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Origines de l’Office divin

Michèle Gabarrou

Le pape Paul VI, introduisant la nouvelle forme de l’Office divin dans l’Église latine, issue de la réforme souhaitée par le Concile Vatican II, présentait ainsi la prière des heures : « Le chant de louange qui résonne éternellement au ciel et que Jésus Christ, souverain prêtre, a introduit dans cette terre d’exil, a toujours été continué par l’Église au cours des siècles, avec constance et fidélité, dans la merveilleuse variété de ses formes… » [1] Ainsi donc un même soin a traversé les siècles : que vive et se ravive sans cesse le sens de la prière inlassable demandée par Notre Seigneur Jésus Christ à son Église ! [2]

Dès les premiers siècles, les chrétiens de tous rangs ont aimé se rassembler pour prier Dieu aux moments importants de la journée, selon des formes fixes proposées par l’Église. Ainsi lit-on dans les Actes des Apôtres (2, 42) que, dès le commencement, les baptisés « étaient assidus à recevoir l’enseignement des Apôtres, à participer à la vie commune, à la fraction du pain et aux prières. ».

Pour comprendre et vivre cette grande tradition de la liturgie des Heures, il est utile et nécessaire d’en connaître les origines et la signification. Nous présentons donc ici quelques aspects de son histoire durant sa période de formation.

La forme usuelle de l’Office divin a connu d’innombrables évolutions et modifications au fil des siècles mais on en trouve les constantes principales, tant sur le contenu que sur le symbolisme, dès le IIe siècle. Ainsi nous faut-il découvrir, évoquer les habitudes de vie chrétienne durant les trois premiers siècles selon les textes de cette époque, avant d’aborder la période qui a suivi 312, où, le culte étant devenu libre et public, on assiste à une immense floraison des usages liturgiques.

I. La prière des chrétiens aux premiers siècles jusqu’en 312

La prière juive a depuis longtemps pratiqué l’usage de faire monter vers Dieu à heures fixes des chants et des supplications, que ce soit au Temple, à la Synagogue ou encore à la maison. Le Nouveau Testament a gardé la trace d’un temps où les chrétiens eux-mêmes s’inscrivaient dans ce schéma : « Pierre et Jean montaient au Temple pour la prière de la neuvième heure » (Ac 3,1). On peut s’attendre à ce que cette prière ait influencé le culte chrétien primitif. Il est évident par exemple que la Bible, ses psaumes et ses cantiques, ont fourni la matière première de ce qui est devenu la Liturgie des Heures, mais remarquons qu’à l’époque du Christ (et ceci est resté vrai aujourd’hui) la prière de la synagogue n’utilisait que très peu les psaumes, dont seules quelques phrases étaient reprises par des compositions liturgiques. Faute de documents, on ne peut établir aucune filiation directe entre les deux cycles de prière. Il semble que ce qui a été déterminant, à la source de l’Office divin, c’est l’apport spécifiquement chrétien du Nouveau Testament, comme l’indique l’usage de ces hymnes triomphales de joie et d’action de grâces pour la vie nouvelle apportée par le Christ ressuscité. [3]

La prière à heures fixes, matin et soir, a existé dès les débuts ; la valeur symbolique attachée aux différents moments de la journée nous est indiquée pour la première fois dans un texte de Clément de Rome, dès la fin du premier siècle :

Considérons, très chers, comment le Seigneur nous manifeste continuellement la résurrection future, dont il a fait du Christ les prémices en le ressuscitant des morts. Nous voyons … que la résurrection a eu lieu en accord avec le temps de la journée. Le jour et la nuit nous font voir une résurrection. La nuit s’endort, le jour se lève, le jour s’en va, la nuit survient. [4]

Selon Clément d’Alexandrie (mort vers 215), les temps fixés pour la prière sont une coutume déjà bien établie : ainsi la troisième heure, la sixième et la neuvième ne sont que des exemples de la prière ininterrompue que doit pratiquer le vrai chrétien. Dès le IIe siècle existe aussi une prière nocturne, dont l’aspect eschatologique deviendra la caractéristique de l’office des vigiles : le chrétien doit « être prêt à se réveiller facilement » comme ces gens qui attendent leur maître. D’ailleurs « l’homme qui dort ne sert à rien, tout comme celui qui est mort. C’est pourquoi il nous faut aussi nous lever fréquemment pendant la nuit et bénir Dieu. Heureux ceux qui veillent pour lui… » [5]. Ceux qui prient ainsi la nuit sont comparés aux anges, les « vigilants », ou « veilleurs », comme les appellent encore aujourd’hui les chrétiens syriaques.

