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Nouveauté du Christ et renouvellement des humanités

Vincent Carraud

Nova et vetera  : sacrements et humanités

Le titre de la présente communication, Nouveauté du Christ et renouvellement des humanités, se présente d’emblée comme équivoque : quel rapport peut-il y avoir entre ce que les chrétiens confessent comme la nouveauté radicale, décisive et définitive du Christ — la nouveauté à tout jamais unique de l’événement absolu —, et le renouvellement d’une culture ou de ce qu’on appelle les humanités ? La difficulté de ce titre ne fait que porter à l’explicite la difficulté constitutive de l’ensemble de ce Symposium, qui requiert d’entendre son intitulé autrement qu’historiquement : Le Christ, source d’une culture nouvelle. Cette difficulté se décline triplement.

1/ Chronologiquement : comment en effet entendre que le Christ soit source d’une culture nouvelle au seuil du nouveau millénaire ? N’est-ce pas jouer sur les mots que de s’efforcer de conférer une pertinence chronologique à ce dont la “ nouveauté ” date d’il y a deux mille ans ? Comment le Christ aurait-il encore un avenir — autre que parousiaque —, c’est-à-dire un devenir historique devant lui ? Et la supposition d’un Christus culturaliter redivivus ne serait-elle pas contraire à l’expression même de la foi, pour laquelle l’Incarnation du Dieu qu’elle confesse est nécessairement datée : né sous Hérode roi de Judée, Quirinius étant gouverneur de Syrie, mort sous Ponce Pilate. Comment ce qui est passé, et conçu à ce point comme passé que nous n’avons rien de mieux à faire qu’à en faire mémoire, pourrait-il devenir notre contemporain dans la tâche de construire le monde de demain ? Comment ce qui nous est toujours déjà donné pourrait-il avoir valeur prospective, voire programmatique ? A l’évidence, le titre que Son Eminence le cardinal Poupard a fixé à ce Symposium a une fonction provocatrice, et même subversive des discours aujourd’hui dominants : contre tous les faux prophètes qui annoncent la fin des temps, contre les millénarismes morbides et délétères ou les chiliasmes fascinés par l’embrasement final, bref, contre l’air du temps, que chacun se plaît à sentir pestilentiel, réaffirmer calmement la santé du christianisme, et peut-être même sa nouveauté [1]. Mais peut-on sérieusement aller plus loin que la provocation ? Suffit-il de l’exhiber du trésor de l’Église (Mt 13, 52) pour faire passer pour nouveau l’ancien, le très ancien même ?

2/ A tout le moins faudrait-il disposer d’un concept non chronologique de nouveauté, c’est-à-dire se donner les moyens de penser l’actualité de l’événement décisif, bref une nouveauté absolue, à la fois unique — donc non renouvelable —, mais, en tant qu’unique et pour cela même, réitérable. Ce concept non chronologique de nouveauté est entièrement assumé par celui de sacrement, singulièrement le sacrement de l’eucharistie. Le sacrement, c’est ce que le christianisme — le Christ lui-même — a inventé pour conserver au Nouveau toute la puissance de sa nouveauté : il redonne le principe, actualise l’événement pourtant passé, réitère l’unique, donne la présence de ce qui n’est plus présent. Le sacrement “ présencifie ” : non pas représente (car le Christ n’est pas l’objet d’une représentation eucharistique), mais nous rend les contemporains de l’unique événement christique, c’est-à-dire nous rend présents au Christ lui-même. En ce sens, l’affirmation selon laquelle le Christ est la nouveauté même est un lieu commun de la théologie : mais elle impose de l’entendre de la nouveauté salvatrice, c’est-à-dire des sacrements que prodigue l’Église, dans cette temporalité de la fin des temps qui est celle de l’Église [2]. Le Christ est nouveau aujourd’hui encore parce qu’il nous rend nouveaux en nous faisant vivre d’une vie nouvelle (Rm 6, 4), lui qui rend toute chose nouvelle, comme dit saint Irénée, commentant 2 Co 5, 17 (Ecce facta sunt omnia nova) ou Ap 21, 5 (Ecce nova facio omnia) : “ Qu’est-ce que le Seigneur a apporté de nouveau par sa venue ? Eh bien, sachez qu’il a apporté toute nouveauté, en apportant sa propre personne annoncée par avance : car ce qui était annoncé par avance, c’était précisément que la Nouveauté viendrait renouveler et vivifier l’homme ” [3]. La nouveauté du Christ n’est plus à entendre seulement au sens subjectif du complément, mais elle signifie la nouveauté que nous acquiert le Christ, qui fait de nous, par les sacrements, des créatures nouvelles. Comprendre cela, qui est constitutif de la foi chrétienne, c’est comprendre que la nouveauté christique ne saurait se dire culturellement [4], mais seulement sacramentellement. Car la culture, quelles qu’en soient les déterminations philosophiques plus précises, est œuvre de représentation, non de présence (parousia) ou, oserions-nous dire, de “ présenteté ” (notre nouveauté en tant que présence au Christ).

