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Où trouver la certitude ?

Florian Laguens

Pour qui se pose aujourd’hui la question de la certitude, il faut immédiatement reconnaître que le problème comporte en fait trois termes : la foi, les sciences expérimentales (dont le modèle méthodologique reste encore la physique) et également la philosophie. Il faut en effet distinguer deux ordres de connaissance, la foi et la raison naturelle, ce second ordre comprenant notamment la philosophie et les sciences expérimentales [1]. Il est en outre strictement compartimenté : d’un côté la science et sa rigueur, de l’autre… la philosophie. A cette dernière, la plupart ne croit plus, même s’il n’en fut pas toujours ainsi. Dans la condition qui est la nôtre, à savoir celle du divorce consommé entre les sciences expérimentales et la philosophie, nous pourrions chanter : « Parce qu’on sait jamais, on regarde vers le haut [2]. » Notre monde semble voué au fidéisme et à l’hémiplégie spirituelle, puisqu’il essaie de maintenir la foi tout en humiliant la raison [3]. Dans ces conditions, où chercher la certitude, c’est-à-dire une ferme adhésion de l’intelligence ? L’opinion commune semble bien représentée par quelques phrases de l’existentialiste Karl Jaspers, dans son Introduction à la philosophie  :

Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s’imposent à tous ; la philosophie, elle, malgré l’effort des millénaires, n’y a pas réussi. On ne saurait le contester : en philosophie il n’y a pas d’unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu’une connaissance s’impose à chacun pour des raisons apodictiques [i.e. certaines], elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d’être philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable [4].

La certitude se trouverait dans certaines conclusions des sciences expérimentales, mais en aucun cas dans le domaine de la philosophie (et encore moins dans celui de la foi). Ce passage condense pourtant quelques-unes des idées couramment reçues par les non-scientifiques à l’égard des sciences expérimentales : elles atteindraient des résultats définitifs, qui s’imposeraient à tous pour des raisons certaines. Rien n’est plus faux. Outre le fait qu’aucune théorie n’emporte l’adhésion unanime de la communauté scientifique, comme l’a remarqué Thomas Kuhn, il est reconnu aujourd’hui qu’aucune conclusion des sciences expérimentales n’est absolument certaine, ainsi que l’a montré Karl Popper. En outre, les mots d’Albert Einstein lui-même contredisent tout à fait ceux de Jaspers (et en matière d’autorité scientifique, on préférera le premier au second) :

Il n’y a pas de théories éternelles en science. Il arrive toujours que certains faits prévus par la théorie sont réfutés par l’expérience. Toute théorie a sa période de développement graduel et de triomphe, après quoi elle peut éprouver un déclin rapide [5].

Un premier point est donc établi : il n’y a aucune certitude dans le domaine des sciences expérimentales, seulement des probabilités plus ou moins grandes. L’heure est à la crise de la raison. La postmodernité ne croit plus à la possibilité d’atteindre une vérité universelle et absolue. Celle-ci est vue comme un horizon : au mieux inaccessible, au pire inexistant. Et la philosophie dans tout ça ? Elle garde pour mission principale de créer des concepts, pour continuer de penser sans jamais connaître. Le refuge de la raison blessée, en quête de vérité, reste celui de la science c’est-à-dire du mesurable. Notre époque vit à la fois l’expansion des sciences mathématisées et le « suicide de la philosophie » dont parle Étienne Gilson. Sans conteste, nous sommes les héritiers de cette modernité qui a oublié que l’homme était capable de vérité, et même capable de Dieu. Contre le vent du soupçon et la marée du relativisme, bravant le cours de l’histoire, l’Église défend pourtant les aptitudes de la raison naturelle : celle-ci peut atteindre avec certitude l’existence de Dieu (sans passer par les sciences expérimentales). Quels catholiques – même parmi les “intellectuels” – signeraient aujourd’hui les articles 31, 34, 36 ou 50 du Catéchisme publié en 1992 ? Combien participent encore à « l’autolimitation moderne de la raison » dénoncée par Benoît XVI [6] ? Combien entretiennent le « grand oubli » de la vérité déploré par le Pape François [7] ?

