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Parier sur le développement homogène : la méthode Ratzinger

P. Michel Gitton

Mon propos est à la fois plus simple et plus ambitieux que celui de M. le professeur Stroumsa. Je voudrais rendre compte de la méthode utilisée par Joseph Ratzinger, autrement dit le pape Benoît XVI, dans son livre Jésus de Nazareth, au moins le premier volume, le seul auquel nous puissions à ce jour accéder. Plus simple, car je suis dispensé d’émettre un jugement d’ensemble à titre personnel ; plus ambitieux, car il ne s’agit rien de moins, à mon avis, que d’une refondation de la méthode historique appliquée à l’étude des origines du christianisme.

Dans l’introduction de son ouvrage, le pape nous confie que celui-ci est le « fruit d’un long cheminement intérieur », et on le croit volontiers. Le Dr Ratzinger, professeur de théologie successivement à Bonn, Tübingen, Ratisbonne, etc., fut confronté pendant tout le temps de son enseignement dogmatique aux questions posées par l’exégèse historico-critique ; ses réflexions ont mûri depuis et se livrent ici dans une synthèse dont l’aspect bon enfant ne parvient pas à cacher complètement l’âpreté des enjeux. L’intention est claire, il s’agit de fournir à tous, aux croyants comme aux non-croyants, un accès possible à la figure de Jésus, non à distance de l’histoire, mais à partir d’elle, et néanmoins tel que celle-ci s’ouvre à une dimension transcendante.

Partout ailleurs, le divorce ainsi refusé par le pape entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi est considéré comme allant de soi. Pendant que je préparais cette conférence, je suis tombé par hasard sur un article récent, paru dans un magazine catholique, et intitulé tranquillement « Le Christianisme, religion sans fondateur » (sans point d’interrogation). Plusieurs ouvrages assez disparates sont recensés dans ces pages, tenons-nous en au dernier : celui de Bart Ehrman, Jesus Interrupted, qui développe à fond la thèse selon laquelle le christianisme primitif est une nébuleuse complexe, qui n’a que d’assez lointains rapports avec la pensée du Nazaréen : « le christianisme, comme l’a admis depuis longtemps la critique [1], est une religion qui s’inspire de Jésus, pas la religion de Jésus ». Tout est dans l’incise : « comme l’a admis depuis longtemps la critique », la preuve n’est plus à faire, tout historien sérieux ne peut que le reconnaître. Face à ce constat massif, que peut encore dire Benoît XVI ? Le pape, combien de divisions ?

La méthode suivie dans Jésus de Nazareth est assez bien explicitée par l’Introduction du premier volume. Il s’agit d’abord de ne pas déserter le terrain de l’histoire, même s’il est miné : « l’histoire, le factuel fait partie de l’essence même de la foi chrétienne » (p.11), et, pour approcher les faits, il serait vain de répudier la méthode historico-critique, même si elle doit être complétée par d’autres approches. Voilà qui est clair et qu’on n’a pas lieu de soupçonner de mauvaise foi.

Pourtant l’intention du Pape n’est pas de se livrer pieds et poings liés aux conclusions de la critique, au moins dans son expression dominante, il n’a pas peur de remettre en cause le paradigme implicitement admis depuis longtemps, celui d’une longue évolution menant d’un point de départ très ténu à une élaboration de plus en plus complexe de la figure de Jésus. « La grandeur est au commencement », n’a-t-il pas peur de dire (p. 18). « La personne de Jésus brisait toutes les catégories disponibles », c’est-à-dire que la réflexion des chrétiens ne s’est pas élaborée sur un vide, mais sur un trop-plein qu’on a mis du temps à intégrer.

Pour rendre justice à cette intuition, il est indispensable de retracer l’émergence de la problématique actuelle sur Jésus de Nazareth. Car la confrontation scientifique de l’Évangile et de l’histoire a elle-même une longue histoire derrière elle et n’est pas exempte des blocages méthodologiques qui pèsent souvent sur la recherche en ses débuts, comme le développement des sciences physiques, autant que des sciences humaines, en donne de fréquents exemples.

