Rechercher

Où en est l’historiographie de Mgr Charles ?

Donatien du Thuyt

La thèse de M. Michel Emmanuel, consacrée à la formation de l’abbé Charles et à ses premiers pas dans le ministère sacerdotal, a été soutenue le mardi 13 décembre 2011 dans les prestigieux locaux de l’Institut d’études politiques de Paris. Cet évènement marque une étape dans la mise en lumière de la personnalité de celui qui, mal connu, loué ou détesté, reste une figure marquante de l’Église du XXe siècle. C’est l’aboutissement au moins provisoire d’un long et imposant travail, qui a nécessité près de dix ans d’enquêtes, de dépouillements d’archives, de collation de notes et de correspondances. Elle a été saluée de façon convergente par les membres du jury comme donnant accès à une mine d’informations, à la fois sur l’intéressé lui-même, mais aussi sur les institutions auxquelles il a participé, ainsi que sur toute une galerie de personnalités qu’il a croisées dans l’entre-deux-guerres, et auxquelles il convenait de prêter attention. Mais, plus encore, elle représente un cas d’école, dans la mesure où une biographie partant, peut-on dire, de l’intérieur : du chemin spirituel d’un homme d’Église, parvient à éclairer tout un pan de l’histoire du catholicisme contemporain, entre tradition et modernité.

Elle a révélé également l’originalité du cas « Maxime Charles » au regard de la rédaction de l’histoire, dans la mesure où le personnage concerné, s’il n’a pas écrit de Mémoires et s’en est toujours défendu, a constamment entretenu autour de son passé une saga orale qui constitue une tradition vivante, dont sont encore porteurs de nombreux témoins. Étudier cette tradition, la confronter à une documentation extérieure, étaient donc une voie d’accès privilégiée à l’histoire de ce prêtre hors normes. Se joignait à cette source orale l’apport de très nombreux carnets dans lesquels le petit, puis le grand séminariste, et enfin le jeune prêtre, consignait des éléments de sa prière et de sa réflexion, ce qui se révèle à l’usage un aperçu incomparable sur ce qu’il a vécu et compris de son action.

Pourtant le travail de M. Michel Emmanuel ne saurait prétendre tout dire, dans la mesure où il ne couvre explicitement que la période 1908-1939. Quand on pense que Mgr Charles a vécu jusqu’en 1993, et qu’il n’a accédé à aux responsabilités qu’avec la guerre et surtout après, on comprend qu’il reste beaucoup à faire pour rendre compte de l’impact que celui-ci a eu sur l’Église du XXe siècle.

On est loin d’être complètement démuni, dans la mesure où des études antérieures ont été consacrées aux années charnières où l’abbé Charles a été aumônier de la Sorbonne (1944-1959). Ce fut d’abord le mémoire de maîtrise soutenu à Paris IV en juin 1993 par le futur P. Vincent de Mello, intitulé « Au Cœur des masses » (par allusion au livre du P. Voillaume paru en 1951), sous-titre : Théories et méthodes d’évangélisation au Centre Richelieu, 1945-1955. On en remarquera déjà la limitation, puisque ce travail ne prend en compte en principe que les dix premières années de l’abbé Charles en Sorbonne (onze si on compte 1944, qui marque le début de sa présence au Quartier latin). Ce travail pionnier était dominé par la question (centrale, il est vrai) de l’apostolat des laïcs, la manière, à la fois traditionnelle et novatrice, dont l’aumônier de la Sorbonne construit une œuvre où l’impulsion est donnée par des prêtres, mais qui repose néanmoins largement sur l’exceptionnel engagement de laïcs formés.

