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Naufrage et renaissance de la musique d’église : 1968-2018

Olivier Bardot
Ce n’est pas le rite qui est malade mais le rapport de l’homme au rite parce qu’il est faussé, inversé [1].

Ainsi s’exprimait en 1980 Geneviève Trainar, jeune agrégée de philosophie devenue depuis Sœur Marie dans un couvent dominicain.

Son petit livre Transfigurer le temps, sous-titré Nihilisme, symbolisme, liturgie se résume tout entier en une seule phrase : « Seul le rite permet, dès maintenant et pour qui y consent, de transfigurer le temps vécu [2] »

Sa réflexion, écrite à l’apogée de la crise postconciliaire, servira de pivot au présent article, qui se propose d’étudier les causes profondes du naufrage de la musique d’église comme le signe emblématique d’une désertion temporaire du spirituel dans nos liturgies.

Cependant, près de quarante ans plus tard, nombre des intuitions de la jeune philosophe d’alors s’avérant prophétiques, nous trouverons des raisons d’espérer en la redécouverte d’un ars celebrandi puisant aux sources musicales d’une tradition à la fois retrouvée et renouvelée.

En effet, « Il ne saurait y avoir de crise de la liturgie ni dans la liturgie, dès lors qu’on a admis que l’acteur principal du rite est l’Esprit-Saint. [3] »

Langage de l’âme né du Souffle primordial, la musique devrait toujours être le fruit du chant de l’Esprit en nous lorsque, dans la liturgie, elle est tournée vers son principe qui est le Logos divin.

La tradition et les Écritures ne nous apprennent-elles pas que les puissances célestes et les esprits bienheureux chantent sans cesse devant le Trône ?

Il n’est donc pas tant ici question d’esthétique que de foi : croyons-nous authentiquement que nous sommes déjà un peu au Ciel lorsque la plus humble de nos liturgies chante imparfaitement pour Dieu ?

Le chant liturgique possède cette grâce d’anticiper mystérieusement notre participation à la plénitude de gloire préparée pour nous de toute éternité, en ce qu’il constitue un rite de l’immémorial : à la messe, nous chantons avec tous ceux qui nous ont précédés et qui nous succèderont.

C’est pour avoir volontairement un temps mis de côté ce lien mystagogique qu’une partie de l’Église occidentale postmoderne s’est égarée dans une musique de l’absurde dont nous allons analyser les composantes.

I/ Du grégorien millénaire à la chansonnette du dimanche

Crise de la tradition : déracinement et horizontalité

« Quand un peuple ne peut plus rester ce qu’il a été, le premier symptôme de sa maladie, c’est sa haine du passé et des vertus de ses pères [4] » écrivait déjà Chateaubriand.

Geneviève Trainar ne dit pas autre chose lorsqu’elle associe la perte de sens du rite liturgique postconciliaire à une forme de ressentiment contre le temps qui passe.

S’inspirant de Nietzsche et Hegel, elle explique en effet que le passé, ce temps du « il était », est la seule chose qui échappe à la volonté de toute puissance des postmodernes, de sorte que ces derniers en conçoivent un grand désir de vengeance et de destruction du legs historique.

Ici s’origine la tentation nihiliste de la tabula rasa propre à toutes les révolutions violentes, or les transformations contre nature infligées au chant d’église à la fin des années 1960 se voulaient précisément révolutionnaires, portées par l’illusion d’une libération définitive de l’Histoire.

Alors que la constitution Sacrosanctum Concilium [5] est très claire sur le maintien de la prééminence du chant grégorien dans la vie de l’Église romaine, on commença donc par le rayer de la carte, en se réfugiant derrière le double argument de la complexité et du latin.

Il n’est pas inexact, d’après certains témoins de cette époque que nous n’avons point connue, d’affirmer que le chant grégorien d’après-guerre avait parfois été défiguré au point de le rendre détestable et abscons à tout une génération de fidèles ayant accueilli avec soulagement le passage au chant en langue vernaculaire.

Cependant, n’était-ce pas plutôt à un renouveau de la pratique grégorienne qu’il eût fallu s’atteler ? Au lieu de quoi, on remplaça les kyriale pluriséculaires par d’insipides mélodies tonales supportant la totalité des rubriques à l’aide des mêmes accords.

Cet affadissement de l’ossature même de la liturgie préparait la voie au grand paradoxe d’une participation mal comprise des fidèles dans le nouveau missel de Paul VI : alors que l’assemblée était censée s’associer davantage que par le passé à l’actio liturgique, voilà qu’on rabaissait la portée du mystère de sanctification des âmes et des corps, par des textes mal traduits chantés à un niveau totalement profane.

Dès lors, la porte était ouverte à la grande dérive du kitsch que l’on connut dans les années 1970-1980, une période qui correspond à l’avènement de la chanson d’église. Puisque la société s’avérait incapable d’accéder à la mystagogie du grégorien et des cantiques traditionnels, il paraissait urgent que ce fût l’Église qui s’adaptât bon gré mal gré aux usages contemporains.

Or, il ne faut pas perdre de vue que les années 1960 avaient érigé la chanson radiophonique au rang de liturgie profane. Perçue comme le lieu d’une convivialité par-delà l’espace grâce aux ondes, elle servait à merveille, jusque dans ses textes, un idéal de fraternité universelle –peace and love- à une nouvelle génération traumatisée par les récits de guerre.

