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Passion et impassibilité de l’Esprit absolu dans la pensée de Hegel

Maxence Caron
Les écrits de Hegel ont été un point central de la réflexion sur la souffrance de Dieu. Nous proposons ici l’analyse d’un philosophe. D’autres lectures en ont été faites dans le monde catholique.
Cœur dévoré d’amour
Fervente joie
Mangé de jour en jour
Vivante proie
 [1]

Qu’est-ce qu’être impassible ? L’usage courant de cette épithète nous apprend qu’est impassible celui qui se trouve exempt de souffrances et de passions. On comprendra alors aisément que l’impassibilité ne puisse qualifier de manière satisfaisante le Dieu chrétien, le Dieu qui par sa Passion con-descend jusqu’à l’homme et s’offre lui-même en pâture à l’abjection de sa créature aveugle, pour le pardon des péchés. Comment le Dieu dont l’amour infini se retrouve pendu à la Croix pourrait-il sans contradiction être dit impassible ? Si l’on n’admet pas que Dieu est impliqué tout entier dans la Passion du Christ, on risque, au gré de quelque audacieux sorite, de se voir rapidement coiffé du bonnet de l’hérésiarque, d’aboutir à la contestation de l’humanité du Fils. Le Christ est image en tant qu’il est icône et non idole. Toutefois, dénier l’impassibilité à Dieu, c’est également lui refuser l’un des attributs principaux de la divinité. Le problème se dessine : le Dieu chrétien est tout puissant, et donc impassible, mais il est entièrement lui-même dans la Passion du Christ.

Cette aporie s’est rapidement imposée à Hegel qui s’y est attelé dès ses premiers travaux. On peut même affirmer que c’est l’unique question du hégélianisme : comment penser l’absoluité de Dieu (l’impassibilité) malgré la négativité manifestée par l’épreuve de la Croix (la Passion) ? Le génie de Hegel consiste à transformer ce qui apparaît au mieux comme une énigme, au pire comme une scandaleuse et impossible faiblesse [2], en un nécessaire corrélat de la puissance et de la force. Pour cela, Hegel commence par écarter du champ de la réflexion une acception trop commune de l’impassibilité : le Dieu qui endure la mort n’est pas impassible, il souffre en son fils. Dieu est un : il n’y a pas d’un côté un Dieu spectateur et de l’autre un Dieu acteur, l’un exempt de passion quand l’autre souffre la sienne. Dieu est trine : Dieu se perd, s’abîme, descend aux enfers ; la Passion et la mort ne sont pas une brève escapade, une petite frayeur que l’Éternel aurait décidé de s’accorder ; la scission est entière et totale ; mais la résurrection nous apprend que l’Absolu demeure finalement auprès de soi dans l’aliénation la plus dure, accomplissant ainsi dans l’effectivité l’essence du Verbe révélée par la parole « la lumière brille dans les ténèbres », et la domination de l’amour. Ce que Hegel nomme du terme désespérément incompris de Concept (Begriff, c’est-à-dire ce qui tient ensemble sans privilégier un côté plutôt que l’autre, mais en ex-primant la complémentarité des deux termes), ce n’est pas, selon l’usage habituel de ce mot, une représentation intellectuelle, un objet de pensée, un lien formel destiné à unifier une diversité de sensations, mais, bien plus profondément, c’est une modalité d’unification, la manière dont le Père reste un dans l’Incarnation, la Passion et la Résurrection, l’unité de l’identité et de la différence, l’identité dynamique de cet amour divin qui, comme Esprit absolu, laisse l’altérité se dresser devant lui en une épreuve et rassemble le Père et le Fils au sein d’une même volonté.