La genèse d’un mythe

L’origine de la méthode critique appliquée à la Bible tient, on le sait, à l’essor des sciences philologiques (et plus tardivement archéologiques) à partir de la fin du XVIIIe siècle. À l’époque, ce furent tous les secteurs de la connaissance du passé humain qui furent investis par l’érudition, principalement d’origine allemande, qui exhumait, publiait, comparait, disséquait textes et inscriptions, que ce soient les poèmes homériques ou les textes des pyramides. Comment les écrits bibliques et particulièrement ceux du Nouveau Testament seraient-ils restés en dehors de ce mouvement ? Même si quelques réticences se firent jour çà et là dans les milieux religieux, il semblait difficile de refuser l’approche savante de textes dont les chrétiens eux-mêmes n’avaient jamais cessé de scruter la lettre. Quand on est la religion de l’Incarnation, il serait paradoxal de cantonner dans un registre à part les textes où le Verbe est censé se communiquer au monde !

Les premiers pas de la science biblique furent largement conditionnés par le contexte dans lequel évoluaient les chercheurs, les maîtres de l’École de Tübingen, à commencer par le plus célèbre d’entre eux, D. F. Strauss [2]. Leur origine protestante se trahissait surtout par la conviction d’une inévitable discontinuité entre le Christ et l’Église, celle-ci venant toujours après, comme un corps étranger, qui ne pouvait que transformer et déformer le message primitif. L’ambiance de l’Aufklärung (les Lumières) inspirait plus clairement encore leurs recherches depuis le début, il s’agissait de s’affranchir des étroitesses d’une religion « positive », dogmatique et rituelle, qui ne pouvait être que le résultat d’une usurpation, tout lecteur des évangiles devait pouvoir communier à l’universel, en dégageant du fatras des croyances particulières l’aspiration à la fraternité universelle qui fut celle du vrai Jésus (on pense à la Profession de Foi du Vicaire savoyard de J.-J. Rousseau).

Dans cette conviction, on commença par procéder à l’élimination de tout recours au surnaturel. Comme le dira plus tard Ernest Renan [3], le surnaturel implique toujours crédulité ou imposture ; aucune de ces deux positions n’étant digne d’un esprit réfléchi, autant le tenir pour nul et non avenu et chercher à l’expliquer par la pieuse fraude de propagandistes trop zélés. Là où les Français, plus rationalistes, voient la trace d’une manipulation, les Allemands, à commencer par Strauss [4], cherchent à repérer la genèse d’un mythe. Le caractère transcendant prêté à Jésus dérive de la forte impression faite par le Jésus historique sur les foules plus ou moins incultes qui l’approchaient. Nous sommes là en présence d’une vision très datée du mythe, celle du romantisme qui suppose une création collective, enthousiaste, œuvre du Volksgeist (l’esprit du peuple). L’histoire des religions et le structuralisme nous ont habitués à avoir du mythe une tout autre perception, mais il est saisissant de voir que celle-ci a la vie dure et qu’elle ressurgit encore dans des publications contemporaines.

