Rechercher

« Ouvre la bouche, moi je l’emplirai ! »

La prédication de Lacordaire
P. Philippe Verdin, o.p.

Henri-Dominique Lacordaire n’aura voulu parler que de l’Église. On a surtout retenu ces mots de feu, ces mots d’amour au Christ. Mais l’Église et le Christ, comme disait Jeanne d’Arc, c’est tout comme. Quand il monte dans la chaire de Notre-Dame de Paris au carême 1835, il prévient d’emblée ses auditeurs : « Je viens vous parler de cette œuvre qui devait conserver et répandre la parole du Sauveur, distribuer sa grâce. Cette œuvre, c’est l’Église. »

Pour comprendre le discours, il faut connaître les auditeurs. Car le prédicateur a le devoir d’adapter sa parole à ses destinataires. Il n’y a pas d’homélie ou d’exhortation type, et c’est pourquoi les canevas qu’utilisait le curé d’Ars à la même époque auraient été si maladroits à toucher les pénitents si Jean-Marie Vianney n’avait su petit à petit s’en délivrer, « abandonner les vains jeux de l’éloquence » comme dirait Lacordaire, pour parler cœur à cœur à son troupeau. Aujourd’hui, on trouve sur internet ou dans quelques recueils des modèles de sermons. Ils sont toujours trop longs, mauvais signe. À vouloir inspirer aussi bien le curé de Douai que le franciscain du Maroc, ils ne livrent qu’un texte sec, passe-partout, mal recousu à la liturgie singulière de chaque communauté.

Le public de Lacordaire, qui se presse sous la chaire de Notre-Dame, doit avoir une bonne oreille car il n’y a pas de « sono ». Il est exclusivement composé d’hommes. Il récapitule ceux qui se sont déjà rassemblés l’année précédente, tous les dimanches au collège Stanislas. C’est Frédéric Ozanam qui avait demandé au père Lacordaire une formation spirituelle et théologique offerte au plus grand nombre. C’est toujours Ozanam, étudiant fougueux et culotté, qui alla trouver l’archevêque de Paris. Il réclame pour Lacordaire une plus large tribune. Mgr de Quelen s’exécute à la demande d’un garçon de 22 ans. Il offre sa cathédrale. Imagine-t-on pareille scène aujourd’hui ? Pourquoi pas après tout ? Le cardinal Vingt-Trois, perspicace, saurait bien reconnaître l’utilité pastorale d’une telle initiative, et surtout la marque des amis de Dieu sur le front d’un étudiant de la Sorbonne…

A Stanislas, écrivait Ozanam, « les jeunes gens viennent en grand nombre. Beaucoup d’élèves de Polytechnique, plusieurs de Normale sup., des personnages distingués, des députés, des professeurs et des savants. » On y reconnaît Ampère et Lamartine. L’année d’après, les mêmes, mais aussi Renan et Chateaubriand. Si grande est la foule que les retardataires doivent entrer par les fenêtres. Les mêmes donc à Notre-Dame, mais encore plus nombreux. La cathédrale est pleine.

Pourquoi cette foule ? Il y a la singularité d’un dominicain, variété de religieux qu’on n’a plus vu en France depuis la Révolution. En 1843, quand Lacordaire revient à Paris après avoir fait son noviciat dominicain en Italie, les autorités religieuses l’invitent à ne pas porter l’habit blanc de l’Ordre. On craint « d’insultantes clameurs » et « des destructions nouvelles ». Bien sûr, Lacordaire passe outre. Il portera également l’habit dominicain à l’Assemblée nationale, devenu député en 1848. Pour lui, l’habit religieux n’est pas signe d’aliénation mais symbole de la liberté, celle que revêt le chrétien en épousant le Christ. La foule vient aussi voir un opposant politique à cette loi Villemain sur l’enseignement qui veut exclure les religieux des écoles, vieille méfiance laïcarde contre l’influence éducative de l’Église. L’année suivante, les jésuites seront expulsés de France. Le meilleur ami de Lacordaire, Charles de Montalembert, est l’ardent défenseur des congrégations enseignantes. Venir à Notre-Dame écouter Lacordaire, c’est accomplir un acte militant d’hostilité feutrée au gouvernement.

Il y a le style de Lacordaire, un tempo néo-romantique, qui était à la mode à l’époque, même si aujourd’hui il nous semble gonflé de pathos et un peu grandiloquent. Chateaubriand vint à Notre-Dame et déclara la conférence « immense comme beauté, comme éclat… je ne sais pas un plus beau style. » Nous sommes donc là dans des questions d’esthétique oratoire qui nous importent dorénavant bien peu.