C’est pourquoi le christianisme n’est pas substantiellement lié à une culture. En découle d’abord son universalité culturelle : c’est parce qu’il n’est pas d’essence culturelle que le christianisme peut se dire dans toutes les cultures. En procède ensuite sa fécondité paradoxale. Car si la foi a un effet culturel, cet effet n’en est jamais le but ; les chrétiens proposent au monde leur foi parce qu’ils la croient vraie, et parce qu’ils croient que le Christ sauve, non parce qu’elle serait le moyen d’une plus grande maîtrise culturelle sur le monde [5]. Plus même, on peut opposer à ce titre la nouveauté décisive du christianisme, dans la jeunesse éternelle de l’Église, à la vieillesse du monde et de sa “ culture ”. Nul mieux que Cyprien n’a développé ce thème, opposant à la décrépitude du monde la nouveauté de l’humanité divinisée telle qu’elle se constitue dans l’Église : “ dans un monde vieillissant, […] elle [sc. l’Église] n’est pas atteinte par ce vieillissement. Elle est au contraire animée d’une vitalité (uigor) qui ne connaît pas la discontinuité […]. Peu importe, dès lors, que le monde s’effondre comme une vieille bâtisse. Les chrétiens appartiennent déjà à un autre monde. D’où leur dédain de la vie présente : pourquoi vouloir rester dans une maison dont les murs croulent, dont le toit s’effondre ? ” (Ad Demetrianum, § 3) [6]. Le pessimisme était donc de rigueur, à tout le moins de lucidité, quant à l’avenir du monde, la joie quant à l’avenir de l’Eglise — cette tension constitutive du message paulinien se vérifie quand on constate que c’est la dimension eschatologique du christianisme qui a produit les actions les plus urgentes et les plus efficaces pour secourir le prochain comme pour exprimer la gloire de Dieu [7]. C’est en cherchant à parer au plus pressé, à bâtir dans le provisoire, à satisfaire à l’urgent — ce qui est proprement le mode chrétien d’habiter le monde [8] — que le durable s’est installé, ce que nous appelons “ culture ” ou “ civilisation ” depuis le XIXe siècle. Souligner cette tension ou cette ambiguïté [9] constitutives du christianisme, c’est creuser l’écart entre la radicalité du salut qui nous vient des sacrements et la vanité de la prétention à une culture nouvelle — rien ne serait plus dangereux que de proposer au monde de demain, sous couvert de christianisme, un modèle culturel. Si les chrétiens ont à proposer au monde une nouveauté, ce n’est pas celle de leur culture, mais celle, autrement plus radicale, des sacrements de leur Église, singulièrement du kérygme eucharistique par lequel le mémorial vaut seul comme annonce (1 Co 11, 26). Il faut donc en tirer la conséquence qui s’impose : contre la culture [10] — et la sagesse — des grecs, les chrétiens ont pensé la folie du sacrement, qui est cependant plus grande sagesse (1 Co 1, 20-25). Voilà ce qu’est renouveler l’humanité de l’homme — mais non renouveler les humanités.

3/ Si enfin l’on se tourne vers la notion de culture elle-même, on est confronté à la troisième forme de la même difficulté, symétrique en quelque sorte de la seconde.

a) D’abord, parce qu’on découvre que ce que nous appelons notre culture, c’est le christianisme même. Que le message évangélique ait modifié la culture antique, qu’il ait imposé de nouveaux modes de pensée, qu’il n’ait pu être compris dans la conceptualité grecque, mais qu’il n’ait pu se comprendre qu’en recourant aux philosophèmes de la tradition grecque, qu’il ait instauré une nouvelle sagesse, tout cela a été bien établi. Qu’à ce titre il ait été source se comprend aisément, et même source d’une culture nouvelle dans l’Antiquité, cette culture (pour l’essentiel le moyen-platonisme) en fût-elle devenue essentiellement problématique : qu’il suffise d’évoquer un livre majeur de Jean Daniélou, Message évangélique et culture hellénistique [11]. Depuis les Pères — même les détracteurs les plus sévères de la culture antique — christianisme et humanités sont constitutivement liés, qu’il s’agisse de considérer les humanités comme une preparatio evangelica, comme des spolia Aegyptiorum (les dépouilles des Égyptiens, Ex 3, 21-22 ; 12, 35-36), ou autrement encore, et les vérités partielles (ek merous) qu’elles recèlent (la sagesse des nations) comme des logoï spermatikoï (des traces séminales du Verbe, Justin), kat’emphasin (Clément), ou autrement encore. Or la culture nouvelle dont le Christ a été la source s’est confondue, depuis deux mille ans, avec le christianisme même. Autrement dit encore : c’est précisément parce qu’il n’est pas nouveau, mais ancien, que le christianisme s’est constitué comme une culture, s’est sédimenté, pour employer une comparaison husserlienne [12], jusqu’à former le sol même sur lequel nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons [13]. Ce sol est sans doute divers et accidenté, mais la matière première qu’il recèle, et sans doute sa matière principale, est chrétienne. La stratification culturelle admet du moins cette constante fondamentale. Ce qu’on appelle les humanités, ce n’est pas autre chose que la capacité à puiser dans telle ou telle de ces strates successives, à exploiter tel ou tel gisement encore enfoui. Mais alors la crise du christianisme et la crise des humanités sont fondamentalement liées. Si la culture, c’est pour nous le christianisme lui-même, non seulement son renouvellement ne sera pas facile, peut-être même sera-t-il impossible. Mais surtout, il ne pourra qu’être une renaissance.