Une histoire dialectique

Désormais le procédé est trouvé : on va partir de la conviction que la christologie de l’Église est la forme élaborée, et donc tardive, d’une croyance primitive qui a peu de choses à voir avec elle, et on s’efforcera d’établir, sinon l’état primitif, au moins les stades intermédiaires de son apparition. Il a suffi de passer du domaine un peu flou de l’histoire des mentalités à l’histoire des textes pour donner à ce schéma une apparence de rigueur. Il fallait encore pouvoir étaler dans le temps la rédaction des évangiles et des autres écrits du Nouveau Testament pour rendre compte de l’émergence progressive et contrastée de tel ou tel thème, de tel ou tel titre donné à Jésus. Il était tentant d’emprunter à la philosophie de l’histoire de Hegel son schéma dialectique pour expliquer les formes successives prises par la croyance relative à Jésus. C’est ainsi que Baur [5] fournit la première présentation systématique de la composition des quatre évangiles [6], en partant de l’opposition juif/grec empruntée à la première épître aux Corinthiens de saint Paul [7]. Tous les textes du Nouveau Testament furent ainsi passés au crible de l’affrontement entre un christianisme pétrinien supposé plus judaïque et plus porté sur l’institution et d’un christianisme ouvert au monde païen, d’inspiration plus prophétique, supposé plus proche de saint Paul. Les formes jugées consensuelles (comme l’étaient les descriptions des Actes des Apôtres) sont nécessairement les plus récentes, car elles résultent d’une synthèse ecclésiale, qui a déjà essayé de gommer les différences et de marier les deux courants, en « paulinisant » Pierre et en « pétrinisant » Paul. Le procédé aura beaucoup d’avenir, avec d’autres dialectiques, guère plus convaincantes que celle-là... Il est frappant de voir ressurgir ce genre de raisonnements avec la série d’émissions Apocalypse de MM. Mordillat et Prieur, qui repose sur une opposition censée tout expliquer dans le christianisme primitif, mais, cette fois-ci, ce sont les communautés johanniques qui sont campées face à Paul et aux communautés pauliniennes !

Mais on va faire mieux. Baur mettait encore au départ l’évangile de Matthieu, Lachman dès 1835 avait plaidé pour l’ancienneté relative de celui de Marc, tout simplement parce qu’il était le plus court et ne s’intéressait pas à l’enfance du Christ. L’idée fut reprise et systématisée par Holtzman [8] et Weizsächer qui remarquèrent qu’il ne comportait pas encore de ces longs discours qui figuraient par contre dans Matthieu et Luc. Ils notèrent que dans ces deux évangiles les discours en question étaient relativement proches les uns des autres, et c’est ainsi qu’on aboutit à la présentation classique du « problème synoptique » : le schéma directeur viendrait de Marc, mais les discours du premier et du troisième évangiles (et quelques rares récits) seraient issus d’une source inconnue qu’on va appeler Q (de Quelle en allemand qui veut dire « source »). Bien sûr, personne n’a jamais rencontré Q sur aucun manuscrit, mais il est le maillon manquant qui permet de tout comprendre, au moins pour les trois synoptiques. On crut un moment avoir trouvé là trace d’un texte encore indemne de toute réflexion christologique, où dominerait seulement l’enseignement moral du rabbin de Nazareth. Quant à Jean, supposé être le témoin d’un stade beaucoup plus avancé de la tradition, on l’imaginait formé tout à fait à part et reflétant l’état de la réflexion christologique à la fin du IIe siècle en Asie Mineure.

Il ne restait plus qu’à donner à l’évangile de Marc une date plus récente que celle qu’on avait longtemps admise sur la foi des Pères de l’Église (qui voulaient qu’il ait été revu avant 64 par Pierre lui-même), pour pouvoir disposer d’une plage suffisamment longue pour rendre compte de l’émergence de la christologie, même sommaire, du deuxième évangile. L’argument longtemps retenu fut celui de la ruine de Jérusalem investie puis conquise par les Romains en 70. Comme Mc 13,14-16 semblait décrire cet évènement et qu’il n’était pas possible que Jésus l’ait réellement annoncé quarante ans plus tôt, c’était nécessairement une de ces prophéties qu’on dit ex eventu, c’est-à-dire formée pour les besoins de la cause a posteriori. Donc voilà Marc daté de la fin du Ier siècle : 80 ?, 90 ? Étant reconnu le plus ancien, il entraînait dans son mouvement les deux autres synoptiques qui venaient nécessairement après lui, et le tour était joué : au moins deux générations sont passées depuis le drame du Golgotha, les données ne sont plus les mêmes, on a pu réécrire la vie de Jésus !