On trouve chez Origène (mort en 254), le témoignage de prières fixes le matin, à midi, le soir et la nuit. Dans son traité Sur la prière se trouve la première mention du psaume 140 qui deviendra le noyau des vêpres cathédrales, ainsi que le symbolisme, devenu habituel, attribué aux différentes heures :

Regarder comme réalisable l’ordre de prier sans cesse ; celui-ci revient à envisager toute la vie du saint comme l’intégration d’une seule grande prière, dont ce qu’on nomme habituellement la prière n’est qu’une partie. Celle-ci ne doit pas se faire moins de trois fois par jour à l’exemple de Daniel, qui priait trois fois par jour lorsqu’un grand danger le menaçait (Dn 6,10) Pierre lui aussi montant à l’étage supérieur pour prier vers la sixième heure, le jour où il vit le linge suspendu au ciel par les quatre coins, marque la seconde de ces trois prières [sexte] (Ac 10,9-10)… La troisième [none] est signifiée par la parole : ‘L’élévation de mes mains est un sacrifice du soir’ (Ps 140,2). Nous ne passerons même pas convenablement le temps de la nuit sans prière, car David dit : ‘Au milieu de la nuit, je me levais pour te louer à propos des jugements de ta justice’ (Ps 118,62). [6]

Le schéma des heures, qui deviendra classique à la fin du IVe siècle est décrit avec précision et pour la première fois par Tertullien (mort en 220) : obligatoire matin et soir, la prière est fortement recommandée à la troisième, la sixième et la neuvième heures ainsi que la nuit, et la signification de ces « petites heures » est ainsi présentée : « C’est à la troisième heure qu’eut lieu l’effusion de l’Esprit Saint sur les disciples réunis (Ac 2,15). C’est à la sixième heure que Pierre, le jour où il contempla en vision toute la communauté rassemblée dans la petite nappe, monta à l’étage pour prier. C’est à la neuvième heure que le même Pierre, accompagné de Jean se rendit au Temple et rendit la santé au paralytique. » [7]. Et il poursuit en rappelant que s’il n’y a pas d’obligation écrite concernant ces heures, il est bon de s’y livrer à la prière en se retirant des affaires, « tout cela, naturellement, en plus des prières obligatoires qui ont lieu, sans prescription, au début et à la fin du jour. »

C’est à cette époque aussi qu’apparaît le rite de la lampe du soir, ancêtre du lucernaire des vêpres canoniales, nous y reviendrons.

Toute heure de prière a sa signification. Cyprien (mort vers 258), décrivant la prière pratiquée dans l’Église africaine du IIIe siècle reprend et complète les fondements déjà connus :

Daniel et les trois enfants, forts dans la foi et victorieux dans leur captivité, observaient la troisième, la sixième et la neuvième heure, sans doute par la foi en la Trinité qui devait se révéler dans les derniers temps. Déjà depuis longtemps, les serviteurs de Dieu avaient, au sens spirituel, déterminé ces trois espaces d’heures et ils les observaient pour la prière en tant que moments établis et obligatoires. [8]

Il insiste sur les thèmes de la lumière et de la résurrection et sur le caractère incessant de la prière du chrétien.

Pour nous … les lieux et les temps sacrés de prière se sont multipliés. Car on doit prier le matin, afin de célébrer par cet hommage matinal la résurrection du Seigneur… De même, au coucher du soleil et à la fin du jour, il faut prier à nouveau. Car, puisque le Christ est le véritable soleil et la véritable lumière, lorsqu’au déclin du jour terrestre nous demandons que la lumière brille à nouveau sur nous, nous implorons la venue du Christ qui nous donnera la grâce de l’éternelle clarté.
Mais si l’Écriture nous représente le Christ comme le véritable soleil et le véritable jour, aucune heure n’interdit aux chrétiens de devoir souvent et toujours adorer Dieu… Donc nous qui sommes toujours dans le Christ, c’est-à-dire dans la lumière, n’interrompons pas notre prière, même durant la nuit. C’est ainsi qu’Anne, la veuve, priant et veillant sans relâche, mérita les bienfaits de Dieu… Sachons que nous marchons toujours dans la lumière. Ne nous laissons pas entraver par les ténèbres auxquelles nous avons échappé ; dans la nuit, ne suspendons pas nos prières [9].

La source liturgique la plus importante nous est fournie par un texte grec du IIIe siècle, appelé la Tradition Apostolique ; structure et symbolisme des temps de prière y sont précisés. On y trouve les constantes d’un horaire journalier : au lever, à la troisième, à la sixième et à la neuvième heure, l’agape du soir, avant de se retirer, vers minuit, et enfin au chant du coq, même si des modifications et ajouts conséquents seront observés par la suite, et même s’il ne faut pas vouloir trouver une uniformité horaire qui … n’a jamais existé !