La convivialité chaleureuse universaliste devint donc le principal critère de composition pour une musique liturgique désireuse de « s’ouvrir à la pluralité du monde », et l’on vit la soul afro-américaine investir le répertoire par John Littleton, tandis que les harmonies blues colonisaient les accords de Jo Akepsimas.

Le prix de ce qu’il faut bien appeler une profanation du rite liturgique fut celui de l’horizontalité, que Geneviève Trainar définit ainsi : « la raison d’être du rite [devient] uniquement sociale et consiste à établir une relation entre l’individu et son groupe, en vue de sceller l’unité de ce groupe. »

En d’autres termes, on chantait pour se sentir bien ensemble, pour faire Église, d’où la redondance du concept de peuple de ceci ou de cela – de l’alliance, du partage…- dans les textes de cette époque.

Trainar poursuit : « Cette perspective revient à ne faire du rite qu’une cérémonie, puisque la cérémonie relève toujours du champ des institutions humaines. Comme telle, la cérémonie porte les caractères de l’époque qui l’a vu naître, mais aussi de l’arbitraire et de la convention, qui s’expriment au niveau du vécu par un sentiment de contrainte, et cela jusqu’au plan esthétique. [6] »

Crise de l’obéissance : la grande confusion des rôles et des langages

Il avait existé, dans les liturgies antéconciliaires, une dimension dialogale de la musique entre différents acteurs qui se répondaient entre eux : prêtre, orgue, schola, chantre, et ‒dans une moindre mesure, assurément ‒ assemblée.

En redonnant aux fidèles une plus large place, notamment par le biais de leur participation à plusieurs rubriques inconnues jusqu’alors (chant d’entrée, psaume, prière d’intercession, chant d’envoi), le missel de Paul VI n’entendait certainement pas éluder le mystère du sacrifice eucharistique, encore moins reléguer la place du célébrant à une fonction subordonnée à la mise en scène d’un nouveau venu : l’animateur.

Philippe Robert, compositeur liturge d’Outre-Quiévrain, rappelle volontiers que l’animateur fut à l’origine un laïc désigné pour guider l’assemblée dans le nouveau rite dominical, à l’aide de monitions qui avaient évidemment vocation à disparaître.

Au lieu de quoi l’animation des chants fut très vite perçue plus ou moins consciemment comme le lieu d’une prise de pouvoir sur le caractère de l’office, rétablissant, dans l’esprit des réformateurs qui s’y employèrent, un équilibre face à la place du prêtre jugée autrefois démesurée.

Comment ne pas y voir la conséquence des idées de mai 68 qui eurent tôt fait d’associer la figure d’autorité du prêtre à celle d’un paternalisme à abattre ?

Avec cette confusion des rôles entre clercs et laïcs, véritable anticléricalisme d’Église ( !), s’effaçait de facto le caractère rituellement initiatique de la messe et des chants qui en exprimaient le mystère ineffable (songeons à l’antique Introibo ad altare Dei).

En déniant au célébrant son rôle de pasteur consacré à l’introduction des fidèles aux saints mystères dominicaux, l’assemblée était brusquement réduite à un troupeau sans guide multipliant fébrilement les actes d’une liturgie dépourvue de sens et d’élévation, autorisant Georges Brassens, en l’occurrence porte-parole d’une piété populaire déboussolée, à fredonner son célèbre « Sans le latin, sans le latin, la messe nous emm… » !

Comme le souligne le Cardinal Sarah dans son dernier ouvrage [7], le signe le plus inquiétant de la perte du spirituel dans les offices de cette époque fut l’absence de silence, ce lieu où Dieu parle au cœur de chacun dans le secret de son âme. Or, comment faire silence lorsqu’il y a toujours à faire, dire ou chanter quelque chose ?

En outre, cette crise de l’obéissance au magistère et à l’autorité cléricale ne tarda pas à engendrer un infantilisme non seulement dans les formes chantées, mais à travers l’ensemble du rituel, conformément à la pensée de Bossuet : « Là où personne n’est le maître, tout le monde est le maître ; là où tout le monde est le maître, tout le monde est esclave. »

Le chant du psaume, magnifique intuition de Vatican II comme répons de l’assemblée à la Parole divine, devint une chorégraphie « gestuée ». Le chant de l’Agnus Dei, pendant lequel Jésus-Hostie est rompu en anamnèse de la Croix, fut réduit à une chanson sur la paix. Plus grave encore, les chants immémoriaux de l’office furent remplacés par une « hymnodie créative » censée supplanter rien moins que le Credo (« Je crois en Dieu qui chante ») ou le Sanctus (« Hosanna, Soleil de l’univers »).

De fait, pour Geneviève Trainar, « profaner va souvent de pair avec humaniser le sacré ».

En cherchant à rendre le mystère plus accessible, le chant d’église postmoderne parvint seulement à évincer totalement celui-ci de la messe, y substituant une exaltation du « célébrer ensemble » d’autant plus stérile que son principal destinataire – le Christ ‒ et son représentant – le prêtre‒ en étaient devenus les grands absents.

« Dès lors, enchaîne Trainar, le rite n’a plus pour fonction que de venir authentifier et sanctifier l’œuvre de l’homme, et l’on passe peu à peu à une vision humaniste et progressiste où l’ouverture eschatologique se confond avec celle des lendemains historiques. [8] »

Il y eut indéniablement une époque du chant marxiste d’église, dont les textes étaient profondément imprégnés d’une idéologie xénophile, tiersmondiste, voire anarchiste.