b) Ensuite, parce que l’essence même de la culture est d’être renaissance. La culture ne connaît quant à elle que des renouvellements ou des renaissances. Toute l’histoire culturelle occidentale est l’histoire de retours successifs à l’origine, ou à ce qu’une époque considérait tel ; ce qu’on appelle en français depuis le XIXe siècle encore “ Renaissance ” n’est que le mouvement plus visible et le plus manifeste de ces tentatives, en réalité permanentes, de revenir à une Antiquité oubliée ou occultée ; on sait que la notion de “ renaissance ” pourrait aussi bien qualifier un Jean Scot Erigène qu’un Pétrarque [14], un Erasme [15] qu’un Lubac, qui, l’un comme l’autre, rendent vie aux “ Sources chrétiennes ”. A tous conviendrait sans doute le mot si fort, qu’on peut entendre jusqu’à l’oxymore, de Pierre Damien : Mea grammatica Christus, ma littérature, c’est le Christ [16]. On ne revient à l’origine — à la source —, c’est-à-dire à un passé lointain et donc non restaurable (et pour une part mythique ou fictif) que pour s’opposer à un passé plus récent, bien réel celui-là, et dont on ne veut plus. On ne revient à … que pour partir de …, et, comme la langue le marque bien, partir de, c’est c’est non seulement procéder de, mais aussi quitter. Ce qu’enseigne la comparaison fluviale de la source, c’est le modèle d’une irréversibilité, l’irréversibilité d’un cours, d’un flux : jamais l’eau qui s’écoule ne remonte à sa source. Le propre de l’Incarnation est d’être un événement irrépétable, une origine d’avec laquelle nous ne pouvons mesurer qu’une différence, un écart incomblable. Bref, à la nouveauté à jamais singulière de l’avènement christique, qui a eu lieu une fois pour toutes (ephapax, comme y insiste l’épître aux Hébreux [17]), il faudrait opposer la prétendue nouveauté sans cesse renouvelée de la culture, qui n’évolue qu’en revenant perpétuellement en arrière. En effet, l’essence de la culture est d’être restauration et non instauration, réminiscence et non présence en personne, mémoire et non mémorial.

Mais, comme on sait, la culture des humanités (les sciences humaines), c’est aussi ce qui, pour une part importante, sinon essentielle, a été acquis par différence d’avec les sciences divines. Les humanités (en français) sont les litterae humaniores, grammaire, rhétorique, poésie, histoire, toutes disciplines liées au latin [18]. Or les lettres humaines, c’est ce qui se distingue d’autres lettres, divines, à savoir l’Écriture sainte. Dès son origine, les humanités sont porteuses d’un sens “ humaniste ”, c’est-à-dire qui puisse se distinguer, voire s’opposer, à l’Écriture. Ainsi, en employant pour la première fois le mot “ humaniste ”, Montaigne fixe-t-il, sous la forme d’un double reproche inversé, l’opposition délicate de l’humaniste au théologien : “ qu’il se voit plus souvent cette faute que les théologiens écrivent trop humainement que cette autre que les humanistes écrivent trop peu théologalement ” (Essais, I, 56). Littré, au XIXème siècle, reconnaît significativement deux sens à “ humanisme ”, différents mais liés : d’une part “ la culture des humanités ”, d’autre part la “ théorie philosophique qui rattache les développements historiques de l’humanité à l’humanité elle-même ” [19]. Mais là encore, les renaissances, fûssent-elles menées au nom d’un passé antérieur au christianisme, ne se sont faites que par rapport à lui, et le plus souvent pour le renouveler [20]. C’est pourquoi par exemple on n’a aucune difficulté à utiliser le christianisme comme guide de lecture de l’histoire des lettres [21], fût-ce pour Hölderlin, pour Baudelaire le trop chrétien [22], pour le Rimbaud d’Une saison en enfer, pour Rilke, ou, plus récemment, pour un Bonnefoy ou un Geoffrey Hill [23].

Concluons ce premier constat. Bien loin que nouveauté et renouveau soient synonymes, comment ne pas considérer la nouveauté christique et le renouvellement culturel comme des notions inconciliables, voire contradictoires ? Pour la triple raison que je viens d’exposer, on voit mal comment la nouveauté christique pourrait valoir comme nouveauté culturelle. Et pourtant, on ne saurait réduire la nouveauté christique à une pure efficace sacramentelle : ne fût-ce que parce que si je ne sais pas rendre compte (apologian) de mon espérance, je ne suis pas un chrétien (1 P 3, 15). On ne saurait davantage se satisfaire d’une renaissance supplémentaire, de néo-christianismes culturels comme il y a eu des néo-thomismes. Car d’abord l’homme renouvelé est un homme total, dans tous les aspects de son humanité, y compris culturel. Et parce qu’ensuite au chrétien il est demandé de travailler au service rationnel : “je vous exhorte […] à exhiber […] votre service rationnel ” (logikèn latreïan, Rm 12, 1). Ce n’est qu’à la condition de comprendre ce que signifie aujourd’hui la tâche de travailler au service de la rationalité que l’on aura une chance de “ renouveler les humanités ”.