Dieu est le Concept. Cela ne signifie en aucun cas que Dieu est concept, représentation, qu’on peut s’en faire une idée comme on peut se faire une idée d’un objet quelconque, qu’on peut le connaître et l’embrasser de manière totale, le réduire aux canons simplistes de notre connaissance positive, l’enfermer dans une notion : ce n’est pas nous qui avons un concept de Dieu, mais c’est Dieu qui est Concept et qui comme tel n’est pas indifférent au monde, est présent dans le monde [3], à tel point qu’à l’une de ses créatures, l’homme, il est donné d’avoir une pensée de l’être en tant qu’être et de l’infinité de sa permanente éclosion, pensée qui renvoie à Dieu sa propre image par l’intermédiaire de la conscience de l’homme. Comme Concept, Dieu refuse l’impassibilité, il refuse de refuser le monde ou l’homme, et la présence de l’infinité au sein du monde, c’est-à-dire la présence d’une conscience de l’Absolu chez l’homme – et éminemment chez cet homme sans péché qu’est le Christ, renvoyant au Père, par l’expansion de sa charité parfaite, l’icône de la gratuité de sa propre effusion – se révèle comme être-là du divin.

Exclure, c’est être exclu par ce qu’on exclut, et par conséquent limité par lui : tel est le risque encouru par toute compréhension trop abrupte de la transcendance de Dieu. Si Dieu infini demeure séparé du fini – et tel est le cas tant que Dieu n’a pas épousé l’humanité – alors il possède quelque chose en dehors de soi, quelque chose qui vient le limiter de l’extérieur, et il ne saurait à bon droit être proclamé infini. Non pas que Dieu soit pour autant confondu avec le monde (Hegel n’a rien d’un panthéiste), mais, malgré sa transcendance, transcendance de tout créateur par rapport à son ouvrage, il accepte de connaître sa création, de se tourner vers elle, de vivre en elle, de s’en soucier, il accepte de se commettre et de co-naître avec elle, de prendre part à son œuvre – pensons à Dürer à qui il arrive de peindre son autoportrait dans un coin du tableau. La transcendance dogmatique, l’opposition rigide entre Dieu et le monde, loin de constituer un atout ou une marque de puissance, est bien plutôt le fait d’une incapacité du divin à endurer le négatif de la mort. La grandeur de Dieu est indissociable de sa kénose, l’anti-impassibilité par excellence, accomplissement de son essence, l’amour : si l’essence du divin, comme essence amoureuse, est de rayonner [4], que dire de la qualité de ce rayonnement si jamais quelque chose vient l’arrêter ou limiter son effusion.

La lumière se répand partout, mais ne saurait cependant se confondre avec la moindre chose finie ; ce n’est pas parce qu’elle rayonne jusque dans les ténèbres que les ténèbres sont de la lumière… « La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres n’ont pas pu s’en rendre maître » [5]. Ni transcendant, ni immanent, tournant le dos au gnosticisme comme au panthéisme, le Dieu dont le Verbe est lumière répand partout son exigence de charité.

Le Concept, c’est la kénose elle-même, c’est Dieu non plus seulement comme divinité impersonnelle ou boudeuse, mais avant tout comme Esprit, comme identité du Père et du Fils dans le jeu de l’amour avec soi-même, comme Dieu indissociable de son propre rayonnement. Hegel est par excellence le penseur de la Trinité, s’il est vrai que la Trinité est l’unité en trois et l’expression ternaire de l’unité vivante. On l’a souvent accusé, Kierkegaard en tête, de vouloir déduire la Croix du Christ à partir du présupposé du mouvement dialectique, c’est-à-dire de nier la différence des trois personnes en faveur d’une unité figée ; mais c’est exactement l’inverse qui est vrai : le mouvement trinitaire, dans toute son intensité, toute sa douleur et tout son déchirement, s’exprimant dans le paradoxe de la souffrance de la Croix, est à la source même de la conception de la dialectique (qui n’a rien d’un calme mouvement lisse et sans problèmes mais qui est caractérisée par la contradiction la plus dure, cette contradiction seule pouvant expliquer qu’il y ait mouvement, s’il est vrai que le mouvement naît de la lutte incessante de deux principes en tout point rebelles), et permet précisément que cette dia-lectique ne soit pas un simple effacement de la scission, mais sa position même comme scission. L’Esprit absolu ne dissout pas la contradiction de la présence de l’infini dans le fini, mais l’affirme : « L’Esprit se retrouve lui-même dans le déchirement absolu ». La médiation n’est pas médiatisante, mais surgissement du mystère d’une communion : le Christ en Croix offre moins le spectacle d’une calme et banale réconciliation que celui d’une réunion inédite, celle qui se produit dans le déchirement des deux natures. Le Christ, comme a pu l’écrire Pierre Magnard [6], est le médiateur non médiatisant. Le choix hégélien du terme de « Concept » et le retour à la première entente de celui-ci (cum-capere), loin de réduire ou de lénifier la Passion du Christ, entend au contraire rendre impossible toute notion d’un Dieu impassible au sens courant : Dieu est proprement Celui qui prend part, qui parti-cipe. Si Dieu est impassible, il ne le sera pas loin de l’homme, mais exprimera sa divine impassibilité (et partant sa divine puissance) dans la prise en charge de l’altérité pure, dans l’assomption de ce qui lui est le plus contraire : le corps du péché.