On chantait « l’aube nouvelle », « la libération des chaînes », « la fin des frontières », « le fidèle ouvrier », « le peuple du partage », jusqu’au « pain rompu pour un monde nouveau », dans une confusion très consciemment entretenue entre salut évangélique et libération des entraves sociales.

Ce répertoire, qui se maintient encore plus largement qu’on ne croit en France dans certains diocèses ruraux (Vendée, Savoie, Auvergne…) par le biais du fameux « petit livret rouge », a engendré des conséquences catastrophiques sur la pratique dominicale, dont la plus grave fut sans doute l’éloignement des jeunes, peu sensibles à la rhétorique progressiste de leurs parents, et surtout lassés d’être entretenus dans le magma informe et puéril de liturgies à l’horizontal. Car :

Non, l’histoire et la politique ne sauraient remplacer les rythmes naturels du cosmos, l’histoire sainte, les traditions reçues en Église qui médiatisent anagogiquement notre rapport à l’infini parce qu’ils sont eux-mêmes don de Dieu. [9]

Crise de l’intériorité : le grand diktat de l’émotionnel

À la croisée de la chanson d’église et du primat décrété de l’assemblée sur les clercs, toute une spiritualité musicale du pathos liturgique vit logiquement le jour. Il s’agissait de faire chavirer les corps et les cœurs par des cantiques jouant sur la corde sensible, afin que chacun eût l’impression de communier à une même empathie tangible, censée affermir les liens ecclésiaux. La célèbre chanson d’Alain Souchon associant « foule sentimentale » et « soif d’idéal » ne croyait pas si bien dire. En retirant à la messe son caractère ascensionnel vers le sommet de l’eucharistie, la postmodernité attisait le besoin de meubler le vide laissé par l’absence de mystère.

C’est ainsi que chacune des grandes étapes de l’office qui rythmaient autrefois l’approche de la table de communion fut insidieusement pervertie en autant d’occasions de célébrer un partage désacralisé des émotions humaines :

Chant d’introduction au mystère (introit) → Chant de rassemblement dans une maison.

Chant pénitentiel (kyrie) → Chant de déculpabilisation.

Chant de louange et d’adoration (gloria) → Chant de fête.

Chant de répons à la Parole divine (psaume/graduel) → Chant poétique [10].

Chant d’acclamation du Verbe révélé (alleluia) → Chant de « bonne nouvelle ».

Chant d’association au Sacrifice à venir (offertoire) → Procession des offrandes.

Chant d’association à la liturgie céleste (sanctus) → Louange du cosmos.

Chant de la fraction de l’hostie (agnus) → Chant de paix.

Chant d’action de grâce pour le sacrement reçu (communion) → Chant d’amour et de partage.

Rites d’envoi (ite missa est) → Chant de dispersion dans la joie.

Paradoxalement, l’entreprise de destruction du spirituel, c’est-à-dire de ce qui élève l’âme vers les réalités invisibles, dans le chant d’église aboutit à une sacralisation de l’émotionnel. Dans les textes de ces chants, on se forgeait une relation avec le Christ faite d’exclusivité possessive, exprimée à grand renfort de phrases infinitives, dont l’exemple le plus emblématique est peut-être le célèbre Trouver dans ma vie ta présence.

Sans entrer dans des considérations musicologiques trop pointues, il importe de se souvenir que l’Église, dans sa grande sagesse, a toujours œuvré, parfois difficilement, pour garantir un équilibre entre la nécessaire sobriété du chant liturgique et la théophanie engendrée par la beauté des harmonies.

C’est ainsi que le concile de Trente avait rappelé la stricte obligation de perceptibilité du sens du texte face au foisonnement, déjà, du théâtral et des passions humaines dans la musique d’église de l’époque [11].

Le chant grégorien, du fait de son dépouillement et de sa simplicité, du fait de la gratuité de sa composition anonyme, nourri par le ruminement de textes mis en musique dans une prière sur le long terme, constitue un modèle insurpassable en ce qu’il fait justement taire les passions de l’âme, entretenant même une sorte de silence mental [12].

Une certaine musique tonale, au contraire, joue de façon excessive de l’attraction suave engendrée par les pôles que sont la tonique et la dominante, au moyen de la bien-nommée « note sensible [13] ».

Alors que le chant d’église antéconciliaire évitait justement ce type de cadence « vulgaire » faisant immédiatement songer à la chanson de variété, un certain répertoire des années 1970 et 1980 en abusa jusqu’aux confins de la mièvrerie. On se mit à composer de séduisantes ritournelles agrémentées de vaporeux contre-chants instrumentaux, que l’on enregistra à l’aide de voix doucereuses : le résultat eût davantage convenu à un spot publicitaire télévisé qu’à une liturgie sacramentelle !

Or Geneviève Trainar rappelle fort opportunément que la beauté, qui devrait être le « critère du célébrer » en ce qu’il rend tangible l’invisible, dépasse de loin l’émotionnel.

Non pas que l’émotion soit un mal en soi, mais elle est un tressaillement qui doit nous mettre en chemin vers l’ineffable ; Fabrice Hadjadj va jusqu’à dire que, pour cela, la beauté doit même nous blesser, ce qui ne va pas sans une ascèse pour nous élever vers Celui auquel elle renvoie, au-delà du sentiment qu’elle nous communique [14].

Là se limite notre subjectivité attirée par tel ou tel effet de mode, tel style plutôt que tel autre ; la question ultime devant être : ce chant me grandit-il, me conduit-il à Dieu par sa beauté ?