Phénomènes saturés et paradoxe des paradoxes

Il serait illusoire et vain d’imaginer une carrière nouvelle aux humanités sans tenir compte des critiques contemporaines de la raison — faute de quoi on risque bien de ne faire que mettre du vin vieux et déjà piqué dans de nouvelles outres, comme tous les néo-[…]ismes : la puissance de nouveauté du Christ n’est pas réactionnaire. Or si toutes les philosophies du XXème siècle ont rendu problématique le concept de raison — aussi bien les philosophies de l’histoire que les épistémologies, aussi bien la philosophie analytique que la phénoménologie —, c’est parce que ces critiques ne sont que des avatars de ce qui a été décrit depuis un siècle comme nihilisme [24]. Le nihilisme, en tant que fait de la raison elle-même, consiste à mettre en cause la détermination métaphysique de la raison : la rationalité est désormais sans fondement, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus attester sa valeur de vérité. On peut s’en réjouir ou s’en affliger [25] ; à tout le moins doit-on y faire droit. Il y a sans doute plusieurs moyens de faire droit au constat contemporain de l’absence de fondement de la raison et, par conséquent, de sa non-exclusivité ou de sa non-totalité. L’un d’entre eux, peut-être le plus urgent, consiste à comprendre le pluriel nécessaire de la rationalité : nos raisons finies ne sauraient équivaloir en tant que telles au Logos. Certes, comme dit saint Justin, “ nous avons tout le Verbe dans le Christ ” [26] ; mais la raison qu’est Dieu, pourtant déjà toute manifestée [27], est intenable, indicible par tout discours limité. Autrement dit, la tâche chrétienne consiste à exprimer l’unique Logos au moyen de nos logoi, à confesser l’unique Verbe au moyen de nos paroles. Prendre au sérieux la rationalité même de la Révélation [28], c’est refuser de la soumettre aux conditions exclusives que dicterait a priori une raison, un unique modèle de rationalité. Bref, c’est admettre que le christianisme offre à la pensée des objets qui ne se laissent pas circonscrire par une unique raison, tout en étant bien des objets de pensée, c’est-à-dire du connaissable. Il nous faut donc tenir à la fois que le Logos qui se révèle soit pleinement rationnel — sans quoi il ne serait pas le Logos — et pourtant qu’il est irréductible aux conditions de possibilité et aux lois déterminés par notre rationalité. Ainsi seulement aura-t-on une chance de découvrir la rationalité de ce qui fut jusqu’ici méconnu ou impensé. C’est cette voie — qui est une tâche de la raison, et même sa tâche urgente — qu’indique explicitement l’encyclique Fides et ratio, au § 73 : la raison est “ invitée à explorer des voies que, seule, elle n’aurait même pas imaginé pouvoir parcourir. De cette relation de circularité avec la parole de Dieu, la philosophie sort enrichie, parce que la raison découvre des horizons nouveaux et insoupçonnés ” [29]. Que la raison découvre des horizons nouveaux et insoupçonnés, voilà ce qui ne saurait manquer de renouveler les humanités : non que le renouvellement des humanités en soit le but — ce serait bien dérisoire —, mais il ne saurait ne pas être l’effet d’une telle ouverture de la rationalité à des objets dont elle n’a pas fixé une fois pour toutes les conditions de possibilité. Renouveler les humanités ne se fera qu’en découvrant une rationalité plus grande du christianisme, dès lors qu’on ne la limitera pas à un concept de raison qui en prédétermine les limites et en fixe a priori les conditions. Cette rationalité plus grande du christianisme, c’est celle qui reconnaît dans la Révélation du Christ un événement qui demeure pleinement une tâche pour la pensée : non seulement pour la rationalité théologique en sa fonction d’élucidation et d’explicitation du donné révélé (la théologie comme science subalternée), mais d’abord pour la philosophie en sa fonction d’analyse de la manifestation et de donation elles-mêmes.

Dire que le Christ est nouveau, c’est reconnaître qu’il reste, pour une large part, impensé. C’est donc dire qu’il doit devenir un objet de pensée — ou plutôt non pas un objet, au sens où l’objet est ce qui est constitué par la pensée elle-même, c’est-à-dire ce dont la pensée fixe à l’avance les conditions de possibilités dans lesquelles elle pourra le penser. Le Christ se livre — aussi — à la pensée, mais précisément non pas comme un objet : disons, à tout le moins, comme un phénomène, ou comme une figure (Gestalt). En employant le dernier terme, j’évoque naturellement Hans Urs von Balthasar, dont l’œuvre entière se fonde sur ce que je cherche à montrer ici, et qui a, plus et mieux que quiconque, renouvelé les humanités : qu’il suffise de mentionner Apokalypse der deutschen Seele [30] ou Herrlichkeit [31]. On comprendra aisément qu’il eût fallu excéder le temps d’un simple exposé pour ne fût-ce qu’en résumer très sommairement les acquis. Mais surtout, il eût alors fallu faire droit au statut propre de la théologie comme théo-logique, révélation rationnelle de Dieu par lui-même dans la sur-figure (Übergestalt) du Christ, et partir de la Révélation comme d’une effectivité. Dans cet exposé sommaire et programmatique, je ne dirai rien du contenu de la Révélation considérée comme un fait bel et bien advenu : Balthasar a amplement montré avec quelle puissance il pouvait renouveler les humanités, et quelle intelligence nouvelle il pouvait conférer à la tradition. Je me limiterai à essayer de mettre en lumière un point que je crois décisif pour la philosophie des prochaines décennies. Il s’agit du renouveau phénoménologique du concept de paradoxe, dont on sait qu’il est par ailleurs constitutif de la théologie [32]. Le concept de paradoxe semble en effet essentiel à la phénoménologie contemporaine, en ce qu’elle s’efforce de montrer que les phénomènes sans doute les plus urgents à penser, en tout cas les plus intéressants car les plus riches, sont ceux où ce qui apparaît visiblement excède notre capacité à voir, il nous est donné plus que nous ne pouvons accueillir. Quand l’analyse phénoménologique porte sur ces phénomènes, elle se doit de reconnaître dans les revelata des phénomènes nouveaux, quoique mondains, qui sont jusqu’ici restés impensés : nous n’avons pas encore eu en philosophie la puissance de les penser, c’est-à-dire, pour parler comme le Christ lui-même, de les supporter : “ J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’avez pas encore la puissance de les supporter (ou dunasthe bastadzein, Jn 16, 12). Le logos christique est trop fort, “ ce discours est trop fort ” (sklèros estin o logos outos, Jn 6, 60), nous n’avons pas fini — commencé peut-être — de l’écouter en philosophie.

