en cela humaniste et écologiste avant l’heure. Dès lors, qu’est-ce que la faute, qu’est-ce que le sacrilège ? Il est dans le recul devant l’Autre, l’étranger, le sans-papier, le SDF… Alors, la voix de l’ange, seule voix féminine de toute la partition, suggère que les rythmes et les couleurs – inspirés de Bali, de l’Inde antique, de la métrique grecque, de l’Extrême-Orient et du plain chant grégorien – sont Musique, Beauté et Poésie qui seuls mènent vers "Dieu" » Seule fausse note dans cette symphonie esthético-bobo-panthéiste : le texte, écrit par Messiaen, qui tisse des citations de la Bible, de la liturgie et des Fioretti autour du thème de la Croix. Ces imbéciles d’oiseaux ne peuvent s’empêcher d’en tracer le signe sur le Cosmos à la fin du sermon, la guérison du lépreux a des faux airs de miracles du Christ, il est question de « joie parfaite », de « Providence », même de « Prédestination », et l’on n’échappe même pas à une séance de stigmatisation en règle avant le final ! On en viendrait presque à se demander si Stanislas Nordey, « jeune loup de la mise en scène contemporaine », comme le nomme si délicieusement le site internet de l’Opéra de Paris, n’a pas oublié d’imiter son collègue le loup de Gubbio, prêché par saint François. Il était pourtant bien ce baiser au lépreux dans une chambre d’hôpital psychiatrique ! Mais à constater tant de décalages entre le texte et la mise en scène, on ne pouvait s’empêcher de sentir que l’opéra de Messiaen faisait craquer des habits trop étriqués pour lui.

Cependant, le plus important n’était peut-être pas là. Loin de nous déranger, ce saint François laïcisé et bien pensant, avec son habit bien net d’exclu et de marginal, son discours sur le développement durable, prend nos bonnes consciences dans le sens du poil, et c’est l’essentiel. Qu’il est sympathique ! On l’inviterait presque à dîner après la représentation dans une brasserie de la place de la Bastille. Si les spectateurs ne lui ont pas lancé de tomates, comme les habitants d’Assise lors de son premier sermon, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont bien éduqués. Lors des applaudissements, il ne manquait plus que quelqu’un ne s’écrie : « Poverollo ! Mon pauvre ! Mon petit pauvre rien qu’à moi ! »

Simon Icard, Né en 1975. Chercheur au Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il a publié Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux. Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, H. Champion, 2010.

[1] La Terrasse, Le journal des arts vivants en Ile-de-France, n° 121, octobre 2004, p. 42.

[2] Voir Julien Green, Frère François, Paris, Seuil, 1983, p. 264.

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