La beauté d’un chant sacré est in fine irréductible à sa capacité d’émouvoir, car « cette affirmation du sensible [ne devrait pas être] sensuelle ou intéressée, car ce n’est pas directement la matérialité [du chant] qui plaira ; la matérialité est ici le support pour une forme, un ordre idéal qui vient l’habiter, et c’est cette cohabitation qui définit l’intérêt et le plaisir que nous portons à ce qui est beau. [15] »

* * *

D’aucuns verront peut-être dans la première partie de cette analyse une lecture insuffisamment nuancée de la réalité musicologique ecclésiale en cette période tourmentée des années 1970 et 1980.

Toute la musique d’église ne s’étant évidemment pas compromise dans les errements mentionnés plus haut, il importe de mentionner le nom de certains compositeurs qui eurent le très grand mérite de rester fidèles aux véritables prescriptions du concile.

Citons d’abord Jacques Berthier, chantre d’une musique chorale simple mais inspirée, adossée à des textes qui ont parfois vieilli sans jamais toutefois se compromettre avec l’esprit du temps.

Citons le Père Lucien Deiss, qui sut mettre en musique un choix judicieux de textes en français, tirés de la très hétérogène production hymnique caractéristique de cette époque, en particulier les très belles proses psalmodiques du Père Joseph Gelineau.

Citons enfin le Père André Gouzes, évidemment, liturge incomparable à la jonction des traditions occidentale et byzantine, dont il sera à nouveau question dans la seconde partie de cet article.

II / De l’Emmanuel à Ecclesia Cantic

Communautés nouvelles : le retour au sacré par un répertoire accessible

On peut penser ce que l’on veut des chants dits « charismatiques », si l’on juge un arbre à ses fruits, alors force est de constater que le renouveau du chant d’église fut essentiellement préparé par trois communautés nouvelles : l’Emmanuel, le Chemin Neuf et le Lion de Juda, devenu depuis la Communauté des Béatitudes.

Sur un plan purement musical, le chant charismatique de première génération (1980-1995), demeure pauvre, surtout lorsqu’il est harmonisé. Les compositeurs multipliaient les fautes d’harmonie (intervalles purs parallèles, cadences mal ficelées, mouvements mélodiques naturels contrariés), tandis que le recours systématique aux rythmes syncopés – sorte de signature identitaire ‒ contraignaient la prosodie à des convulsions confinant à l’inchantable.

Or il faut savoir que l’écriture musicale polyphonique obéit à des règles complexes qui ne sont pas innées ni ne se décrètent de soi : c’est un art authentique dont la maîtrise nécessite une véritable ascèse ! Pour le compositeur qui s’y livre, cette ascèse prend la forme d’un entraînement long et ardu, consistant à plier sans cesse les caprices de sa propre inspiration à des règles dictées par l’harmonie et l’équilibre des voix entre elles.

En outre, les premiers cantiques des communautés nouvelles apparaissent encore très dépendants de la sensiblerie dont il a été fait état plus haut, preuve qu’en musique d’église comme ailleurs, les évolutions ne sont pas linéaires et demandent du temps. Or c’est le génie de l’Esprit saint de travailler en profondeur les faiblesses de nos liturgies pour les purifier, faisant du neuf avec de l’ancien, autrement dit du beau avec de l’imparfait.

Le répertoire charismatique était certes très maladroitement composé, mais il rompait drastiquement avec les chants de l’époque précédente sur un point crucial : l’abandon de toute prétention idéologique implicite, et le retour d’une fidélité à la tradition ecclésiale dans les textes mis en musique. Non pas que la tradition hymnique en langue vernaculaire, si souvent brandie en étendard de la liberté par les contempteurs de ce nouveau genre, se fût tarie, mais elle cessa néanmoins de se montrer inféodée à la seule « inspiration » littéraire –et parfois politique- de ses auteurs. Surtout, les textes canoniques reprirent dans le répertoire chanté à l’église une place qu’ils avaient quasiment désertée : psaumes, extraits d’épîtres, paroles évangéliques du Christ, citations de l’Apocalypse, du Livre de la Sagesse, etc…

Dès lors, le caractère simple, parfois simpliste malheureusement, des cantiques de l’Emmanuel eut cependant cette vertu : permettre aux assemblées dominicales de renouer avec un trésor de spiritualité frappé de censure mutique pendant au moins deux décennies.

En l’occurrence, bien loin d’étrécir le champ des possibles en revenant aux textes bibliques ou patristiques, le chant charismatique démultiplia les thèmes liturgiques, faisant preuve d’une créativité inédite particulièrement féconde dans deux domaines : le chant marial et, surtout, le chant à l’Esprit Saint.

Cette confiance placée dans la puissance féconde du Souffle divin se traduisit dans la musique des communautés nouvelles par le surgissement simultané de chants consacrés à la louange et à l’adoration du Saint-Sacrement.

Un tel retour à une joyeuse intériorité avait déjà été largement préparé, il est vrai, par le travail fondateur de la communauté de Taizé, dont les intuitions visionnaires permirent à une jeunesse chrétienne désormais mondialisée de se reconnaître à nouveau dans le chant liturgique, grâce à de nouveaux cantiques mettant volontiers l’accent sur l’oraison, l’espérance et l’action de grâce.