Aussi étonnant que cela puisse paraître, malgré bien des découvertes de détail, au demeurant très valables, l’exégèse critique n’est pas réellement sortie de ces cadres de pensée. Il suffit de parcourir la dernière édition de la synopse de Marie-Émile Boismard, parue en 1972, pour voir le tableau étourdissant qu’il propose de la composition des synoptiques : à chaque remise en cause du schéma d’ensemble, on a adjoint un nouveau terme hypothétique : « proto Luc » « Marc intermédiaire », « Matthieu intermédiaire », pour tenter de sauver coûte que coûte le paradigme de départ, celui d’évangiles faits de pièces et de morceaux et élaborés sur une très longue durée.

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Schéma Boismard

Remises en cause insuffisantes

Il ne faut pas croire pour autant que des réactions ne se seraient pas faites jour, mais, partielles, elles n’ont pu remettre en cause les dogmes reçus. Le début du XXe siècle a vu émerger de nouvelles problématiques, comme celle d’Albert Schweitzer [9], qui soulignait que la prédication de l’amour fraternel et de la paternité divine n’était pas le tout de l’enseignement de Jésus, puisque l’annonce du Royaume de Dieu comme un évènement imminent était au centre de ses préoccupations (même s’il s’était trompé sur la date, pensait A. Schweitzer !) et que cela renvoyait nécessairement à une christologie au moins primitive, résumée dans le titre mystérieux de Fils de l’Homme. Il eut beau jeu de montrer que, à aucun stade de son élaboration, l’Évangile n’était exempt d’une réflexion déjà plus ou moins dogmatique sur la figure de Jésus. L’évangile de Marc commence par ces mots lourds de sens : « Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu », à laquelle fait écho la profession de foi du centurion au pied de la croix « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (Mc 15,39). Même le document Q, si l’on tient à défendre son existence autonome, emploie déjà toute une titulature à propos de Jésus : Seigneur, Fils de l’Homme, Fils de Dieu, etc [10].

La première moitié du XXe siècle vit également s’opérer une réévaluation complète du quatrième évangile : des papyrus découverts en Égypte, qui, d’après la paléographie, s’étageaient entre le IIe et le IIIe siècles, attestaient qu’il circulait déjà largement à cette époque et qu’il comportait un texte globalement identique à celui des grandes onciales du IVe siècle qui en étaient jusque là les plus anciens documents connus ; les témoignages des premiers Pères de l’Église, comme Ignace d’Antioche (mort en 107), prouvaient également qu’il était lu et cité bien avant la date extrêmement tardive à laquelle on voulait l’assigner jusque là. Par ailleurs, des études fines (comme celles de Dodd [11]) avaient pu prouver que, malgré la différence très nette de style avec les trois autres évangiles, celui de Jean nourrissait avec eux beaucoup plus de ressemblances verbales qu’on ne l’imaginait jusque là (les formules : « je suis venu pour... », « amen, amen, je vous le dis... », l’emploi du passif divin [12], etc.). Ces remarques furent confirmées et amplifiées par les études de J. Jeremias [13], qui l’amenèrent à penser qu’on pouvait, dans quelques cas (comme les récits de la Cène), en croisant Jean et les synoptiques, retrouver ce qu’il appelait les ipsissima verba (les paroles mêmes) de Jésus. Par ailleurs, les progrès de l’archéologie biblique en Terre Sainte amenèrent à confirmer l’exactitude des informations contenues dans l’évangile johannique (piscine de Bezatha au nord du Temple, puits de Jacob à Sychar et, depuis, lieu du baptême à Béthanie de Transjordanie, etc.). Sa chronologie, chaque fois qu’elle était différente de celle des synoptiques, semblait également s’imposer comme la plus vraisemblable (date de l’expulsion des marchands du Temple, date de la Cène, etc.), se révélant fondée sur une connaissance hors pair du calendrier des fêtes à Jérusalem avant la destruction du Temple.