C’est une perspective plus large que nous a livrée M. Samuel Pruvot dans sa thèse de doctorat d’histoire du XXe siècle, soutenue en 2001, elle aussi à l’école doctorale de Sciences-Po, et qui est désormais publiée sous le titre Monseigneur Charles, aumônier de la Sorbonne [1]. Après quatre-vingts pages consacrées aux origines, à l’enfance, à la formation et aux premiers ministères de l’abbé Charles, l’intérêt se porte sur la personnalité et les méthodes de celui qui en quinze ans révolutionna le Quartier latin. La période est abordée sous plusieurs angles : c’est d’abord l’histoire d’une construction, qui, à partir d’une base très réduite (le Groupe catholique des lettres), étend peu à peu son influence sur une part importante du monde étudiant parisien et finalement de la jeunesse française, construction qui est jalonnée de crises et d’affrontements (avec le Rectorat, avec la JEC, etc.), qui permettent à chaque fois à l’abbé Charles de définir plus précisément son objectif, dans un sens essentiellement religieux, mais ne renonçant jamais aux moyens modernes de communication et de mobilisation. L’autre biais est de pratiquer un certain nombre de coupes dans l’expérience du Centre Richelieu pour tenter de faire vivre une « méthode » qui est avant tout un style personnel : l’enseignement de la théologie, la presse, les pèlerinages, les grands rassemblements. L’ouvrage se termine par un bref épilogue sur la période de Montmartre (1959-1885), qui constitue pour l’instant la seule présentation de cette étape, pourtant la plus longue et peut-être la plus riche d’enseignements dans la vie du maître spirituel qu’a été Maxime Charles.

L’ouvrage de M. Pruvot avait été précédé par un mémoire de D.E.A. consacré par lui à la revue Résurrection, fondée au Centre Richelieu par l’abbé Charles et transplantée à Montmartre : Doctrine chrétienne et apostolat des laïcs, la revue Résurrection 1954-1964. L’auteur remonte jusqu’en 1954 pour retrouver le milieu (essentiellement les « jeunes anciens » du Centre Richelieu, désireux de continuer l’aventure une fois sortis du monde étudiant) avec lequel l’abbé Charles fonda d’abord les équipes Résurrection. Puis il nous décrivait le lancement d’une revue du même nom en 1956, destinée à fournir une vulgarisation de haut niveau pour une élite cultivée désireuse de profiter des recherches théologiques en cours dans ces années très riches. On mesure mieux au fil des pages que c’est cette revue, avec les équipes nécessaires à sa rédaction et à sa diffusion, qui a constitué le pont entre l’expérience de la Sorbonne et celle de Montmartre. Elle permit le passage et le maintien d’une forte exigence intellectuelle et apostolique, ainsi que le regroupement d’un certain nombre de jeunes laïcs et clercs auprès de celui qui devenait dans ces années-là « Mgr » Charles, recteur du Sacré-Cœur de Montmartre, et prélat d’honneur de Sa Sainteté. L’enquête de Samuel Pruvot s’arrête, on l’a remarqué, en 1964, pour se limiter à la première période montmartroise, car la revue connut peu après une éclipse, avant de « ressusciter » avec le même nom, mais sous une autre forme, dans les années 1968. Cette histoire a pourtant été poursuivie par M. Luc Perrin, à l’occasion du cinquantenaire de la revue en 2006, et nous savons mieux grâce à lui combien Résurrection, héritier direct de la fièvre apostolique et théologique du Centre Richelieu, est restée le fer de lance d’un courant spirituel bien actuel [2].

Les lacunes chronologiques de cet ensemble de publications sont évidentes. Deux périodes importantes de la vie de l’abbé Charles ne sont pas couvertes par les travaux mentionnés ou à peine : la période de la guerre (1939-1944) et celle de Montmartre (1959-1985), sans parler des dernières années (1985-1993)... Les années de la guerre et de l’Occupation, qui, pour la première fois, permirent à l’abbé Charles d’accéder aux responsabilités, dans le cadre des Chantiers de jeunesse, sont abordées dans un chapitre de l’ouvrage de M. Pruvot (ch. VI : « par-delà le maréchalisme »), mais beaucoup reste à faire, dans la mesure où ces années se sont révélées décisives pour l’apprentissage du maniement des hommes, comme aussi pour la définition d’une ligne de conduite spirituelle dans une société où les allégeances contradictoires des chrétiens réduisaient la marge de manœuvre des pasteurs.