L’Esprit absolu, c’est l’identité de la différence du Père et du Fils, bref la Trinité. Cette déchirure appartient à l’essence du divin amour, car « il n’y a pas de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ceux qu’il aime » ; et c’est en cet amour et en lui seul précisément qu’elle peut, tout en étant déchirure, n’être pas déchirée – qu’elle peut, au cœur de la Passion, demeurer impassibilité. Ce sont là des vérités difficiles et qui, certes, peuvent paraître paradoxales ; et qu’y a-t-il effectivement de plus difficile et de plus paradoxal que le mystère de la Trinité, ce mystère d’une unité dans l’aliénation même.

L’essence de Dieu est l’amour et l’essence de l’amour non pas de souffrir, mais de pouvoir souffrir, d’accepter la négation s’il n’y a pas d’autre issue. C’est cette essence d’un Dieu qui est Père que le judaïsme n’est pas parvenu à penser en la jugeant indigne de Dieu. « Mais que l’on éprouve une telle horreur vient, en fait, de ce que l’on n’est pas familier avec la nature de la médiation » [7]. Car « on peut bien exprimer la vie de Dieu et la connaissance divine comme un jeu de l’amour avec lui-même ; cette idée sombre dans l’édification et même dans la fadeur, lorsque manquent en elle le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif. En soi, une telle vie de Dieu est bien l’égalité et unité avec soi-même non troublée, qui ne prend aucunement au sérieux l’être-autre et la séparation d’avec soi qui rend étranger à soi, ni non plus le mouvement de surmonter cette séparation. Mais cet en-soi est l’universalité abstraite dans laquelle il est fait abstraction de sa nature, qui est d’être pour soi, et, par là, d’une façon générale, de l’auto-mouvement de la forme » [8]. Si impassibilité il y a, elle ne peut être que dans l’endossement volontaire de la scission et non dans l’auto-exemption d’une divinité in-différente. Le Dieu chrétien est celui qui accepte de souffrir pour le rachat de l’homme, celui qui est capable d’éprouver, dans un but rédempteur, le négatif de la scission. Ainsi : 1) Le mouvement trinitaire a lieu de toute éternité et sans aucune souffrance dans le Verbe : « le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu » [9]. Le Père est auprès du Fils et le Fils auprès du Père, et « ce mouvement à l’intérieur de soi-même exprime l’essence absolue comme Esprit » [10]. La vie de la Trinité est parfaite et précède l’Incarnation. 2) Mais une fois le péché consommé, une fois advenu le règne de l’adultère (à entendre au sens large, autrement dit au sens de ad-alterare, c’est-à-dire s’altérer-vers, se corrompre en suivant une voie, bref, se détourner de Dieu), l’homme ayant résolument tourné le dos à son Créateur, c’est une partie de la Création qui se détourne alors continûment de Dieu. Le mouvement sans failles de soi à soi du Verbe ne se prolonge plus jusqu’à la nature déchue, qui en est précisément exclue (s’il est vrai qu’Adam fut chassé de l’Eden), et une partie de la Création tombe aux mains du « roi de ce monde ». Une altérité demeure extérieure à l’Absolu. Dieu pourrait bien sûr reconquérir sans difficultés cette altérité, mais comment le faire tout en préservant la liberté de l’homme. Il s’agit donc de faire revenir cette nature déchue dans la vie parfaite du Verbe. C’est pourquoi le Verbe connaît un moment de douloureuse scission, de souffrance réelle, publication de ses bans morganatiques avec l’humanité pécheresse. La vie parfaite de la Trinité s’élargit afin de ne pas exclure de sa joie éternelle une créature perdue. 3) Cet élargissement est l’assomption des ténèbres ; à présent que le Verbe a souffert, « la lumière brille [11] dans les ténèbres, [car] les ténèbres ne l’ont pas arrêtée ». Par la mort d’un seul, le monde est racheté, et la vie éternelle potentiellement partagée. « Par là l’essence divine est venue à soi-même dans cette présence sensible ; l’être-là immédiat de l’effectivité a cessé de lui être un être-là étranger ou extérieur parce qu’il est sursumé [12], universel ; cette mort est par conséquent sa résurrection comme Esprit » [13]. Dieu souffre en son Fils, mais, après s’être déterminé à racheter les hommes, demeure imperturbable en son dessein rédempteur. La Trinité éprouve impassiblement la souffrance ; c’est pourquoi elle est, dans la Passion même, suprême Impassibilité, autrement dit, triomphe de l’amour. Ce que nous allons montrer plus précisément.