L’interprétation des heures ne cesse de s’enrichir, ainsi les offices du matin et du soir sont plus particulièrement reliés au mystère de Pâques : le coucher et le lever du soleil sont l’image de la mort et de la résurrection du Christ. Les heures de la nuit sont eschatologiques : elles préfigurent la venue du Christ et la résurrection des morts.

La forme et la structure des offices de cette période ne nous sont pas connues dans le détail. On sait – toute analogie est libre – que l’Église rencontrait des difficultés du fait de la propagation par les hérétiques d’hymnes religieuses populaires. On avait donc réagi en refusant des compositions « privées » et en favorisant l’usage des psaumes et des hymnes de l’Écriture.

La définition de ces prières reste imprécise : s’agissait-il d’une prière liturgique ou d’une prière privée ? Ce qui est sûr, c’est que les chrétiens priaient ; le fait de prier seul ou en groupe ne dépendait pas de la nature de la prière mais des disponibilités des personnes quand venait l’heure de la prière. Quand les chrétiens pouvaient se rassembler, ils le faisaient car c’est de la nature de l’Église de former une assemblée pour prier. Mais l’existence de la prière ne dépendait pas de cela, excepté bien sûr pour l’eucharistie ou l’agape qui ne pouvaient être célébrées qu’en communauté.

On trouve donc dès le troisième siècle quatre à six prières quotidiennes, sans lien direct avec la prière juive, chacune portant une signification forte, reliée à la Passion et à la Résurrection du Christ. On note aussi l’apparition du rite typiquement chrétien de la lumière du soir qui symbolise le Christ lumière du monde.

II. L’efflorescence du culte après la Paix de l’Église, jusqu’au Ve siècle

Quand survient la Paix constantinienne en 312, le culte chrétien devient partie intégrante de la vie publique dans l’Empire romain et les effets sont immédiats. Dans le domaine traité ici, on assiste à une floraison d’usages liturgiques. Mais si l’Office divin s’est alors considérablement développé, c’est sur la base de traditions déjà ancrées. A l’école du célèbre liturgiste allemand Anton Baumstark (mort en 1948), on distingue habituellement deux types d’offices dès le milieu du IVe siècle : l’office cathédral et l’office monastique (égyptien). Un troisième type, appelé office monastique urbain, synthèse des deux premiers, apparaît à la fin du IVe siècle.

L’office cathédral

Pendant de nombreux siècles, jusqu’à la fin du Moyen Age à peu près, c’est l’église où siège l’évêque qui constitue le centre de la vie liturgique d’un diocèse d’où le mot ‘cathédral’ (cathedra = le siège de l’évêque). L’office qui y est célébré est donc un office destiné au peuple chrétien entraîné par un clergé nombreux. Il est caractérisé par l’usage des symboles et des cérémonies (lumière, encens, processions…), le chant (répons, antiennes, hymnes), la diversité des ministres (l’évêque, le diacre, le lecteur…) ; la psalmodie est présente, mais elle est sélectionnée et limitée. On n’y trouve pas particulièrement de lecture biblique mais une célébration de louange et d’intercession. Les lectures actuelles proviennent de développements ultérieurs mais ne font pas partie de la structure fondamentale de ce type d’offices.

Le premier témoin en est Eusèbe, évêque de Césarée en Palestine (mort en 340) ; il explique : « Ce n’est pas un maigre signe de la puissance de Dieu que dans les églises du monde entier, au lever du soleil et aux heures du soir, soient offertes à Dieu des hymnes, des louanges, délices vraiment divines. Ce sont, en effet, des délices de Dieu que ces hymnes qui lui sont adressées dans son Église partout sur la terre le matin et le soir. » [10]

On sait aussi (par les Canons d’Hippolyte) le contenu des prières liturgiques en usage dans les églises d’Égypte : des prières, des psaumes et aussi la lecture des livres saints ; à une époque où l’eucharistie n’est pas quotidienne, il ne peut s’agir que de la description de l’Office divin. La prière de nuit y est également recommandée avec insistance :

Que chacun se soucie de prier avec une grande vigilance au milieu de la nuit, car nos pères ont dit qu’à cette heure-là, toute la création est assidue au service de la louange de Dieu, toutes les troupes angéliques et les âmes des justes bénissent Dieu. En effet, le Seigneur en témoigne en disant : « Voici, le fiancé est venu, sortez à sa rencontre ! » À l’heure où chante le coq, encore, c’est un moment où il y a des prières dans les églises, car le Seigneur dit : « Soyez vigilants, car vous ne savez pas à quel moment viendra le maître, le soir ou au milieu de la nuit ou au chant du coq ou le matin » (Mc 13,35) C’est-à-dire qu’il nous faut louer Dieu à chaque heure. [11]

On voit bien que le précepte de cette prière ininterrompue ne concernait pas que les moines.