La seconde période, à peine effleurée, comme on l’a vu, dans l’épilogue de M. Pruvot, attend son historien. Elle est d’autant plus attendue qu’elle peut concourir à éclairer un moment particulièrement difficile de la vie de l’Église de France : la préparation, puis la réception du Concile, les évènements de Mai 68 et leurs suites, l’effondrement de la pratique religieuse et du recrutement sacerdotal. Le rôle, finalement assez marginal, de Mgr Charles dans ces années, alors qu’on attendait qu’il accède assez vite à l’épiscopat, pose une question dont la réponse est loin d’être évidente : comment le prélat en vue qu’il était au début des années 60 est-il devenu le personnage encombrant et suspect, qu’on a essayé de museler, faute de parvenir à le déboulonner ? Mais cette première question en pose une autre : comment est-il parvenu, dans ces conditions, à jouer malgré tout un rôle important, peut-être même décisif, dans le maintien d’un certain nombre de valeurs contestées dans ces années-là (l’adoration eucharistique, la dignité de la liturgie, la fidélité à la tradition vivante de l’Église et au Magistère romain, la spiritualité sacerdotale, l’évangélisation au sens premier de démarche tournée vers la conversion des non-croyants). De son « burg » montmartrois et grâce à son exceptionnelle longévité à la tête de la Basilique, il a su entraîner des foules de jeunes et de moins jeunes à faire l’expérience d’une prière christocentrique et à se former en conséquence, et on mesure chaque jour la place qu’il a occupée dans le cheminement de beaucoup, qui sont aujourd’hui chargés de responsabilités dans l’Église et la société.

La rédaction de cette histoire est rendue encore difficile par les tensions qui ont accompagné son ministère montmartrois et dont certaines sont encore sensibles. Le souci de paix, qui a été le sien dans ses dernières années, amène peut-être à remettre à plus tard la mise au jour de certains dossiers. La parution de la thèse de Samuel Pruvot s’était accompagnée de manifestations consensuelles, où les anciens clivages semblaient oubliés. Il n’est pas sûr qu’il en serait de même pour « Mgr Charles, recteur du Sacré-Cœur de Montmartre [3] ».

Mais l’historiographie de Maxime Charles ne s’arrête pas là, heureusement. Tout un ensemble d’études, dans les années qui ont suivi son décès et même avant, ont essayé de ressaisir quelques-uns des traits de sa personnalité et de son enseignement. La revue Résurrection y a contribué dans deux numéros spéciaux [4] et quelques autres articles plus dispersés [5]. Communio n’a pas manqué non plus de fournir quelques matériaux au moment où Maxime Charles disparaissait [6]. Il ne faut pas non plus oublier La Politique de la Mystique, volume d’hommages rassemblés en 1983 pour ses soixante-quinze ans [7]. Sans se vouloir un recueil biographique, les vingt-six contributions qui le composent dessinent bien les contours de sa pensée, et donnent à chaque contributeur l’occasion de signaler tel ou tel trait du personnage qui l’a marqué. C’est là notamment que le cardinal de Lubac raconte l’anecdote datée par lui d’avril 1942, si révélatrice de ce qui fut l’axe de la vie de Maxime Charles, et qui a servi de point de départ à la réflexion développée par M. Michel Emmanuel pour sa thèse :

Un soir, après quelques moments de détente en groupe, je me trouvais seul avec le jeune abbé Charles. Côte à côte, sur une route déserte, nous marchions sous les étoiles. Presque aussitôt, écartant les soucis immédiats, et sans confidences particulières, il m’ouvrit son cœur de prêtre. Devant moi se dévoilait non pas le rêve, mais le vouloir d’un apôtre, son amour de la jeunesse, sa décision, quel que puisse être pour notre pays l’avenir, de travailler à la mener au Christ. Ses propos manifestaient un calme et une lucide énergie ; ils étaient empreints à la fois d’ardeur et de sagesse, de réalisme et de sobre enthousiasme. Après plus de quarante années, il m’est impossible de m’en rappeler la lettre. Mais ce que je puis attester, c’est l’impression ineffable qui m’est restée. Et ceux qui connaissent la suite se l’expliqueront aisément [8].