Ce n’est certainement pas sans raison que le premier germe d’une renaissance du chant d’église vit le jour au sein de liturgies communautaires. Monastique, laïque ou sacerdotale, la communauté de vie chrétienne a toujours constitué le rempart le plus efficace contre toutes les tentatives d’hérésies personnalistes menaçant de rupture la communion ecclésiale.

Dans son chapitre intitulé Profaner ou célébrer, Geneviève Trainar rappelle opportunément, citant saint Séraphin de Sarov, que la liturgie chrétienne devrait être source d’une paix profonde du cœur, symétrique de la gloire céleste dont elle nous laisse goûter les prémisses.

Or, écrit-elle, « cette paix profonde ne résulte pas d’un pacte, mais d’une conversion et d’une sanctification, fruit non tant du dialogue que de la communion [16]. »

In fine, on pourrait dire que le répertoire charismatique opéra un retour salutaire de l’ordre liturgique des choses : le Christ à la tête, notamment sous sa forme eucharistique dans l’adoration, et les fidèles rassemblés par l’Esprit sous la protection maternelle de la Vierge Marie.

La révolution Benoît XVI : la beauté conduit à la vérité

Vers le milieu des années 1990, ceux que les sociologues ont surnommé la « génération Jean-Paul II » commencèrent à sortir de l’adolescence. Or leur passage à l’âge adulte demeura fortement marqué par le rituel des Journées Mondiales de la Jeunesse, notamment celles de 1997 à Paris pour les jeunes Français.

On ne saurait minimiser le rôle joué par tout un répertoire spécialement composé pour ces grands rassemblements dans la prise de conscience, auprès des jeunes de ce temps, que la beauté liturgique vécue dans une communion de prière donne la force de témoigner de sa foi.

Avec les vingt années de recul qui nous séparent de cette période, il est possible de voir dans la préoccupation de saint Jean-Paul II pour la musique liturgique à la fin de son pontificat, le point de départ de l’actuel engouement pour la composition de nouveaux chants de messe polyphoniques, et ce à travers l’ensemble de la chrétienté.

Cependant ce fut assurément l’œuvre remarquable de Benoît XVI qui assura une pérennité à l’élan impulsé par son prédécesseur. Ce fut une formidable grâce de la Providence que de voir se succéder sur le trône de Pierre deux artistes musiciens, ayant l’un comme l’autre fréquenté le beau chant liturgique dans leur jeunesse !

Sans parler de son maître-ouvrage, L’Esprit de la liturgie [17], le site Eucharistie Sacrement de la Miséricorde [18] recense pas moins d’une trentaine d’interventions de Joseph Ratzinger concernant le rapport entre liturgie et musique sacrée (au sens large : chant d’église et œuvres destinées au concert spirituel) au cours de son pontificat.

Lors de sa venue à Paris en septembre 2008, Benoît XVI prononça deux phrases qui appelèrent à une conception profondément renouvelée du chant d’église.

La première figure au centre du discours des Bernardins, cet inépuisable trésor d’intelligence et d’inspiration réaffirmant le génie propre de l’occident chrétien :

Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. [19] [20]

Le chant liturgique ouvre le Ciel ! Dès lors, comment se contenter de médiocrité et d’arbitraire ? Comment chercher à imposer son style personnel, sa « sensibilité » lorsque l’on prend soudain conscience de participer humblement à une œuvre de glorification qui s’inscrit dans les siècles des siècles ? Cela invite à une humilité salutaire, mais surtout à retrouver la composition comme fruit d’une lectio divina du texte à mettre en musique.

La seconde phrase fut prononcée sur le parvis de Notre-Dame-de-Paris, face à une foule innombrable de jeunes qui impressionna les médias ; le Saint-Père dit : « Jeunes, je vous confie la Croix ». Le silence qui suivit cette déclaration de confiance, de foi en la spiritualité renaissante de la jeunesse fut tel qu’on put ressentir la Brise de l’Esprit qui, flottant sur la Seine, embrasa les cœurs.

A partir de ce moment, beaucoup comprirent que le chant d’église ne pouvait se concevoir qu’à la croisée de la louange et du cri de détresse vers Dieu, sans jamais occulter l’une ou l’autre de ces deux dimensions inséparables.

La louange conviviale pour oublier ses soucis est spirituellement aussi stérile que la morbidité de cantiques dont l’espérance est à horizon humain.

En rappelant cette merveilleuse perspective de la participation dès ici-bas à la liturgie céleste, mais à l’unique condition de crier vers Dieu avec le Christ sur la Croix, Benoît XVI mettait les liturges en garde contre ces deux excès qui guettent sans cesse le chantre d’église : le divertissement et l’autocélébration.

Une fois ce préalable affirmé, le Saint-Père put appeler clercs et laïcs responsables de la mise en œuvre liturgique à davantage de respect du rite dominical, de sorte que par les chants et les gestes choisis, soit hâtée et facilitée l’œuvre de rédemption de l’Esprit dans les âmes par les corps.