A l’office du soir, en Cappadoce, a lieu le rite nécessaire et significatif de l’allumage des lampes. Rite païen, à l’origine (« Salut, bonne lumière » Chaïré phôs agathon, disaient les païens), mais rite baptisé qui consiste à saluer la lampe du soir par la prière et la louange : « Salut, ô lumière » dit Clément d’Alexandrie en révérant le vrai Dieu.

Saint Basile le Grand (mort en 379), mentionne l’une des plus anciennes hymnes vespérales : « l’action de grâce pour la lumière », qui est l’hymne lucernaire chantée encore aujourd’hui dans l’office des vêpres (dans l’édition française). C’est une louange au Christ, vraie lumière brillant dans l’obscurité du monde et illuminant, c’est-à-dire sauvant, tous les hommes.

Lumière joyeuse de la sainte gloire du Père immortel,
Céleste, saint béni, Jésus Christ !
Parvenus au coucher du soleil,
A la vue de la lumière du soir,
Nous te louons, Père, Fils et Saint Esprit, Dieu !...
Tu es digne en tout temps
D’être célébré par des voix saintes,
Fils de Dieu qui donnes la vie.
Voilà pourquoi le monde te glorifie…

La prière vespérale cathédrale a donc plus ou moins, en ce IVe siècle, la structure suivante : lucernaire ; psaume 140 ; lectures et parfois homélie ; invocations. Saint Basile décrit aussi les laudes situées dès la fin des vigiles : « Après avoir passé la nuit dans la variété d’une psalmodie entrecoupée de prières, dès que le jour commence à luire, tous ensemble, comme d’une seule bouche et d’un seul cœur, font monter vers le Seigneur le psaume de la confession et chacun s’approprie les mots du repentir. » [12] Il semble que l’office des vigiles (en Cappadoce) comprenait alors : Isaïe 26,9 ; le psaume 118 ; une psalmodie avec antiennes et prières ; une autre psalmodie avec répons et prières ; lectures en certains cas ; le tout réitéré plusieurs fois sur le même schéma. L’office de laudes comprenait : psaume 50 ; hymnes et cantiques ; prières d’intercession.

Le noyau des offices du matin et du soir dans les cathédrales est donc constitué de psaumes, hymnes, prières d’intercession. L’importance de ces deux offices est soulignée par saint Jean Chrysostome, diacre puis prêtre à Antioche, avant de devenir archevêque de Constantinople (mort en 407) : les affaires humaines se feront entre ces deux célébrations !

Mettez une grande application à venir ici de grand matin présenter au Dieu de l’univers vos prières et vos louanges, afin de lui rendre grâce pour les bienfaits déjà reçus, et de supplier qu’il daigne vous aider puissamment à garder ce trésor à l’avenir. Puis, au sortir de l’église, que chacun vaque en toute retenue aux affaires qui le concernent. Mais que chacun aille à ses affaires avec crainte et tremblement et qu’il passe la durée du jour dans la pensée que, le soir, il devra retourner à l’église pour rendre compte au Maître de toute la journée et lui demander pardon des manquements. […] chaque soir, nous devons demander pardon au Maître… et ensuite passer les heures de la nuit dans la sobriété spirituelle… [13]

Les Vêpres sont caractérisées par l’usage du psaume 140, ainsi expliqué : « [Les Pères] ont ordonné [la récitation de ce psaume] comme un remède salutaire, comme un moyen d’expiation, et ils ont voulu que, arrivés à la fin du jour, nous effacions par le chant de ce psaume toutes les taches que notre âme aurait pu contracter pendant le cours de la journée, soit sur la place publique, soit dans nos habitations ou dans quelque autre lieu que ce fût ; car c’est un remède des plus efficaces pour faire disparaître toutes ces souillures. »

Il en est de même pour le psaume 62 de la prière du matin : « Ce psaume a pour objet de nous enflammer d’amour pour Dieu […] "Mon Dieu, mon Dieu, je te cherche dès l’aurore, mon âme a soif de toi". Sentez-vous l’amour ardent que respirent ces paroles ? Or l’amour de Dieu met en fuite tous les vices, et devant le souvenir de Dieu, tous les péchés disparaissent, tous les maux sont détruits. » [14]

Basile parle aussi des prières d’intercession : demandes, prières et actions de grâce pour tous les hommes, pour les rois, et pour tous ceux qui détiennent l’autorité. C’est le moment aussi dit-il, d’intercéder pour l’évêque, les assistants et chacun, car lorsqu’on est en communauté, la force spirituelle nécessaire à cette supplication est donnée. Intercession également pour le monde entier, l’Église et tous les évêques.