Comme pour le cardinal de Lubac, c’est l’apôtre qui retient d’abord l’attention. On pourrait reprendre à Georges Suffert son titre, « la passion et la capacité de convaincre [9] », qui définit parfaitement Maxime Charles. Liée à ce premier trait, on trouve l’« ambition éducative », à laquelle Jean Marie van der Meer a été sensible et à laquelle il a consacré un article appréciable [10]. Samuel Pruvot a fait revivre ce qu’avait été le formidable programme apostolique du Centre Richelieu, il manque sans doute une étude sur les origines et la mise en place de ce qui s’est révélé la clef de tout le dispositif : l’engagement missionnaire, un engagement pris solennellement en début d’année universitaire par des centaines de jeunes laïcs, garçons et filles, avec un cadre spirituel, une exigence de formation, et un programme d’action précis [11]. Il conviendrait ensuite de voir comment ce modèle a pu se transporter à Montmartre, au profit d’une population d’âge varié, et continuer d’irriguer tout le dispositif de l’adoration. Le discours missionnaire, ses thèmes, ses figures héroïques, ses justifications théologiques et scripturaires, son ambition eschatologique, constitueraient aussi un objet d’étude particulièrement important, en tirant parti des nombreuses « retraites missionnaires » et « envois en mission » qui ont jalonné les années de la Sorbonne et de Montmartre, et dont les notes existent encore. Il serait sans doute instructif d’en découvrir les premiers linéaments à Malakoff et aux Chantiers de jeunesse.

Plusieurs études concernent l’homme d’Église. Prêtre ayant exercé des responsabilités à différents niveaux, ayant travaillé avec plusieurs archevêques de Paris, proche de certains prélats de Curie, fréquemment consulté à la fin de sa vie par la nonciature pour les nominations épiscopales, Mgr Charles a été placé au cœur de la vie de l’Église, qu’il a toujours cherché à servir, non sans une liberté de parole et un réalisme qui lui ont souvent fait des ennemis. Jean Chaunu a cherché à percevoir l’originalité de son positionnement, son « idée » de l’Église [12] Mais il conviendrait de procéder plus largement par un examen de sa correspondance et de ses notes personnelles. La perception de la gravité de l’heure que vivait l’Église n’a jamais engendré chez lui le pessimisme qu’on trouve chez beaucoup de ses contemporains, mais au contraire un regard plus surnaturel, une confiance plus épurée dans l’avenir. Cela aussi devrait pouvoir être mis en lumière.

De nombreuses études se sont attachées à mettre en valeur tel ou tel point de son enseignement théologique. Maxime Charles a beaucoup enseigné, et très tôt. Ses cours seront peut-être un jour ou l’autre publiés. Un recueil de ses entretiens à la radio a déjà paru [13]. On a inventorié ses maîtres (la thèse de M. Emmanuel s’y est employé pour la période du séminaire des Carmes), beaucoup d’influences sont le fruit de rencontres personnelles avec des professeurs éminents (l’abbé Petit, le R. P. Guy de Broglie, etc.) et avec des auteurs qui n’étaient pas précisément au programme (Richard de Saint-Victor [14], Bérulle [15], etc.). Par la suite, il a beaucoup lu et son intérêt s’est porté sur les meilleurs parmi les théologiens qui dans l’immédiat après-guerre ont donné un nouveau souffle à la théologie catholique, préparant ainsi le concile Vatican II. N’étant pas lui-même théologien de profession, il a souvent servi de pont entre les étudiants et quelques-uns des grands maîtres de cette époque (les RR. PP. Louis Bouyer, Jean Daniélou, Henri de Lubac, Henri Cazelles, André Feuillet, à un moindre degré Marie-Dominique Chenu et Yves-Marie Congar, par la suite Marie-Joseph Le Guillou), leur demandant conférences et directions d’études, comme cela s’est vérifié au Centre Richelieu et plus tard à Montmartre.