Les phénomènes de la Révélation constituent des cas exemplaires de ce que Jean-Luc Marion, dans Étant donné [33], appelle phénomène saturé, entendons un phénomène saturé d’intuition [34]. Selon le régime commun de la phénoménalité en effet, la visée intentionnelle atteint des significations qu’aucune intuition ne remplit totalement [35]. Mais faire l’hypothèse (anti-husserlienne) d’un phénomène saturé, c’est au contraire décrire un phénomène dans lequel l’intuition excède le concept [36], c’est-à-dire tel qu’en lui “ le donné manifeste outrepasse non seulement ce qu’un regard humain peut supporter […], mais ce que le monde en sa finitude essentielle peut recevoir et contenir ” [37]. Pourquoi les revelata comme phénomènes sont-ils restés impensés ? parce qu’ils outrepassent l’horizon même de leur apparition comme de leur possibilité [38]. Autrement dit, un phénomène saturé est un phénomène tel que son effectivité précède sa possibilité : ce dont l’effectivité prouve la possibilité de ce qui jusque là était tenu pour impossible [39]. Bref, en phénoménologie, la possibilité ne se déduit pas de conditions posées d’avance, mais se constate à partir de l’effectivité donnée. Entendons : non plus à “ rendre possible le phénomène en le délimitant a priori par des impossibilités, mais à libérer sa possibilité en détruisant toutes les conditions pré-requises à la phénoménalité [40], donc en suspendant toutes les impossibilités prétendues, voire en admettant la possibilité de certaines d’entre elles ” [41]. Les phénomènes qui constituent la Révélation s’avèrent possibles, puisqu’effectifs, c’est-à-dire que leur accomplissement s’approprie, ou s’assimile, leur impossibilité pourtant initialement prononcée. Vérifions-le immédiatement, avec quelques brèves remarques sur la manifestation du Christ elle-même.

Le phénomène christique est un événement absolument imprévisible. Non certes qu’il n’ait été annoncé (les prophètes), et à ce titre attendu. Mais l’avènement christique excède ce qui avait été prévu de lui [42] : il advient infiniment plus que l’attente qu’on en pouvait avoir, il est “ radicalement hétérogène à ce qu’il accomplit pourtant ” [43]. “ Celui qui doit venir ” (o erchomenos (Jn 1, 15) dépasse toute prévision : attendu mais non prévu, car excédant tout ce qui pouvait en être prévu. Plus, l’avènement de l’événement par excellence bouleverse toute temporalité, puisque, par sa venue, le Christ se manifestant s’avère antérieur à sa propre anticipation ou à sa propre annonce : “ Celui qui doit venir après moi est avant moi ”, dit Jean Baptiste (Jn 1, 15), “ avant qu’Abraham naisse, je suis ” (Jn 8, 58). On peut conférer alors un sens phénoménologique à la formule d’Irénée déjà citée : en se manifestant, en se donnant lui-même, omnem novitatem attulit, le Christ fait tout nouveau, y compris l’ancien [44], c’est-à-dire cela même qui était avant lui.

Non seulement le phénomène du Christ excède ce qui en avait été prévu, mais il excède ce qui peut en être reçu par nous. Il excède ce que nous avons la puissance de supporter (Jn 16, 12). C’est pourquoi dans l’Evangile, la manifestation du Christ comme tel est proprement insupportable : la transfiguration (et la peur qui l’accompagne, Mt 17, 6 et par.) ; la chute de ceux qui viennent arrêter Jésus quand il déclare “ C’est moi / Je suis ” (Ego eïmi, Jn 18, 6-7), mais aussi bien la peur des disciples quand il prononce les mêmes paroles après les avoir rejoints en marchant sur l’eau (Ego eïmi, Mt 14, 27), enfin et par excellence la Résurrection elle-même [45], qui provoque à la fois terreur et joie chez les femmes qui viennent au tombeau (Mt, 28, 8 ; Mc, 16, 8). La terreur (de la présence de Dieu) n’est pas d’abord une description psychologique, elle est un concept évangélique absolument rigoureux : elle est la manière dont l’excès de l’intuition de la présence de Dieu se marque, ce qui est la définition même du phénomène saturé. Dit en termes plus habituels, la Révélation est excès — et non défaut — du connaissable par rapport à notre conceptualité [46]. Et par excellence, la Résurrection du Christ outrepasse les limites mêmes de l’horizon de sa propre apparition. L’effectivité y transgresse les lois rationnellement déterminées des conditions de tout possible.

Enfin, ce que le Christ a fait dépasse la capacité même du monde à le recevoir : “ Il y a encore beaucoup d’autres choses, que Jésus a faites : mais s’il fallait les écrire une à une, je ne sais pas si le monde lui-même pourrait recevoir tous les livres à écrire ” (Jn 21, 25 ; je souligne). Les faits de Jésus outrepassent la possibilité même du monde. Jean-Luc Marion commente : “ les actes du Christ, même réduits à des écrits, débordent l’horizon de ce monde, ne sont pas de ce monde, demandent d’autres horizons et d’autres mondes ” [47]. Ainsi le phénomène de la Révélation, en se manifestant, se libère non seulement des conditions formelles de l’expérience, mais aussi, avec elles, des limites préalables de l’horizon de la phénoménalité. La Révélation est un phénomène absolument inconditionné.

Concluons cette trop rapide analyse : la manifestation christique excède la capacité du monde à la voir, le visible offert par elle reste en grande partie non vu, ce que le Christ donne — Lui-même comme donné par le Père — outrepasse notre capacité à recevoir. Bref, les phénomènes qu’offre la Révélation satisfont rigoureusement aux critères qui décrivent les phénomènes saturés. La manifestation du Christ, c’est-à-dire sa phénoménalité, est par excellence un phénomène saturé. On peut même considérer que “ le phénomène saturé culmine dans le paradoxe du type de la révélation ” [48]. Ainsi peut-on attribuer toute leur rigueur conceptuelle phénoménologique à l’Incarnation comme paradoxe des paradoxes, paradoxos paradoxôn, et au Christ comme paradoxe suprême, paradoxe par excellence, paradoxotaton (Sg 16, 17) [49]. Qu’est-ce donc, aujourd’hui, que prendre la mesure de la nouveauté du Christ, c’est-à-dire de la puissance christique à renouveler les humanités ou la culture, qui sont, en leur fonds, philosophie ? C’est reconnaître la rationalité de ce qui, jusqu’ici, apparaissait impensable, c’est travailler à se donner les moyens phénoménologiques pour la tâche d’analyser le phénomène de la Révélation. Confesser la Résurrection du Christ, c’est aujourd’hui assigner un but nouveau non d’abord à la théologie — elle s’y emploie depuis longtemps — mais à la philosophie (sans laquelle il n’est pas d’humanités) en son époque phénoménologique. Et qu’aujourd’hui encore la Révélation reste pleinement une tâche pour la pensée n’est pas la moindre des “ raisons de l’espérance qui est en [n]ous ” (1 P 3, 15).