On voit que l’assistance du peuple aux offices était habituelle et considérée comme partie intégrante de la vie chrétienne. Dans un écrit de la fin du IVe siècle, les Constitutions Apostoliques, trois offices de cathédrale sont décrits : la louange du matin, les vêpres et la vigile du dimanche de la Résurrection, il est recommandé à l’évêque de persuader le peuple « de fréquenter l’église assidûment, chaque jour, matin et soir, de ne s’en dispenser d’aucune manière, mais de s’y réunir sans cesse, de ne pas mutiler l’église en s’en retranchant et de ne pas amputer d’un membre le Corps du Christ… » [15]. La description complète de l’office et les recommandations du livre VIII méritent d’être citées :

Priez le matin, à la troisième heure, à la sixième, à la neuvième, le soir et au chant du coq. Le matin, rendez grâce, parce que le Seigneur vous a illuminés en chassant la nuit et en amenant le jour. A la troisième heure, parce que le Seigneur y encourut la sentence de Ponce Pilate. A la sixième heure, parce qu’il y fut crucifié. A la neuvième heure, parce qu’au moment où le Seigneur était en croix, toute la création fut secouée. Le soir, rendez grâce parce qu’il vous a donné la nuit pour vous reposer des fatigues du jour. Au chant du coq, parce que cette heure annonce que le jour est là, pour l’accomplissement des œuvres de lumière.
S’il est impossible de se rendre à l’église à cause des infidèles, tenez la réunion à la maison. Si vous ne pouvez pas vous assembler… que chacun chante, lise et prie chez lui, ou bien à deux ou trois ensemble.

On lit une description amplement détaillée des nombreux et somptueux offices de la semaine et de ceux du dimanche à Jérusalem, dans le Journal d’Égérie, cette moniale espagnole qui a pérégriné en Terre Sainte entre 382 et 384. Il faut noter les vigiles de la Résurrection qui commençaient les offices du dimanche, mais en supplément de ceux-ci ; elles comprenaient : trois psaumes responsoriaux, des intercessions, l’encensement, l’évangile pascal, la procession vers la croix avec des chants et une station à la croix.

La caractéristique généralisée de l’office cathédral, c’est le choix sélectif des psaumes. Égérie note elle-même : « les psaumes et les antiennes sont toujours assortis, soit la nuit, soit tôt le matin, aux heures du jour, midi ou trois heures, ou au lucernaire. Tout est adapté, approprié et ajusté à ce qui est fait. » [16] Ceci est particulièrement important car c’est ce qui distingue cet office de la psalmodie monastique que nous abordons par la suite. L’office cathédral sélectionnait les psaumes selon les offices, par exemple le psaume 140, ou 62, tandis que la psalmodie monastique était continue, sans essayer de coordonner le thème du texte avec la nature de l’heure de la prière.

Une autre différence importante se constate dans la façon de réciter : les moines disaient ou écoutaient les psaumes, verset par verset ; dans l’usage cathédral, le peuple participe en chantant antiennes, répons ou refrains qui étaient ajoutés à la psalmodie assurée par un ou plusieurs solistes. De même certains usages rituels, - lumière, encens, processions - et la diversité des rôles ministériels étaient spécifiques à l’usage cathédral et étrangers au départ à la coutume monastique.

L’office monastique égyptien

Pendant que se développait la liturgie dans les églises séculières, un autre type d’office évoluait dans les centres monastiques, en Égypte, au Sinaï, en Palestine…

Saint Jean Cassien fut moine pendant vingt ans à Scété, l’un des trois grands centres ou déserts monastiques égyptiens, avec Nitrie et les Kellia. Vers 420, il envisage de réformer le monachisme gaulois en s’inspirant des usages égyptiens. Nous avons ainsi par ses écrits la description des célébrations de cette période, de nombreux conseils pour la psalmodie à plusieurs, et une mention de la finale des psaumes, Gloria Patri, sans doute habituelle mais non mentionnée jusque-là. On appréciera le réalisme des recommandations pour les prières en commun :