Pourtant, à aucun moment le P. Charles ne s’est dessaisi d’une sorte de magistère intellectuel sur ceux qui le fréquentaient. On pourrait caractériser cette approche originale du mystère chrétien par bien des traits, ceux qu’on va citer sont sans doute les plus importants, on aura intérêt à en caractériser les contours, en se référant à la mémoire longue :

Un sens finalement très « barthien [16] » de la Révélation comme évènement : la Parole de Dieu n’est pas d’abord un discours, elle est un fait, elle s’inscrit dans une histoire, et, à son sommet, elle est une personne. Loin de pouvoir la mesurer à une « précompréhension » (qu’elle soit philosophique ou psychologique), c’est elle qui révèle l’homme à lui-même [17].

Une éthique de la pensée qui devait beaucoup au classicisme français : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », d’où le refus du jargon pédant, du flou artistique [18]. Il n’était pas ennemi de l’érudition, qu’il saluait quand elle était sérieuse, mais, en « honnête homme », il pensait pouvoir débattre de tout et ne pas se laisser impressionner par les conclusions des doctes.

Une conscience aiguë de la relativité des sources historiques du christianisme (fussent-elles magistérielles ou même scripturaires), qui allait de pair chez lui avec une fidélité sans faille à l’enseignement de l’Église, dès lors qu’il se manifestait par la constance d’une doctrine crue « toujours et partout » (semper et ubique, dont il avait fait un peu sa devise [19]).

Il reste sans doute à examiner le plus important, mais aussi le plus difficile à cerner : ce qui caractérise le maître spirituel qu’il a été. C’est là que tous les autres aspects de sa personnalité et de son action trouvent leur point d’ancrage ; en tout cas, c’est certainement cet impact spirituel qui a assuré son rayonnement sur un grand nombre de « disciples ». Le travail de Michel Emmanuel est, en ce sens, pionnier, car, en remontant aux origines de la vocation de Maxime Charles, en suivant pas à pas le développement de sa vie spirituelle et sa montée vers le sacerdoce, en donnant accès à quelques traces de sa prière et de son examen de conscience, on saisit mieux la force de cette « saisie » par le Christ qu’il a vécue et qui l’a accompagné jusqu’au bout, ce qu’il a essayé de communiquer à des foules comme à des individus. « J’ai cru et c’est pourquoi j’ai parlé », cette phrase de saint Paul (2 Co 4, 13) qu’il a voulu faire inscrire sur sa tombe (credidi propter quod locutus sum), le définit sans doute mieux que d’autres. Tout part de cette foi terrible, cette conscience vive d’être devant « Celui qui n’est pas moi » (comme il aimait à dire), à la fois exigeant et merveilleusement aimant.

Plusieurs contributions de La Politique de la mystique ont cherché à nous rendre sensibles aux chemins ouverts ou réouverts par Mgr Charles en ce domaine. Ils nous disent l’attachement au Cœur du Christ [20], la « splendeur de la contemplation eucharistique [21] », l’amour de la liturgie [22], ainsi que le renouvellement apporté par la rencontre de la Terre sainte [23]. Tous ces traits, qui ne sont pas forcément originaux, dessinent néanmoins les contours d’une recherche de Jésus dans son humanité sainte, qui est incontestablement au centre de sa vie spirituelle.

On s’étonnera que rien, ou presque, n’ait été dit du confesseur et de conducteur d’âmes. Or c’est en ce domaine que s’est exercée une pédagogie spirituelle étonnante, dont beaucoup restent marqués.