Ce qui empêcha dans ces années d’aller plus loin, ce fut sans conteste la position massive de Rudolf Bultmann, appuyée sur les conclusions de ce qu’on a appelé la Form Geschichte (l’histoire des formes). Il s’agissait de repérer dans le matériau évangélique les « formes » sous lesquelles étaient transmises gestes et paroles du Maître. Chacune de ces « formes » dûment répertoriées (récits de miracle, apophtegmes, i. e. brèves sentences, etc.) avait une finalité propre (catéchétique, liturgique, ou autre) qui supposait déjà la vie de communautés structurées. Bultmann en concluait à juste titre qu’on ne pouvait, par une opération chirurgicale, isoler des parties plus ou moins historiques et retrouver le « vrai » Jésus en éliminant méthodiquement les ajouts de l’Église. Mais, au lieu d’en tirer la conséquence que peut-être le dépôt ecclésial était plus historique qu’on ne le pensait, il ne quitta pas la perspective d’une rupture originelle, fidèle en cela à la vision protestante, et posa ce principe effarant qu’il fallait se résigner à n’avoir aucun accès à la figure historique de Jésus. Tout ce que nous pourrions savoir, c’était la mort sur la croix d’un individu portant ce nom. Ainsi la foi garderait-t-elle son caractère de pure provocation : le croyant était mis sous « parole de la croix », sommé de reconnaître que « Dieu était là dans le Christ se réconciliant le monde » (2 Co 5,19)... Le contenu des évangiles n’était plus alors que la mise en forme dans un langage eschatologique (et, en ce sens, mythique) de la provocation initiale.

Cet effort désespéré pour maintenir la coupure entre l’histoire (le factuel) et la foi finit heureusement par être contesté, au sein même de l’école bultmanienne. Mais le diktat énoncé contribua pour longtemps à discréditer comme fondamentaliste, précritique, toute tentative de passer de l’analyse des textes du Nouveau Testament à une reconstitution des faits sous-jacents. Je me souviens du tollé qui accompagna la publication d’un article très documenté sur la navigation de saint Paul en Méditerranée, sous prétexte qu’on donnait une valeur factuelle à certaines expressions des Actes des Apôtres, qui n’avaient, bien sûr, d’autre signification que de poser les coordonnées d’un discours théologique !

Nouvelles pistes

Les positions de Rudolf Bultmann n’empêchèrent pas évidemment la recherche d’avancer. Bien des faits nouveaux vinrent marquer les années qui suivirent la guerre de 39-45. Ce fut d’abord la découverte du site de Qumran et de son extraordinaire bibliothèque, qui révélait un judaïsme pluriel à la veille de la catastrophe de 70 et qui montrait l’ambiance spirituelle dans laquelle avaient évolué Jean-Baptiste, Jésus, les Apôtres, sans qu’on soit fondé pour autant à imaginer des contacts directs. Bien des expressions du Nouveau Testament (hommes de bonne volonté, fils de lumière, etc.) y trouvaient des parallèles inattendus. L’archéologie continuait d’exhumer en Israël des traces des premières communautés chrétiennes, appelées « judéo-chrétiennes » à cause de leur proximité encore forte avec le peuple juif – on accédait ainsi à leur symbolisme, à leurs pratiques rituelles (baptistères, synagogues, etc.), en même temps qu’on savait mieux repérer leur empreinte dans les apocryphes chrétiens des premiers siècles et certains pans de la littérature patristique... On mesurait leur précoce attachement aux souvenirs évangéliques qui les amena à fixer les premiers l’identification de certains sites vénérés (surtout en Galilée) où Jésus et Marie étaient censés avoir vécu.