Vincent Carraud, Vincent Carraud, né en 1957, marié, cinq enfants. Professeur de philosophie à l’Université de Caen, directeur de la rédaction de l’édition francophone de Communio.

[1] Pour une esquisse de l’affirmation de la nouveauté du christianisme, qui en est encore à ses premiers temps (“ Nous sommes dans les commencements de l’ère chrétienne ”), voir Jean-Marie Lustiger, “ La nouveauté du Christ et la post-modernité ”, Communio, 1990, 2, pp.12-23. Sur le christianisme comme expérience de la nouveauté, voir Karl Prümm, Christentum als Neuheitserlebnis, 1939.

[2] Il faudrait aller plus loin et montrer que le christianisme a en propre de devoir (et pouvoir) penser l’existence elle-même à partir de son avenir, ce que Jean-Yves Lacoste nomme, dans des pages décisives, moi eschatologique, in Expérience et absolu, Paris, PUF, 1994, pp.69-74.

[3] Adversus Haereses, IV, 34, 1 : “ Quid igitur novi Dominus attulit veniens ? cognoscite quoniam omnem novitatem attulit semetipsum afferens, qui fuerat annuntiatus. Hoc enim ipsum praedicabatur, quoniam novitas veniet innovatura et vivificatura hominem ” (SC 100, p.846, tr. fr. Adelin Rousseau). Voir la paraphrase magnifique de Guerric : “ […] imo non tam novus sit, quam ipsa novitas in se manens et innovans omnia, a quo quaeque res prout recedit, inveteratur ; prout reaccedit, renovatur ”, De nativitate Domini, sermo 1, § 1, PL 185, 29 B, cité par Henri de Lubac in Histoire et esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, Aubier, 1950, p.446.

[4] C’est la pseudo-gnose qui prétend au contraire à une nouveauté culturelle : voir Marie-Joseph Le Guillou, Le mystère du Père, Paris, Fayard, 1973, p.53-55 en particulier et le cahier de Communio, 1999, 2, consacré à la gnose.

[5] Voir Rémi Brague, “ Quatre retouches au prêt-à-penser ”, in “ L’Esprit et la vie de l’esprit ”, dossier de la Revue des deux mondes pour le 20e anniversaire de la revue Communio, mai 1996, en part. pp.87-89 ; voir aussi, dans ce même dossier, Paul Poupard, “ Créer une nouvelle culture chrétienne ”, pp.67-77 (qui fait en conclusion et comme en passant un constat aigu et central pour ce symposium : “ Jusqu’ici le concile [Vatican II] n’a pas encore engendré une nouvelle culture, comme ce fut le cas après le concile de Trente ”, p.76).

[6] Cyprien, Opera, Oxford, 1682, pp.186-187 ; voir Jean Daniélou, Les origines du christianisme latin, 2e éd. Cerf, 1991, p.211 puis p.251.

[7] Voir Rémi Brague, ibid., qui conclut justement : “ Vouloir introduire la foi subrepticement, sous le pavillon de la culture, serait la perdre en voulant la sauver. Or nous n’avons pas à sauver la foi. En bonne logique, c’est elle qui nous sauve ”.

[8] Pour une élucidation profonde de ces termes, comme des concepts centraux d’événement et d’expérience (desquels le présent propos ne constitue pas même une évocation), voir Jean-Yves Lacoste, Expérience et absolu, cité note 2.

[9] Hans Urs von Balthasar parle de la tragische Fragwürdigkeit der christlichen Theologie, Kunst, Kultur und Politik (l’ambiguïté tragique de la théologie, de l’art, de la culture et de la politique chrétiennes), Herrlichkeit, Bd III (Im Raum der Metaphysik), 1, Teil 1, Johannes Verlag, 1965, p.286 (tr. fr. La gloire et la croix, Le domaine de la métaphysique, II, A, I, Aubier, 1982, p.6).

[10] Le christianisme propose le salut de l’âme et non, selon l’expression initiale de Cicéron, la cultura animi ; mais cette opposition n’en marque que mieux la substitution chrétienne de la sagesse de Dieu à la sagesse philosophique, puisque “ cultura animi philosophia est ” (Tusculanes, 2, 13). Sur le thème du Christ vrai philosophe chez Valla, Erasme, Erasme ou Juste Lipse après les Pères, voir, selon des approches très différentes, Hanna-Barbara Gerl, Rhetorik als Philosophie, Munich, 1974, Xavier Tilliette, Le Christ de la philosophie, Paris, Cerf, 1990, et nos remarques in Pascal et la philosophie, Paris, PUF, 1992, pp.13-16.

[11] Message évangélique et culture hellénistique aux IIe et IIIe siècles, Tournai, Desclée, 1961, rééd. 1990.

[12] Die Krisis der europaïschen Wissenschaften und die transzendentale Phaenomenologie, appendice XXIV au § 73.

[13] Actes 17, 28.