Reste enfin à dire un mot du « carlisme ». Le terme, lancé un peu comme un canular alors que l’abbé Charles était aumônier à la Sorbonne, a été repris par la suite, et M. Emmanuel lui-même s’en est servi, au prix d’un léger anachronisme, pour caractériser les intuitions principales qu’il voit en œuvre dès les premières années du ministère sacerdotal de Maxime Charles. L’inconvénient de cette notion, qui peut être commode, est de laisser croire à un système, alors que le personnage est trop paradoxal, trop critique aussi avec lui-même, pour se laisser enfermer dans un système. Ses intuitions, si on tient à ce mot, sont jaillissantes et parfois contradictoires. Qui ne l’a entendu soutenir, à quelques jours d’intervalle, des positions dont on avait du mal à voir la cohérence, tout simplement parce qu’il réagissait à chaque fois en fonction d’un public différent, ou parce qu’il voulait écraser telle méprise qu’il devinait dans le crâne de ses interlocuteurs, et qu’il forçait la note sur ce point, quitte à exagérer sans vergogne ? Si on peut, à juste titre, faire un inventaire des convictions de fond qu’il a cherché à faire passer dans son enseignement et sa pratique missionnaire, il faudra se garder de croire qu’on a défini ainsi une pensée, qui reste plus riche.

L’unité du P. Charles tient sans doute à quelques paradoxes féconds, comme l’ont reconnu plusieurs de ceux qui l’ont approché de plus près [24]. Ce sont eux qui continueront à nous faire réfléchir et avancer.

Donatien du Thuyt, né en 1945, diplômé de l’École pratique des hautes études (5e section), père de famille, journaliste indépendant.

[1] Monseigneur Charles, aumônier de la Sorbonne (1944-1959), éd. du Cerf, Paris, 2002, 232 p.

[2] « Cinquante ans de la revue Résurrection », dans Résurrection, no 120-121 (nouvelle série (plus bas n. s.), juillet-octobre 2007), p. 21-39.

[3] La revue Montmartre Orientations, héritière du magazine Montmartre, a consacré en 1985 un numéro spécial (no 66, juin 1985) aux vingt-cinq ans de présence à la tête de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre de Mgr Charles. On y trouve, outre des témoignages des différentes époques, un historique de la création des mouvements.

[4] No 47-48 (n. s., août-novembre 1993), intitulé : « Mgr Maxime Charles/la clef d’un renouveau », et no 49 (n. s., décembre 1993-janvier 1994), intitulé : « Mgr Maxime Charles/textes choisis ».

[5] Roland Hureaux, « Le Style de Maxime Charles », dans Résurrection, no 54 (n. s., octobre-novembre 1994), p. 57-72 ; Samuel Pruvot, « Du côté de Mgr de Pourceaugnac », dans Résurrection, no 74 (n. s., février-mars 1998), p. 97-107.

[6] Communio, no XIX/1 (janvier-février 1994), articles de Louis Bouyer, Jean Duchesne et Samuel Pruvot.

[7] La Politique de la mystique, Hommage à Mgr Maxime Charles, Critérion, Limoges, 1984, 288 p.

[8] Cardinal Henri de Lubac, « Le Vouloir d’un apôtre », La Politique de la mystique, p. 13.

[9] Georges Suffert, « La Passion et la capacité de convaincre », La Politique de la mystique, p. 195-199.

[10] Jean-Marie van der Meer, « Libres Souvenirs d’une certaine ambition éducative », Résurrection, no 47-48, p. 147-157.

[11] Yves-Marie Hilaire a fourni quelques jalons dans « Tradition et innovations aux origines du Centre Richelieu », La Politique de la mystique, p. 69-80.

[12] « Une certaine Idée de l’Église », Résurrection, no 47-48. Voir aussi Jean Duchesne, « Un homme d’Église », Communio XIX/1 (janvier-février 1994), p. 63-68.