Lorsqu’ils se rassemblent pour accomplir les célébrations (…), chacun garde un tel silence que, malgré le grand nombre de frères réunis ensemble, on croirait qu’il n’y a absolument personne d’autre que celui qui se lève pour chanter le psaume au milieu des autres. Et plus encore pour la prière finale : pendant ce temps, on ne crache pas, on ne se racle pas la gorge, on ne tousse pas, on ne baille pas d’envie de dormir, les mâchoires desserrées et la bouche bée (…) On ne pousse aucun gémissement ni même aucun soupir qui puisse gêner les assistants.
Voilà ses conseils à propos des psaumes :
Ils ne cherchent pas à les réciter d’une seule traite, mais ils ne vont au bout qu’en les coupant (…). En effet ils ne se satisfont pas du nombre des versets, mais de l’intelligence spirituelle, s’appliquant de toutes leurs forces à cet avis : Je chanterai avec l’esprit, je chanterai aussi avec l’intelligence. » [17]

Les offices du matin et du soir étaient dits en commun le samedi et le dimanche ; les autres jours, les moines disaient dans leur cellule, solitairement ou avec qui leur rendait visite, les deux offices principaux : le premier à la fin de la nuit et l’autre le soir. Le noyau de ces offices comprend douze psaumes pris en suivant les numéros du psautier avec, après chacun, prière privée, prostration et collecte. Après le psaume final, alléluiatique, on dit le Gloria Patri et, plus tard, deux lectures de la Sainte Écriture.

Notons qu’à cette période, dans les centres séculiers et monastiques l’eucharistie, comme l’agape, n’avait lieu que le samedi ou le dimanche. La liturgie des Heures en était donc indépendante ; sa fonction de louange et prière perpétuelles demeurait inchangée.

Un autre témoignage précieux sur les usages monastiques nous est donné par saint Pacôme, dans la vallée du Nil au nord de Thèbes. L’office est décrit, il est composé de psalmodie, de prières et de lectures. Le système étant cénobitique, la célébration des deux moments principaux, l’aube et le soir, est commune, au moins par "maison" [18] et toutes sortes de prescriptions sont données sur la façon et le moment de commencer la prière, de se signer, de se lever, de s’agenouiller… ainsi que les raisons et symboles attachés à ces rites. Il existait aussi des vigiles qui duraient ou pouvaient durer toute la nuit, mais c’était une dévotion solitaire et privée. Une structure fixe et répétitive lui était néanmoins attribuée.

Voici, pour illustrer, le déroulement un peu particulier d’une synaxe matinale à Tabennèse, le grand monastère de Pacôme : les moines, assis, continuent leur travail manuel qui consiste à tresser des joncs en corbeilles ou en nattes ; certains se relaient au pupitre pour réciter des passages bibliques ; après chaque passage, au signe du lecteur, tous se lèvent, se signent au front, récitent le Notre Père les bras en croix, se prosternent sur le sol en gémissant sur leurs fautes ; ils se relèvent, prient en silence et à un dernier signal se rasseyent pour recommencer un autre cycle semblable.

En résumé, l’office monastique ne comprenait au début que deux synaxes communes, ressemblant en cela au cursus cathédral. Mais le plus important est bien l’esprit qui animait cette prière des moines : l’office était moins un culte qu’une méditation commune sur la Sainte Écriture. « Au début, la liturgie ne faisait pas partie de la vie monastique, rapporte F. Wulf. La célébration eucharistique elle-même n’y occupait pas une place particulière. C’était là une affaire du clergé, pas des moines. La part du moine était la prière du cœur, sans interruption. C’était son Opus Dei, son office, savoir : le jeûne, la veille, le travail, la contrition du cœur et le silence. »

La pierre d’angle du monachisme primitif, c’est, paradoxalement : la prière continue et le travail incessant. Il s’agissait donc d’organiser la vie monastique de manière à rendre l’un et l’autre possibles, ce qui explique sans doute qu’on puisse tresser des joncs pendant les Laudes…. Cet idéal antique d’intégrer la prière à toutes les activités a été maintes fois repris par la suite : pratique de la recherche de Dieu en toutes choses, de sa présence, du recueillement. Cassien explique cette règle de la prière continue en même temps que l’absence des « petites heures » par exemple dans le programme monastique :

[Les moines d’Égypte] s’occupent toujours dans leurs cellules, tout en méditant les psaumes et la Sainte Écriture. Ils mêlent ainsi à chaque instant à leurs travaux les prières que nous récitons à des heures déterminées. Ils ne se réunissent que pour les vêpres et les nocturnes, et il n’y a pas d’office public durant la journée. [19]

Pour favoriser cette prière continue, il semble que les cent cinquante psaumes du psautier aient été répartis – en sus de ceux des offices – sur les vingt-quatre heures du jour et de la nuit, à raison de douze par heure, en prière privée.