En effet, rappelle Geneviève Trainar, « en assumant un corps humain, le Dieu vivant a fait don aux hommes du culte en vérité. Il a fait passer par le corporel et le temporel la route qui conduit vers Lui. [21] » Et de citer Joseph Ratzinger : « Nous sommes assignés par et pour le Logos précisément dans notre corps […] afin que le véritable actio liturgique de Dieu, dépassant l’acte du culte, entre dans notre vie et hâte la transformation du monde. [22] » 22

Or, partout où cela s’avère possible en vue d’évangéliser les cœurs, quel meilleur témoin de la beauté de Dieu que la musique sacrée issue de l’inépuisable tradition occidentale ? En 2003, Louis Hage, président du Consociatio internationalis musicæ sacræ pouvait rappeler :

À notre époque précisément, où la musique de tout genre est omniprésente, on n’a jamais fini de mettre suffisamment en valeur la grande importance psychologique et pastorale de la musique sacrée authentique. Le temps est venu d’arrêter l’iconoclasme musical. La jeune génération, à laquelle on a arraché la grande musique liturgique de l’histoire de l’Église, a le droit de connaître et de vivre cette forme hautement authentique et élevée de la liturgie. Bannir le « thesaurus musicæ sacræ » (Concile Vatican II) de la liturgie pour le réserver à des concerts équivaut à transformer les cathédrales en salles de concert. [23]

Pour Benoît XVI, le « grand répertoire » de la musique sacrée doit donc être non seulement entretenu mais utilisé régulièrement en liturgie, notamment dans les moments où son inscription harmonieuse dans l’ordo missae permet aux fidèles d’approcher le mystère sacramentel du sacrifice eucharistique : processions d’entrée et de sortie, psaume, offertoire, action de grâce après la communion :

La réponse grande et pure de la musique occidentale s’est développée dans la rencontre avec ce Dieu qui, dans la liturgie, se rend visible à nous par Jésus Christ. Cette musique est pour moi, une démonstration de la vérité du christianisme. Là où se développe une telle réponse, il y a eu cette rencontre avec la vérité, avec le vrai créateur du monde. C’est pourquoi la grande musique sacrée est une réalité de haute portée théologique dont la signification perdure pour la foi de toute la chrétienté, même s’il n’est absolument pas nécessaire qu’elle soit exécutée tout le temps et partout. D’autre part, il est clair qu’elle ne saurait disparaître de la liturgie et que sa présence peut être une forme de participation spéciale à la célébration sacrée, au mystère de la foi. [24]

Ecclesia Cantic : le dépôt intégral de la tradition au service de la nouvelle évangélisation

En mai 2016, est lancée la première édition du congrès Ecclesia Cantic pour la formation des jeunes à la musique liturgique, accueillie par Mgr de Kerimel au Sacré-Cœur de Grenoble. Sans beaucoup de publicité, plus de six-cents jeunes de toute la France répondent présent, mus par un formidable désir de se perfectionner en vue de la mission par le chant.

Outre un temps d’évangélisation dans les rues par petits chœurs d’une vingtaine de chanteurs, chaque congressiste choisit trois classes de maître réparties sur les deux jours de rencontre, parmi une multitude de disciplines proposées : technique vocale, écriture polyphonique, direction de chœur, direction d’assemblée mais aussi chant grégorien, animation d’une veillée d’adoration, d’obsèques, de mariage, …

Pour assurer ces classes de maître, l’équipe organisatrice n’a pas eu froid aux yeux : elle est allée s’assurer le concours des meilleurs spécialistes de chaque domaine étudié : Mgr Marco Frisina, compositeur mondialement connu, Fabrice Hadjadj pour l’esthétique et l’anthropologie musicale, Frère Patrick Prétot, moine de la Pierre-qui-Vire pour la liturgie…

Tous, sans exception, acceptent !

Le succès, colossal et immédiat, apparaît symptomatique d’une attente gigantesque, de la part d’une jeunesse avide de vivre en « chrétiens compétents » au service du monde, consciente de la très grande portée évangélisatrice du chant liturgique pour gagner les âmes au Christ.

Au cœur du congrès, un concert spirituel faisant église comble donne à entendre les chants récemment composés par toute une nouvelle génération de compositeurs de qualité : Erwan de Gevigney, Benoît Collet, Martin Szersnovicz, …

Fort de cette première expérience, le congrès est relancé en novembre 2017 à Paris, réunissant cette fois plus de 1300 jeunes venus de la France entière ; les congressistes s’avèrent si nombreux que l’immense église Saint-Sulpice peut à grand peine contenir le public et les chanteurs du concert spirituel ! Entre temps, Mgr Gobilliard a repris le patronage de l’événement tandis que l’offre de classes de maître s’est encore diversifiée, proposant désormais vingt-quatre disciplines différentes.

Comment expliquer un tel engouement ?

Aujourd’hui les intuitions de Benoît XVI expliquées plus haut ont été largement reçues et comprises par toute une génération de catholiques se vivant comme le « sel de la terre », minorité agissante au sein du corps social. La question de la mission ne se pose même pas pour eux : elle est au cœur de leur engagement de chrétiens. Pour les jeunes catholiques des années 2010, notamment, l’Église est perçue comme une famille aimante, non comme une marâtre contraignante, et son enseignement magistériel compris en tant que socle sécurisant à prendre très au sérieux.

Or la beauté du chant polyphonique sacré, portée par le succès des Dei Amori Cantores et relayée par les « routes chantantes » ‒ces pèlerinages d’évangélisation par la musique qui se développent exponentiellement dans toute la France‒, est désormais unanimement regardée comme le canal privilégié pour faire toucher du doigt, de manière puissante et immédiate, l’amour du Christ et la grandeur de la Révélation chrétienne au sein de la communion d’Église.