Au-delà du style, il y a le verbe. Il y a un ton, il y a le feu. C’est surtout ce souffle qui attire les auditeurs. Montalembert a noté la manière originale, et pour tout dire rafraîchissante de son ami. Il insiste sur le don d’improvisation de Lacordaire, qui donnait à sa parole une vie, une intensité rares, « quelque chose de poignant et d’inimitable ». Lacordaire lui-même affirmait : « il faut éviter la lecture, il faut saisir de ses bras l’auditoire et l’électriser de ses yeux. Une lecture n’est bonne que pour une académie. » C’est que Lacordaire parlait de l’Église, du Christ et de la vocation de la France. Il disait : « L’éloquence est fille de la passion (…). J’ai mis l’Église au-dessus de tout dans mon cœur. » Son amour du Christ débordait. En parlant de son attachement au Seigneur, il confiait : « Ceux qui ont bu à cette coupe une fois, à leur âge d’homme, savent que je dis vrai, c’est un enivrement dont on ne revient pas ; une lumière qui efface toute lumière, un amour qui n’a de pair aucun amour. » Le Père Carré qui, cent ans plus tard, fera entendre à nouveau la voix dominicaine dans la chaire de Notre-Dame, le note à propos de Lacordaire : c’est son expérience personnelle, intime, de la proximité du Seigneur qui donnait ce souffle singulier à sa prédication. Lacordaire confie : « Il y a dans l’amour divin comme dans l’amour humain des extrémités mystérieuses que Dieu et ses anges sont seuls dignes de voir. »

On souhaite à chaque chrétien d’avoir un jour entendu un prêtre tout simple, à la parole sans artifice, aux propos finalement conventionnels sur le fond, mais bouleversants parce qu’ils jaillissent d’un cœur en communion avec le Christ. La présence liturgique du Seigneur à travers son pasteur transforme les pauvres mots en paroles de feu, parce que les gardes chargés d’arrêter Jésus sont revenus tout penauds : « Jamais un homme n’a parlé comme cet homme. » Le prêtre est soudain, pour quelques instants, le héraut de cette Parole unique.

Dans la quatrième conférence du carême de Toulouse, en 1854, Lacordaire dévoile son secret : « J’ai encore une chose à vous dire, une seule, la dernière de toutes ; je puis le dire : je vous aime. Dix mille mots précèdent celui-là ; mais aucun autre ne vient après dans aucune langue, et quand on l’a dit une fois à un homme, il n’y a plus qu’une ressource, c’est de le lui dire à jamais. La bouche de l’homme ne va pas plus loin, parce que son cœur ne va pas au-delà. L’amour est l’acte suprême de l’âme et le chef d’œuvre de l’homme. Son intelligence y est, puisqu’il faut connaître pour aimer ; sa volonté, puisqu’il faut consentir ; sa liberté, puisqu’il faut faire un choix ; ses passions, puisqu’il faut désirer, espérer, craindre, avoir de la tristesse et de la joie ; sa vertu, puisqu’il faut persévérer, quelquefois mourir, et se dévouer toujours. » Lacordaire aimait les gens. Avec sa parole, il voulait les faire grandir et les libérer. Serviteur du verbe, il voulait leur partager l’amour.

C’est bien là la recette de son audience. Les fidèles entendaient quelqu’un qui ne les connaissait pas mais qui déjà les aimait, et leur parlait comme il aurait parlé à un ami, en lui confiant le trésor de sa vie. Des Esseintes, le personnage de Huysmans qui inspire Houellebecq, écrit : « Lacordaire est l’un des seuls écrivains qu’ait, depuis des années, produits l’Église. Ça et là, dans ses conférences de Notre-Dame, des trouvailles d’expressions, des audaces de mots, des accents d’amour, des bondissements, des cris d’allégresse, des effusions éperdues qui faisaient fumer le style séculaire sous sa plume. »

Il faut enfin laisser la parole à un saint, le jeune Frédéric Ozanam, pour comprendre l’engouement des foules pour un orateur ecclésiastique : « Lacordaire a protesté contre ces hommes désespérants qui ne voient autour d’eux que mal et damnation. Il a trouvé les plus éloquentes paroles que j’aie jamais entendues pour dire les miséricordes de Dieu en faveur de ceux qui travaillent et qui souffrent, c’est-à-dire en faveur du plus grand nombre. Et quand il a commenté le texte évangélique « Heureux les pauvres ! », la charité débordant de ses lèvres et rayonnant de toute sa personne, il a eu l’un de ces transports qu’on lit dans les Vies des saints, et les quatre mille personnes qui frémissaient sous les voûtes de Notre-Dame se demandaient si elles entendaient un ange ou un homme. »

Un ange certainement pas, juste un homme serviteur de Dieu. On rêve donc pour les chrétiens de France et leurs amis que les prédicateurs d’aujourd’hui puisent avec audace au fond d’eux-mêmes ce que Dieu y a déposé. Une doctrine solide, certes, mais bien accrochée à la culture contemporaine. Une connaissance éclairante de la Parole de Dieu, qui la restitue dans toute sa fraîcheur. Un amour pour Dieu et les pécheurs. Un mélange où s’allieraient le style du cardinal Barbarin, si clair et percutant, avec un zeste d’originalité primesautière sans cabotinage, des paraboles comme les trouvailles du Père Bro, autre dominicain de Notre-Dame, avec, pour féconder le tout, la sainteté souriante du Père Ambroise-Marie Carré.

P. Philippe Verdin, o.p., prêtre, aumônier national des Scouts unitaires de France (SUF), éditeur aux Éditions du Cerf, prieur du couvent dominicain de Lyon. Auteur de Une Parole de Feu - Le Père Carré (Cerf, 2015).

Réalisation : spyrit.net