Prière incessante mais refus de l’angélisme : on lit ainsi dans un des Apophtegmes l’histoire d’un frère qui était allé trouver abba Sylvain sur la montagne Sinaï. Voyant les frères au travail, il dit aux vieillards :

« Ne travaillez pas pour la nourriture qui périt. Marie en effet, a choisi la bonne part. » Le vieillard dit à un disciple de donner un livre au frère et de le mettre dans une cellule sans rien. A la neuvième heure, il surveilla la porte afin que personne n’appelât pour le déjeuner. Le frère, ne voyant rien venir, sortit, alla trouver le vieillard : « Les frères n’ont-ils pas mangé aujourd’hui ? » Le vieillard lui répondit qu’en homme spirituel, il n’avait pas besoin de cette nourriture, qu’il avait choisi la bonne part en lisant toute la journée ; quant à eux, hommes charnels, ils voulaient manger et, pour cela, ils travaillaient. A ces paroles le frère se prosterna et demanda pardon. Le vieillard conclut : « En vérité, même Marie a besoin de Marthe. C’est grâce à Marthe, en effet, qu’on fait l’éloge de Marie ! »

L’important pour les moines d’Égypte au IVe siècle, on l’a vu, était de prier tout le temps. Le moment, la manière, l’endroit, l’assistance, sont sujet à modification et à évolution, mais non le principe fondamental qui est à la base de toute prière chrétienne, particulièrement de toute prière monastique en ce temps-là, aujourd’hui encore et toujours.

L’office monastique urbain

Les deux genres d’office, cathédral et monastique, se sont par la suite combinés pour constituer la base des offices de nos diverses régions et traditions. Le premier exemple en est celui qui apparaît dès la fin du IVe siècle et au Ve, qu’on appelle office monastique urbain. Certains moines résidaient en ville ou près des centres urbains ; étant en contact avec les églises séculières, ils en adoptèrent certains usages, sans renoncer à la psalmodie monastique continue.

Notons l’influence capitale de trois grands centres de Basse Égypte d’où a dérivé une très abondante littérature qui fut déterminante par la suite pour la vie religieuse et la prière communautaire en Orient comme en Occident.

C’est ainsi que naît un office mixte, où la synaxe de douze psaumes de l’aube sera suivie dans la journée des prières des « petites heures » (Tierce, Sexte et None), chacune comprenant trois psaumes et trois prières, toujours en référence à la prière de Daniel. Un nouvel office est aussi ajouté pour les moines qui avaient pris la (fâcheuse) habitude de se recoucher après les nocturnes ! Afin qu’ils se lèvent dès l’apparition du soleil, est institué l’office de prime, (trois psaumes et trois prières), qu’on voit apparaître à Bethléem dans le monastère de Cassien. De la même façon, on voit un office de vigile du vendredi soir au samedi matin où la répétition d’une même structure peut durer toute la nuit : trois antiennes, trois psaumes, trois lectures.

Saint Basile, lui, à Cappadoce, donne d’autres exemples d’adaptation. Il voulait fournir aux laïcs un modèle vivant de vie chrétienne et établit en ville des communautés « d’ascètes », et non de moines, c’est-à-dire de chrétiens qui prennent les choses au sérieux. On récite donc chez eux matines et vêpres ; les trois petites heures et les complies ; une vigile à minuit… Il faut lire cette partie des Grandes Règles de Basile (37, 2-5), où il détaille tout ce cursus monastique, où nous retrouvons aisément les offices de nos monastères ; cela va de la prière de l’aurore à celle du lendemain qui prévient l’aurore « afin que le jour ne surprenne pas les moines endormis », puis un dernier avis : « Lorsqu’on a pris la résolution de vivre en cherchant uniquement la gloire de Dieu et de son Christ, on ne peut négliger aucune de ces occasions… »

Au risque d’une certaine répétition, il était important de remarquer ces ajouts ou ces mélanges, car ce sont ces structures qui ont été transmises, sans changements fondamentaux, au fil des siècles suivants.

Trois progressions sont à noter de la part de ces moines « urbains » : la mise en place officielle de synaxes formelles aux petites heures, qui étaient plutôt de prière privée jusque là ; une synthèse des usages cathédral et monastique aux offices du matin et du soir, tout en conservant la psalmodie monastique continue ; un nouvel office enfin, la prière du coucher : les complies. L’office de vêpres demeurait un office d’action de grâce, d’examen de conscience et de pardon.

Ensuite...