La découverte d’un vaste lot d’apocryphes chrétiens à Nag Hammadi en Égypte eut un effet en sens contraire. Même si la bibliothèque ainsi exhumée relevait clairement de courants sectaires, d’inspiration gnostique, dont on avait déjà la description dans saint Irénée (fin IIe siècle), certains de ces textes (comme l’Évangile de Vérité, celui selon Thomas) ravivèrent la curiosité de ceux qui voulaient prouver que le christianisme, formé au départ de tendances très diverses, aurait peu à peu défini une orthodoxie, rejetant dans les marges tout ce qui n’entrait pas dans le cadre ainsi défini jusqu’à refuser comme apocryphes des textes qu’on avait parfaitement admis jusque-là. Cette thèse qui a encore beaucoup de succès aujourd’hui est malgré tout une contre-vérité, dans la mesure où les courants gnostiques sont repérables dans l’histoire, que leurs fondateurs sont connus et que leur littérature survient nettement après la clôture de ce que nous appelons le Nouveau Testament, dont ils empruntent d’ailleurs bien des données, tout en s’abstenant de les citer. Ils ne fournissent en tout cas aucun accès direct aux événements de la vie de Jésus (exception faites de quelques sentences figurant dans l’évangile de Thomas, et d’ailleurs connues par ailleurs, qui pourraient bien être des agrapha, i. e. des lambeaux de traditions authentiques non consignés dans les évangiles canoniques) [14].

Une meilleure connaissance du judaïsme rabbinique et des maîtres de l’époque du Second Temple permit aussi de voir les parentés très nettes avec le texte des évangiles et la connaissance dans l’ensemble très précise que ceux-ci véhiculaient sur la vie religieuse à Jérusalem dans les derniers temps qui précédèrent la catastrophe de 70 [15].

Parmi les avancées dont on mesure encore mal la portée, mais qui sont sans doute incontournables, il faut mentionner la mise en avant du soubassement sémitique des évangiles. Plusieurs démarches différentes se retrouvent dans la conviction que les évangiles (conservés en grec, puis traduits peu à peu dans toutes les langues de l’antiquité) reflètent, au moins pour certains d’entre eux (Matthieu, Jean ?), une première rédaction en hébreu ou en araméen. Des chercheurs se sont enhardis à faire une rétroversion dans ces langues et sont convaincus de retrouver le sens plénier des paroles, que la traduction grecque n’aurait pas toujours parfaitement rendu. D’autres, en partant du texte syriaque (le syriaque est la forme prise par la langue araméenne quand elle a été écrite pour les besoins du culte et de la prédication des chrétiens d’Orient), texte traditionnel conservé dans les Églises chaldéenne, jacobite et autres du Moyen-Orient, ont tenté de trouver les procédés de transmission orale sous-jacents à la mise par écrit des évangiles. Toutes ces tentatives (dont on attend qu’elles fassent plus complètement leurs preuves) ont comme point commun d’obliger à réviser le schéma chronologique long, élaboré pour expliquer la formation des quatre évangiles en grec. Dans des sociétés habituées à la transmission orale, où la fixité du texte est une donnée religieuse, il semble difficile d’admettre que le texte soit passé par un processus littéraire de réécriture, au fur et à mesure de l’élaboration d’une christologie en genèse.

Un nouveau paradigme ?