Dans une polyphonie inspirée, chaque voix est à la fois unique et indissociable des autres, selon une mystique comparable à celle des membres du Corps du Christ exposée par saint-Paul dans l’Épître aux Corinthiens [25]. Le principe d’unité en est l’Esprit-Saint, qui non seulement a guidé l’inspiration du compositeur dans son écriture, mais traverse aussi les gestes pneumatiques du chef de chœur transmis à l’âme de chaque chanteur. L’Esprit dans le chant d’ensemble est ce principe holistique qui procure à l’auditeur l’incroyable impression de ne percevoir qu’une seule voix, un seul élan, un même souffle ; alors même que chaque chanteur compte, par sa contribution essentielle et irremplaçable à la circulation de l’énergie musicale [26].

Chantions-nous à plusieurs voix dans le Sein du Père avant notre naissance ? La question peut prêter à sourire. Cependant, rien n’éveille plus puissamment dans le cœur de l’homme la nostalgie de Dieu que la polyphonie vocale, alors…

Pour Geneviève Trainar citant Kierkegaard, cette « mémoire de l’immémorial » est en réalité comme un

temps retrouvé de la recherche duquel la mémoire psychologique désespère. C’est peut-être parce que cette mémoire rituelle s’inscrit dans le corps et dans l’âme qu’elle fait accéder le fidèle au temps par excellence, parce qu’il n’est d’aucune époque : in illo tempore, disent les Évangiles. [27]

Pour nous musiciens, cette phrase constitue à la fois une clé de compréhension et un cahier des charges. Un chant d’église, s’il s’inscrit légitimement dans une esthétique et une temporalité, ne devrait jamais sacrifier aux effets de mode en se conformant au monde, mais bien être, si exigeant cela demeure-t-il, un modeste reflet de la musique éternelle entendue in illo tempore.

Ceci explique au passage pourquoi on continue de prier en écoutant les Passions de J.S. Bach trois siècles après : la musique de Bach n’appartient pas à son compositeur, elle est comme une théophanie de Celui qui a librement disposé des talents de Son serviteur abandonné à la grâce !

In illo tempore désignant à la fois toutes les époques et aucune en particulier puisqu’il s’agit du « temps du Royaume », aucune musique d’église digne de ce nom ne peut faire l’économie de la tradition, cette trame d’inspiration de la Révélation au cours des siècles dont nul ne saurait s’abstenir. Le renouveau contemporain de la musique sacrée semble l’avoir enfin redécouvert : la tradition n’est pas un carcan inamovible de vieilleries, mais bien ce terreau nourricier d’où jaillit toute nouveauté réelle, en permanente recomposition sous les effets combinés de l’inspiration spirituelle et du génie humain.

Lorsque, dans les années 1970, le P. André Gouzes résistait aux sirènes de la variété cérémoniale depuis l’abbaye de Sylvanès, il se souvenait d’abord, faisant acte d’humilité fondatrice, que des centaines de moines d’Orient et d’Occident avaient utilisé les modes de l’octoechos [28] avant lui. C’est pourquoi sa musique liturgique, utilisée encore aujourd’hui dans de nombreux monastères, est indémodable.

À notre époque, la nouvelle génération de compositeurs de chants d’église semble avoir compris l’intérêt de ne pas écrire ex nihilo mais s’appuyer sur l’enseignement des grands maîtres, certains recouverts par l’anonymat des siècles, qui les ont précédés.

Elle semble fort heureusement dépasser les querelles d’autrefois entre allergiques au latin, « dévisseurs d’ampoules » survoltés, traditionnalistes poussiéreux pour ne retenir que le meilleur de chaque esthétique, avec la prière comme support et la beauté pour horizon, afin de ramener toujours et encore à la figure du Christ.

En effet « la tradition, conclut Trainar, transmet l’immémorial du passé qui n’est qu’un autre nom pour dire le germe d’éternité enclos dans ce passé, cela même qui intéresse notre présent au plus haut point puisqu’il lui ôte sa dimension transitoire pour le reconduire vers l’éternel [29] ».

On pourrait ajouter que pour être fécond, le legs de la tradition devrait toujours être envisagé dans sa totalité, dans la mesure où la réalité de l’Église et du rite chrétien a toujours englobé une multitude de charismes et de modes d’expression.

La lecture du remarquable dossier pédagogique [30] figurant dans le carnet du participant à Ecclesia Cantic suffit à se persuader du recul qu’ont pris les jeunes musiciens d’église par rapport aux « combats de sensibilités » qui agitaient encore l’Église en France il y a vingt ans. Peu à peu, le chant grégorien semble reprendre ses droits. Très lentement dans les liturgies dominicales, mais les formations diocésaines font partout le plein ! Mais surtout, désormais les musiciens se forment sérieusement, dans un esprit de transmission et de responsabilité vis-à-vis des générations futures. Ça et là, des maîtrises de cathédrales renaissent, et des schola dans les paroisses ; on forme les animateurs à une efficacité plus discrète. Les séminaires eux-mêmes se préoccupent à nouveau de former les futurs prêtres à la pose de la voix ainsi qu’à un minimum de compétences en musique liturgique.

Il reste beaucoup à faire, notamment en milieux défavorisés mais la demande est partout présente, signe que le renouveau est réel.

Pour conclure, laissons le dernier mot au Pape Benoît XVI qui formulait en ces termes la mission d’une musique liturgique authentique :

Ici et maintenant, […] la musique doit permettre aux hommes en prière d’entrer en communion avec le Christ. Elle doit leur rester accessible, mais en même temps les conduire plus loin, […] dans la direction indiquée par une concision indépassable : sursum corda, élevons notre cœur – le cœur, c’est-à-dire l’homme intérieur, le tout de la personne, en haut, dans la hauteur de Dieu, dans cette hauteur qui est Dieu et qui, dans le Christ, touche la terre, l’attire à lui et l’élève jusqu’à lui [31].