Il est certain qu’il faudrait aussi étudier l’évolution de l’office divin en Occident, entre l’usage des basiliques romaines et le cursus prévu par la Règle de saint Benoît. Il faudrait mentionner la redéfinition des offices de la nuit et du matin, l’apparition de la séquence matines, laudes et prime. Il sera peut-être donné de le faire ultérieurement. Mais le but de cet exposé était de montrer que, si de nombreuses adaptations se sont produites par la suite, les schémas structurels et les fondements symboliques de l’Office divin étaient présents dès les IIIe et IVe siècles.

Longtemps l’Office a été vécu comme une liturgie célébrée en commun ; ce n’est qu’à la fin du Moyen Age que la récitation privée sera envisagée pour des raisons pratiques : l’organisation ecclésiastique des diocèses a persisté dans les cités épiscopales jusqu’aux Xe/XIe siècles ; les grandes fêtes, les baptêmes, la réconciliation des pénitents n’étaient souvent célébrés que dans l’église cathédrale. Quand les chapelles (églises) rurales ont commencé à être administrées par des prêtres seuls sur qui reposait toute la charge pastorale, la célébration publique de l’office devint plus difficile sans pour autant disparaître (les vêpres et les complies furent chantées très longtemps dans les paroisses, surtout le dimanche). L’une des solutions trouvées fut de réciter les Heures en privé, conception tout à fait nouvelle ; la décadence de la liturgie des heures en tant que liturgie, avait commencé… On sait que les premiers Bréviaires « de poche » sont apparus au XIe siècle, mais c’est là un autre sujet.

Les pratiques ici décrites peuvent avoir paru bien exigeantes : une présence extrêmement fréquente demandée même aux laïcs, des prières nocturnes répétées… le « Priez sans cesse » qui a résonné si fort aux premiers temps de l’Église, a longtemps guidé les chrétiens. Cette invitation pressante a traversé les siècles et les mots de Cyprien à la fin de son traité Sur l’Oraison dominicale sont toujours d’actualité :

Pour nous frères très chers… sachons que nous marchons toujours dans la lumière. Ne nous laissons pas entraver par les ténèbres auxquelles nous avons échappé ; dans la nuit, ne suspendons pas nos prières (…) Rendus à la vie spirituelle par la bonté de Dieu et par notre seconde naissance, imitons ici ce que nous sommes destinés à devenir. Puisque, dans le Royaume, nous jouirons d’un jour permanent sans interruption de nuit, veillons donc… Nous, qui sommes destinés à prier toujours et à toujours rendre grâce à Dieu, agissons de même ici-bas, et que ne cessent jamais notre prière et notre action de grâce.

N’est-ce pas une merveille, quand nous chantons certains soirs : Joyeuse lumière, splendeur éternelle du Père de savoir que nous joignons nos voix à celles des anges et des saints qui, depuis le premier siècle, chantent cette hymne à l’Agneau sans tache, Lui que nous louerons de la même façon, dans les éternités !

Michèle Gabarrou, professeur de lettres dans un collège public à Provins. Membre de la communauté Aïn Karem.

Sources : Cet article tient pour une grande part de sa documentation à l’ouvrage très complet et passionnant de Robert Taft, s.j. : La Liturgie des Heures, Collection Liturgique Mysteria, Éditions Brépols, 1991.

[1] Constitution Apostolique Laudis Canticum (1er nov. 1970)

[2] On lira avec intérêt à cet effet la Présentation générale de la liturgie des Heures qui redonne le sens des différents éléments de l’Office. Il figure en préambule du volume I de Liturgia Horarum et de ses différentes traductions.

[3] Jn 1, 1-17 ; Ph 2, 6-11 ; Col 1, 15-20 ; Ep 1, 3 sq. ; 2, 14-16 ; 1 Tm 3, 16 ; 1 P 3, 18-20 ; He 1, 3.

[4] 1 Clem., 24, 1-3

[5] Le Pédagogue 2,9.

[6] De la Prière, chap. 12

[7] De la Prière chap. 25

[8] Sur l’oraison dominicale chap. 34 à 36

[9] id.

[10] Commentaire sur le Ps 64, 9.

[11] Can.27

[12] Lettre 207, 3

[13] Catéchèse baptismale VIII, 17-18.

[14] Commentaire sur les psaumes.

[15] Livre II

[16] Peregrinatio 25,5.

[17] Institutions, livres II et III.

[18] Un monastère pacômien était alors constitué d’environ trente à quarante ‘maisons’ comprenant chacune une quarantaine de moines. A titre indicatif, on comptait environ cinq mille moines à Nitrie et aux Kellia au IVe siècle et trois mille cinq cents à Scété au VIe.

[19] Institution III, 2.

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