Il n’était pas inutile de rapporter toute cette histoire, pour comprendre à quel niveau se situe l’intervention du Pape. Il ne s’agit de rien de moins que d’inviter à réviser le paradigme de base qui, depuis Strauss et Baur, a commandé, qu’on le veuille ou non, toute la critique du Nouveau Testament. En nous lançant la petite phrase : Et si la grandeur était au commencement  ?, il nous propose de nous poser la question : si, au lieu de penser que l’on a brodé indéfiniment sur un point de départ minuscule, ou même un personnage échappant à toute appréhension historique, on faisait la supposition inverse, admettant provisoirement que la transmission s’était opérée fidèlement et que les documents évangéliques étaient l’écho crédible de la rencontre avec un être exceptionnel, ne rendrions-nous pas mieux compte du matériau évangélique et de l’ensemble du dossier des origines chrétiennes ? Le schéma évolutif qui vient de la dialectique hégélienne s’est révélé dans bien d’autres domaines une vue de l’esprit réductrice. Appliqué par exemple à l’histoire de l’art, il méconnaît souvent le fait que certaines civilisations ou certains courants artistiques ont manifesté d’emblée une puissance créatrice de formes nouvelles, que la suite s’est contentée de copier et d’adapter (c’est le cas entre autres de la civilisation égyptienne qui élabore presque tout de suite un ensemble d’innovations plastiques de grande audace). Le renversement de paradigme que suppose cette révision de l’angle d’attaque n’est donc pas seulement dû à des raisons théologiques, il est une exigence de l’esprit, qui, devant l’infécondité patente de l’hypothèse de lecture retenue jusqu’ici, propose un autre axe de recherches.

Le grand inconvénient de la perspective qui a eu cours jusqu’à présent, c’est qu’elle fait du christianisme un effet sans cause. Que les premières communautés aient été créatrices, qu’elles se soit peu à peu dotées d’un ensemble de réflexions très riche sur leur fondateur, on peut l’admettre, mais d’où leur est venu un tel élan pour se positionner ainsi à la fois face au monde grec et face au monde juif, si elles ne partaient pas de données décisives qui avaient conditionné leur existence ? Si la figure de Jésus était si floue qu’on pouvait la remodeler à volonté, aurait-elle pu entraîner dans son sillage tous ceux qui se réclamaient d’elle ?

Le blocage qui revient toujours est dû à la conviction d’une opposition indépassable entre l’histoire et la croyance. Plus un récit est lié à une théologie qui interprète déjà les faits, moins on pourrait lui accorder de signification historique – alors que les deux peuvent parfaitement s’harmoniser : il y a des faits de l’histoire que l’on ne connaît que parce qu’ils ont fini par faire partie d’un credo. Jusqu’à la découverte de l’inscription de Ponce Pilate à Césarée maritime, le procurateur romain de ce nom n’était connu que par la mémoire des chrétiens.

Avant de mesurer la crédibilité des récits fondateurs de grandes religions, il faut commencer par se demander quelle place occupe l’histoire dans leur croyance : est-elle décorative, illustrative, apologétique, ou fait-elle partie de l’essence même de ce qu’elles prétendent transmettre ? La position du christianisme des origines est sur ce point originale : la conviction de l’accomplissement des Écritures par Jésus du Nazareth suppose qu’il y a eu des évènements qui, relus dans le contexte des antiques prophéties, ont pris un sens nouveau et saisissant. Avant de devenir un argument pour tâcher de convaincre les juifs, ce fut l’élément déclenchant de la nouvelle croyance. Si les événements invoqués en ce sens ne sont qu’une forgerie, on doit supposer que la conviction était déjà acquise par d’autres voies, et que c’est finalement une idée, venue d’on ne sait où, qui a présidé à l’apparition de la religion qui prétend se rattacher au Nazaréen.