[14] Si nous ne devions retenir qu’une citation parmi une multitude de références possibles chez l’éponyme de la culture chrétienne, ce serait la suivante, qui constitue le dernier mot de La vie solitaire (II, 15, 13) : “J’ai trouvé de la douceur à citer souvent dans mes ouvrages, si modestes qu’ils soient, le nom sacré et glorieux du Christ, contre l’usage des Anciens que je me plais généralement à suivre ; si ces premiers guides de nos esprits l’avaient fait, s’ils avaient mêlé à l’éloquence humaine la puissance des étincelles célestes, nous trouverions à les lire une délectation plus grande encore que celle que nous connaissons. Mais le premier aspect de l’éloquence peut bien nous toucher par l’éblouissante luminosité de l’expression, il demeure privé des véritables lumières de la pensée ; nous restons longtemps sous le charme des sons, sans que l’âme goûte au repos ni ne soit menée à cette suprême et immuable douceur, à cette paix de l’esprit où l’on ne parvient — ce que les hommes, dans leur démence et leur orgueil, ne comptent pour rien — que par l’humilité même du Christ. ” (éd. et tr. fr. Christophe Carraud, Grenoble, Jerôme Millon, 1999, pp.392-395).

[15] C’est Michelet qui prononce pour la première fois le mot “ Renaissance ” en un sens absolu, pour désigner une époque, dans son Histoire de France (1833-1857), p.4.

[16] Lettres 8, 8, PL 144, 476.

[17] 7, 27 ; 9, 12 et 28 ; 10, 10.

[18] En témoignent encore à la fin du XVIIe siècle le Dictionnaire de Furetière : “ Humaniste : qui sait bien les lettres humaines, les humanités ”, puis au XVIIIe siècle le Dictionnaire de Trévoux : “ Humaniste : qui litteras humaniores callet. Qui s’applique aux lettres humaines, aux humanités ” et l’Encyclopédie : “ Humaniste : jeune homme qui suit le cours des études qu’on appelle humanités ”.

[19] Le mot “ humanisme ” n’appartient pas à l’éd. de 1877, mais apparaît dans le Supplément de 1882. Sur l’ensemble de ce dossier, voir Augustin Renaudet, Autour d’une définition de l’humanisme, Droz, 1945, puis Henri Gouhier, L’anti-humanisme au XVIIe siècle, Vrin, 1987. En ce sens historique et rigoureux du mot “ humanisme ”, le christianisme ne peut manquer d’apparaître comme un anti-humanisme.

[20] Que l’on songe aux figures nombreuses, aux époques renaissante et moderne, des Homère chrétien, Socrate chrétien, Démocrite chrétien, etc. Sur “ Homère chez les Pères de l’Église ”, voir Jean Daniélou, op. cit., l.III, c.III (en particulier les pages consacrées à la Cohortatio ad Gentiles et au Banquet de Méthode d’Olympe).

[21] Voir L’esprit des lettres. Histoire chrétienne de la littérature, sous la direction de Jean Duchesne, Hachette 1988 puis 2e éd. augmentée, Flammarion, 1996.

[22] Vir christianissimus, selon Hugo von Hofmannsthal.

[23] Pour s’en tenir à la poésie : la chose est plus évidente encore pour le roman (Camus, Malraux, etc.).

[24] Voir Martin Heidegger, Nietzsche II, GA 6.2, en part. V et VII (tr. fr. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1971).

[25] Fides et ratio, § 61 : “ Il faut prendre en compte la défiance à l’égard de la raison que manifeste une grande partie de la philosophie contemporaine ”, puis § 90 : “ Le nihilisme, avant même de s’opposer aux exigences et au contenu propres à la parole de Dieu, est la négation de l’humanité de l’homme et de son identité même. On ne peut oublier, en effet, que, lorsqu’on néglige la question de l’être, cela amène inévitablement à perdre le contact avec la vérité objective et, par suite, avec le fondement sur lequel repose la dignité de l’homme, (Etenim haud oblivisci licet neglectum ipsius “esse” necessario secum etiam longinquitatem adferre ab obiectiva veritate ac, proinde, ab ipso fundamento illo quod hominis dignitatem )”.

[26] Seconde Apologie, X, 3 (PG 6, 460, C). La logique de l’acte rationnel est structurellement identique à la logique du Logos chrétien.

[27] Voir Rémi Brague, “ L’impuissance du Verbe. Le Dieu qui a tout dit ”, Diogène, 170, avril-juin 1995, pp.49-74.

[28] Sur la pertinence contemporaine de cette tâche, voir le 100e cahier de Communio, “ Sauver la raison ”, 1992, 2-3.

[29] “ Immo ea incitatur ad explorandas semitas, quas sola ne suspicatur quidem se illas decurrere posse. Hoc ex circulari motu cum Dei verbo philosophia locupletior evadit, quia novos et inexspectatos attingit fines ”. Voir aussi le § 76 : “ Haec munia [sc. inter obiectiva philosophiae christianae elementa] rationem lacessunt ad agnoscendum quiddam inibi inesse veri et rationalisque, longe multumque ultra illos angustos fines quibus ipsa se conclusura erat. Argumenta haec reddunt re rationis provinciam laxiorem ” (Ce sont des tâches [sc. parmi les éléments objectifs de la philosophie chrétienne] qui incitent la raison à reconnaître qu’il y a du vrai et du rationnel bien au-delà des strictes limites dans lesquelles la raison serait tentée de s’enfermer. Ces thèmes élargissent de fait l’espace du rationnel).

[30] Salzburg, Pustet, 1937-1939.

[31] Voir en particulier Bd II, Fächer der Style, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1962. On pourrait sans doute analyser en termes de phénomènes saturés (voir infra) la doctrine du ravissement balthasarienne et ses concepts de splendor et plus encore de gloria.

[32] Outre Hans Urs von Balthasar, voir Henri de Lubac, en particulier Paradoxes, suivi de Nouveaux paradoxes, Paris, Seuil, 1959 ; voir aussi Olivier de Berranger, “ Des paradoxes au Mystère chez J.-H. Newman et H. de Lubac ”, Études newmaniennes, novembre 1993, pp.25-74 et l’ensemble du cahier consacré à “ Henri de Lubac et la philosophie ” dans Les Études philosophiques, 1995, 2.

[33] Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997.