Certitude et philosophie ne sont pas incompatibles, et il appartient aux philosophes de cette génération d’en faire la preuve. Henri Bergson l’avait compris il y a plus d’un siècle : alors que le scientifique est contraint au champ étroit (mais précis) du microscope, le philosophe a l’avantage de contempler la vérité à l’œil nu, c’est-à-dire dans toute son ampleur et son unité [8]. Cela lui confère un rôle d’organisateur. Confiant dans les capacités de la raison, sans perdre sa lucidité qui en rappelle les limites, le philosophe est l’architecte de la « totalité intégrée du savoir », selon une expression du célèbre physicien Erwin Schrödinger [9]. Il a le courage, l’audace de penser que les questions fondamentales « Qu’est-ce que c’est ? » et « Pourquoi ? » peuvent trouver une réponse vraie et certaine quoiqu’inachevée.

La certitude n’est pas non plus absente de l’ordre surnaturel. Croire, en effet, est « un acte de l’intelligence adhérant à la vérité divine, sous le commandement de la volonté, elle-même mue par Dieu au moyen de la grâce [10] ». La foi se fonde sur le témoignage de Dieu, qui ne peut nous tromper. Les vérités de foi sont donc certaines, d’une certitude donnée par la lumière divine. La raison naturelle peut aussi parvenir à des certitudes, un Ancien comme Aristote l’avait compris voilà deux millénaires. S’agirait-il alors d’ânonner la doctrine de celui que la postérité a appelé “le Philosophe” ? Lui-même n’y consentirait pas. Car la philosophie, plusieurs fois perdue, aujourd’hui étouffée, doit toujours être retrouvée [11]. Une sagesse passée ? Non. Une sagesse vivante, une philosophie joyeuse et amoureuse, car « l’amour met sa joie dans la vérité » (1 Co 13, 6).

Florian Laguens, enseignant à l’IPC-Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie, doctorant à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), titulaire d’un master de philosophie et d’une licence de physique fondamentale.

[1] Cf. Conc. œcum. Vatican II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 59.

[2] Christophe Maé, « Parce qu’on sait jamais », Mon paradis, Warner Music France, 2007.

[3] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Fides et ratio (14 septembre 1998), Phrase d’ouverture et n. 55.

[4] Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, Traduction Jeanne Hersch, Paris, Plon, coll. « 10/18, 269 », 1987 [1965], p. 5-6.

[5] Albert Einstein et Léopold Infeld, L’Évolution des idées en physique. Des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, Traduit de l’anglais par Maurice Solovine, Paris, Flammarion, coll. « Champs Sciences, 907 », 2009 [1983], p. 73.

[6] Benoît XVI, « Foi, Raison et Université : souvenirs et réflexions » [Discours aux représentants du monde des sciences], 12 septembre 2006.

[7] Pape François, Encyclique Lumen Fidei (29 juin 2013), n. 25.

[8] Cf. Henri Bergson, « La spécialité » [Discours au lycée d’Angers le 3 août 1882], dans La Politesse et autres essais, Préface de Frédéric Worms, Paris, Payot & Rivages, coll. « Rivages poche/Petite bibliothèque », 2008, p. 46-47.

[9] Erwin Schrödinger, « Science et Humanisme », Traduit de l’anglais par Jean Ladrière, dans Physique quantique et représentation du monde, Introduction et notes par Michel Bitbol, Paris, Seuil, coll. « Points Sciences, 78 », 1992, p. 28.

[10] Catéchisme de l’Église Catholique, n. 155.

[11] Cf. Aristote, Métaphysique, Λ, 8, 1074 b 10. La même idée est présente dans le Timée (21d) de Platon.

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