On parle souvent de midrash pour caractériser le genre littéraire de certaines parties des évangiles (notamment les « évangiles de l’Enfance », en saint Matthieu, et en saint Luc). Le mot, qui dérive de la racine hébraïque qui signifie « chercher », a un sens assez large, mais on entend généralement par là les récits édifiants qui ont bourgeonné autour de la Loi et des Prophètes, on est là dans un genre illustratif dont on voit un excellent exemple dans le livre de Tobie, joli conte construit autour de l’idée de la conduite providentielle de Dieu. Mais on oublie souvent qu’il y a une forme particulière de midrash, qu’on nomme dans la littérature des manuscrits de la Mer Morte pesher et qui désigne le procédé par lequel on actualise de vieilles prophéties à partir d’exemples contemporains : tel passage du prophète Habacuc qui annonçait la persécution du juste (1,4b) est lu par l’auteur anonyme de tel commentaire, qui est sans doute un essénien, comme l’annonce de l’éviction de celui qu’on appelle le Maître de Justice, écarté du sacerdoce par le « Prêtre impie ». Sans événement réellement survenu, pas de pesher. Et donc, quand on parle de midrash à propos des évangiles de l’enfance, sommes-nous dans le cas général ou dans celui du pesher  ? Prenons par exemple l’allusion à la naissance de Jésus à Bethléem, en Mt 2,1, qui va avec la citation en 2,5 de la prophétie de Michée 5,1 (« Et toi Bethléem Ephrata, trop petite pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël. »). Qu’est ce qui est ici premier : la thèse « Jésus est le Messie, donc le Fils de David » qu’on cherche à illustrer comme on peut, en recourant à la fable d’une naissance bethléémite, ou bien le fait inattendu, difficile à situer, d’un séjour de Marie et Joseph dans l’antique cité de David au cours duquel Jésus serait né, fait qui a soudain pris sens à partir du rapprochement avec la prophétie de Michée, celle-ci assurant ensuite la pérennité du souvenir, qui est entré ainsi dans le récit évangélique ? La question mérite au moins d’être posée...

L’ouvrage du Saint-Père prétend démontrer le mouvement en marchant. La fécondité de ce changement de paradigme se montre à la valeur de la présentation qu’il rend possible du personnage de Jésus. Au lecteur de conclure.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] C’est moi qui souligne.

[2] David Friedrich Strauss (1808-1874), rendu célèbre par sa Vie de Jésus élaborée de manière critique (Das Leben Jesu kritisch bearbeitet), parue en 1835.

[3] Sa Vie de Jésus, parue en 1863 et constamment rééditée depuis, est restée le manifeste d’un certain regard sur Jésus.

[4] Surtout dans une nouvelle mouture de l’ouvrage de 1835, intitulée la Vie de Jésus pour le Peuple allemand, qui parut en 1864.

[5] Ferdinand Christian Baur (1792-1860).

[6] Recherches critiques sur les évangiles canoniques, 1847.

[7] Cf. Saint Paul, sa vie et sa doctrine, 1845.

[8] Heinrich Julius Holtzmann (1832-1910), Les Évangiles synoptiques : leur origine et caractère historique (1863).

[9] La vie d’Albert Schweitzer (1875-1965), le « bon docteur » de Lambaréné au Gabon, est d’une exceptionnelle fécondité, il est aussi connu comme un musicien.

[10] Un des derniers ouvrages consacrés à l’hypothétique source Q le reconnaît : Siffer et Fricker, « Q » ou la source des paroles de Jésus (Cerf 2010), chap. 4 : « Jésus dans la source Q ».

[11] Charles-Harold Dodd (1884–1973) exégète britannique (un des premiers à rompre l’exclusive de la science allemande). Son maître ouvrage, La Tradition historique du quatrième Évangile, existe en traduction française (Cerf 1987).

[12] On appelle « passif divin » une tournure de style fréquemment employée dans les évangiles (mais aussi en dehors) qui consiste à omettre par respect le nom de Dieu, et, pour indiquer son action, à mettre un verbe au passif sans complément d’agent. Exemple : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés (sous-entendu par Dieu).

[13] Joachim Jeremias (1900-1979), savant germanique ; parmi ses publications les plus célèbres, en traduction française : Paroles de Jésus. Le message central du Nouveau Testament, Le sermon sur la montagne. Le Notre-Père (Cerf 1991), La dernière Cène. Les paroles de Jésus (Cerf 1972).

[14] On trouve par ex. un logion ainsi rédigé : « qui est près de moi est près du feu, qui est loin de moi est loin du Royaume » (Ev Th 82), qui figure également chez Origène.

[15] Cf. à ce sujet le livre emblématique de Jacqueline Genot-Bismuth, Un Homme nommé Salut, genèse d’une hérésie à Jérusalem, 2e éd. 1995.

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