[34] Voir Étant donné, pp.275-280 ; cf. “ Le phénomène saturé ”, in Phénoménologie et théologie, Paris, Critérion, 1992, pp.79-128.

[35] La plus haute manifestation d’un phénomène, pour Husserl, est l’adéquation exacte (la corrélation) de l’apparaître et de l’apparaissant (Erscheinen und Erscheinenden), c’est-à-dire le remplissement complet pour une intention ; en fait, elle reste un idéal, la plupart des phénomènes étant des phénomènes “ pauvres ” en intuition ; voir les Recherches logiques, VI, §§ 37-39 en particulier.

[36] Jean-Luc Marion met en place quatre critères précis pour décrire le phénomène saturé, qui, puisqu’il excède les catégories kantiennes, peut être reconnu à leur inversion : “ Le phénomène saturé se décrira comme invisable selon la quantité, insupportable selon la qualité, absolu selon la relation, irregardable selon la modalité. Les trois premiers caractères mettent en cause l’acception commune de l’horizon, le dernier, l’acception transcendantale du Je ” (Étant donné, p.280).

[37] “ A Dieu, rien d’impossible ”, p.56. Avec le phénomène saturé nous retrouvons ce que Lévinas avait décrit comme rupture de la corrélation de l’apparaître et de l’apparaissant husserlienne (Die Idee der Phänomenologie, Hua II, 14), c’est-à-dire rupture de la corrélation noético-noématique ; voir en particulier Totalité et infini (sur la première preuve cartésienne de l’existence de Dieu) La Haye, Nijhoff, 1961, pp. 19-20 et “ Sur l’idée de l’infini en nous ”, in La passion de la raison. Hommage à Ferdinand Alquié, Paris, PUF, 1983, pp.49-52 (repris dans Entre-nous. Écrits sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991). Plus exactement, Jean-Luc Marion comprend la contre-intentionnalité qu’exerce la visage d’autrui selon Lévinas comme un cas privilégié de phénomène saturé selon la modalité.

[38] Voir Jean-Luc Marion, “ A Dieu, rien d’impossible ”, Communio, 1989, 5, pp.43-58 ; voir aussi “ Aspekte der Religionsphenomenologie : Grund, Horizont und Offenbarung ”, in Religionsphilosophie heute. Chancen und Bedeutung in Philosophie und Theologie, éd. par A. Halder, K. Kienzler et J. Möller, Düsseldorf, Patmos Verlag, 1987, pp.84-103.

[39] C’est pourquoi l’Écriture y insiste explicitement : “ auprès de Dieu toutes choses sont possibles ” (Mt 19, 26 ; Mc 10, 27 ; Lc 18, 27) ; voir déjà Lc 1, 37.

[40] Il est inutile de souligner à quel point cette prétention de la phénoménologie (libérer le phénomène des conditions formelles de l’expérience) s’oppose radicalement à la définition kantienne de la possibilité (voir en particulier la Kritik der reiner Vernunft, A 218-226, B 265-274).

[41] Étant donné, p.328.

[42] Voir la juxtaposition d’Is 64, 3 et de Je 3, 16 en 1 Co 2, 9.

[43] Étant donné, p.329.

[44] C’est pourquoi nous-mêmes sommes dans le Christ élus par le Père “ dès avant la fondation du monde ” (pro katabolès kosmou, Ep 1, 4).

[45] C’est évidemment la Résurrection qui manifeste par excellence la possibilité de l’impossibilité. Ac 2,24 indique explicitement que l’impossibilité de la mort est-elle même devenue impossible : “ kathoti ouk èn dunaton krateisthai auton hup’autou, il était impossible que celle-ci [la mort] le gardât sous son pouvoir ”. Voir Jean-Luc Marion : “ la Résurrection du Christ constitue l’unique et radical archétype de tout surcroît effectif de la possibilité sur l’impossibilité, parce qu’il s’agit de la seule résurrection charnelle jamais sérieusement et constamment revendiquée, parce qu’il s’agit de la plus haute possibilité (la puissance même de Dieu, la divinisation de tous les hommes). Nous n’avons donc pas à nous décider devant un événement particulier de la possibilité, mais devant la possibilité elle-même, se faisant événement au sein de l’impossibilité ” (art. cité, p.50).

[46] Rappelons en effet que la théologie dite mystique (chrétienne) n’est pas tant une théorie de l’inconnaissable que de l’excès de la révélation, c’est-à-dire du connaissable sur notre capacité actuelle de connaître. Il n’y a donc pas défaut de l’intuition de Dieu, mais de notre concept (ce à quoi correspond la seconde voie, la via negationis). Voir aussi la remarque de Hans Urs von Balthasar : Und was heisst Offenbarung wenn nicht Offenlegung, wie immer geartete Versichtbarung ? (Et qu’est-ce que la révélation si elle n’est pas ouverture, manifestation visible, quelle qu’elle soit ?), Herrlichkeit, Bd III (Im Raum der Metaphysik), 1, Teil 1, Johannes Verlag, 1965, p.38 ; voir aussi “ Regagner une philosophie à partir de la théologie ”, in Pour une philosophie chrétienne, Paris-Namur, Lethielleux et Culture et vérité, 1983, pp.175-187.

[47] Étant donné, p.333 ; voir aussi “ A Dieu, rien d’impossible ”, p.55. D’un point de vue théologique, ce point n’a rien d’étonnant : le Christ, en tant que Logos par lequel le Père crée, contient davantage le monde en lui (à tout le moins ses raisons exemplaires, disait-on), qu’il n’est contenu par le monde.

[48] Étant donné, p.335.

[49] Selon les LXX. Voir en particulier Athanase (Historia Arianorum, PG 25, 696d) et Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, § 24, PG 44, 406c et trad. J. Daniélou, SC 1, Paris, 2e éd. 1955, pp.232 s.

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