[13] Mgr Maxime Charles, Sais-tu quelle est notre Foi ?, préface du cardinal Philippe Barbarin, édition établie par Michel Emmanuel, éd. Parole et Silence, Langres, février 2010, 187 p.

[14] Dominique Poirel, « Retrouver nos Sources médiévales », dans Résurrection, no 47-48, p. 47-62.

[15] Gérard Pelletier, « Bérulle et Charles : quand l’École française descend dans la rue », Résurrection, no 47-48, p. 63-77 ; le P. Louis Bouyer avait éclairé le sens de cette filiation au début de son article de La Politique de la mystique, intitulé : « Les sources patristiques du cardinal de Bérulle », il y revient dans l’article de Communio XIX/1, p. 59-61 : « Mgr Charles et l’École française de spiritualité ».

[16] Karl Barth marque la théologie du XXe siècle par son Commentaire de l’épître aux Romains, dont la première édition est de 1919. Dans quelle mesure a-t-il atteint l’étudiant de l’Institut catholique, c’est ce qu’il faudra préciser. À moins qu’il s’agisse d’une découverte parallèle, faite indépendamment par le jeune Maxime Charles.

[17] Il faudrait faire une place à ses relations intellectuelles avec Mgr André Brien, professeur d’apologétique à Strasbourg, qui a encore voulu lui dédier une étude dans La Politique de la mystique.

[18] Ce classicisme a été bien mis en valeur par Roland Hureaux, « Le Style de Maxime Charles », art. cit.

[19] Il se montre ici très proche du P. Louis Bouyer, qui a pu écrire : « L’infaillibilité qui s’attache à l’enseignement du pape comme docteur universel, ou à l’enseignement universel de l’épiscopat, ne signifie même pas que toutes les définitions, à plus forte raison la proclamation ordi¬naire de la vérité révélée par le magistère, sauront l’exprimer aussi bien qu’il serait désirable. Cela dépend de la ferveur, de la compétence théologique et de toutes les qualités très variables, aussi bien que les dons gratuits de l’Esprit, que tel pape ou tels évêques peuvent ou non recevoir. Ce que l’infaillibilité garantit n’est que négatif : même si tel pape ou tel concile, voire l’ensemble de l’épiscopat d’une époque, présentent la vérité évangélique, comme il peut advenir et comme cela est arrivé dans le passé, assez pauvrement, jamais, croyons-nous, la divine Providence qui veille sur l’Église ne permettra qu’ils altèrent positivement cette vérité. » Parole, Église et sacrements dans le protestantisme et le catholicisme, Desclée, 1995.

[20] Jean Duchesne, « Au Cœur de la foi », La Politique de la mystique, p. 81-92.

[21] Jean-Luc Marion, « Splendeur de la contemplation eucharistique », ibid., p. 17-28.

[22] Curieusement, peu de choses ont été dites des orientations liturgiques de Mgr Charles. Sœur Claire-Agnès Zirnheld a parlé de la passion du P. Charles pour l’office divin, dans La Politique de la mystique, « Les Psaumes, mémorial des merveilles de Dieu », p. 29-43.

[23] On se reportera avant tout au récit du pèlerinage fondateur accompli par l’abbé Charles, tout jeune prêtre, avec huit compagnons dans l’été 1935, dans la thèse de M. Emmanuel (ch. 18). Par la suite, lui-même a donné les raisons qui attachent un chrétien à la Terre Sainte dans un article de 1958, paru dans Lumen Vitæ et reproduit dans Résurrection, no 49, p. 67-81 : « Terre Sainte : histoire, théologie, liturgie ».

[24] Yves-Marie Hilaire, « Une Figure paradoxale », Résurrection, no 47-48, p. 21-23 ; Michel Gitton, « Faut-il achever le Carlisme ? », ibid., p. 201-204.

Réalisation : spyrit.net