Olivier Bardot, né en 1975, marié, cinq enfants. Etudes littéraires et musicales. Direction d’ensembles vocaux au conservatoire supérieur de Paris. Directeur musical du Choeur Stella Maris. Compositeur de musique liturgique. Formateur musical au séminaire de la communauté Saint-Martin.

[1] Geneviève Trainar, Transfigurer le temps : Nihilisme, Symbolisme, Liturgie, Ad Solem, 1980/2003, p. 7. Ouvrage abrégé GT pour les notes suivantes.

[2] GT, p. 31.

[3] Olivier-Thomas Venar, postface de GT, p. 105.

[4] François-René de Chateaubriand, Maximes et pensées, présentées par André Silvaire, 2003, Éditions du Rocher, p. 49.

[5] Notamment au § n°116 :« L’Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine. C’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales par ailleurs, doit occuper la première place. Les autres genres de musique sacrée, mais surtout la polyphonie, ne sont nullement exclus de la célébration des offices divins, pourvu qu’ils s’accordent avec l’esprit de l’action liturgique ».

[6] GT, pp. 59-60.

[7] Cardinal Robert Sarah, La force du silence, Fayard, 2017.

[8] GT, pp. 65-66.

[9] GT, pp. 66-67.

[10] Le fascicule de préparation au baptême Fêtes et saisons continue, de manière invraisemblable, de proposer ce choix d’un « autre chant » en lieu et place du psaume pendant la célébration du sacrement !

[11] Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594) fut le plus célèbre chantre du style sobre et épuré voulu par cette époque de la contre-réforme catholique.

[12] Nous empruntons cette admirable idée à Louis-Marie Vigne, directeur fondateur du Chœur grégorien de Paris. Le « silence mental » constitue selon les musicologues médiévistes la principale raison d’être de ces thème mélodiques et cadences récurrents, bien connus des grégorianistes, qui dispensent le chantre d’avoir à réfléchir et le disposent ainsi pleinement à la contemplation du mystère exprimé par le texte.

[13] Dans les huit modes harmoniques anciens, la tonique fixait la base du ton correspondant au repos, le plus souvent la note finale de la mélodie, tandis que la dominante désignait la corde de récitation également appelée teneur. Vers le milieu du XVIIIème siècle, l’harmonie tonale codifiée en France par Jean-Philippe Rameau restreint le langage musical à seulement deux modes –majeur et mineur‒, faisant évoluer la notion de dominante vers un état de tension harmonique –grâce à la note sensible‒ appelant irrésistiblement le retour vers la tonique. Le mouvement opéré par la résolution naturelle de cette tension, appelé cadence parfaite, caractérise la musique d’époque classique (Haydn, Mozart, CPE Bach…), mais aussi une grande part de la chanson populaire et de variété. L’utilisation exclusive du langage tonal en liturgie sclérose selon nous le discours musical, le privant de la souplesse et des multiples caractères que lui assurait jadis la musique modale (voir aussi note 28).

[14] Conférence sur la beauté prononcée à Grenoble lors du 1er congrès Ecclesia Cantic en mai 2016.

[15] GT, p. 73.

[16] GT, p. 72.

[17] Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, Herder Verlag, 2000 ; Ad Solem, 2001 pour la trad. française.

[18] ESM : http://eucharistiemisericor.free.fr/ Nous nous permettons de mettre en garde nos lecteurs sur le caractère abusivement critique de ce site envers certains choix du pape François. C’est sa remarquable recension des textes de Benoît XVI qui nous intéresse évidemment ici.

[19] Joseph Ratzinger, Discours prononcé le 12 septembre 2008 au Collège des Bernardins, Paris. (https://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura.html) Le passage ici cité figure en fin du § 5.

[20] C’est nous qui soulignons.

[21] GT, p. 96.

[22] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 121 dans la traduction française de G. Catala et G. Solari, Ad Solem, Genève, 2001.

[23] Louis Hage, Cent ans du Motu Proprio de SS. Le Pape saint Pie X dans ses rapports avec le culte et la culture, 2003.

[24] Joseph Ratzinger : discours prononcé par le pape émérite le 6 juillet 2015 en recevant deux doctorats honoris causa de l’université pontificale Jean-Paul II et de l’Académie de musique de Cracovie, cité par https://fr.zenit.org/articles/la-qualite-de-la-musique-et-la-rencontre-de-dieu-par-benoit-xvi/ (c’est encore nous qui soulignons).

[25] Saint Paul, 1 Co 12.

[26] Voir à ce sujet le magnifique ouvrage du grand chef d’orchestre Daniel Barenboïm : La musique éveille le temps, Fayard, 2008.

[27] GT, p. 49.

[28] Octoechos : organisation de l’harmonie musicale selon huit modes (quatre modes authentes et quatre autres plagaux) répandue par les savants de la cour carolingienne selon les théories de l’antiquité tardive (Boèce, Bède le Vénérable…), elles-mêmes s’inspirant de la modalité grecque dont les sources remontent au VIème siècle avant JC.

[29] GT, p. 53.

[30] Rédigé par le P. Nicolas Troussel et Joseph Thirouin, normalien.

[31] Joseph Ratzinger, Un chant nouveau pour le Seigneur. La foi dans le Christ et la liturgie aujourd’hui, Paris, Desclée-Mame, 1995, p. 147.

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