La séparation d’avec le monde étant impossible pour Dieu – comme si on pouvait imaginer que quelque chose pût Lui échapper ou qu’Il pût ne pas être intéressé à cette création qui est Sa création –, il faut en déduire que Dieu possède en Soi-même cette séparation. Si Dieu est Dieu, Il n’est pas coupé du monde ni indifférent à lui ; or, on ne saurait contester l’incommensurable hiatus entre l’infinité de Dieu et la finitude de Sa création ; par conséquent, cette séparation de Dieu et du monde passe dans Dieu lui-même. C’est de cette manière que Hegel associe en Dieu puissance et amour, intériorisation et extériorisation, transcendance et immanence, Père et Fils. Unité que Hegel résume ainsi : la Vérité n’est pas seulement Substance, mais aussi Sujet ; autrement dit, l’Absolu n’a pas uniquement la consistance de ce qui est identique à soi et sans mouvement, demeurant le même sous les changements (ce que la tradition métaphysique exprime à travers la rigide opposition entre un Dieu éternel et un monde en devenir). Il n’a pas la teneur crispée d’un sub-stare, imperturbable transcendance qui maintient son identité grâce à une indifférence forcée vis-à-vis du monde et de l’homme, du contact avec lesquels Dieu aurait besoin de se prémunir afin de ne pas souiller la splendeur d’une essence par là même vulnérable. Impuissance de l’in-différence, de cette incapacité à endurer le négatif, et donc à assurer toute médiation entre Dieu et l’homme… « La substance en effet est l’en-soi encore non développé, ou le fondement et le Concept dans sa simplicité encore immobile ; elle est donc l’intériorité ou le Soi de l’Esprit qui encore n’est pas là » [14]. L’Absolu est Su-jet, et le jet est ici à prendre dans la simultanéité de son double sens étymologique ; sub-jectum, c’est-à-dire provenant à la fois de jaceo et de jacio, en même temps fait d’être étendu dessous et sous-jacence dont l’être est un continuel jet, dont l’être est d’être continuellement à l’extérieur de soi : sa manière d’accomplir son être, de rester en soi, d’être fidèle à sa propre essence, c’est d’outrepasser la fixité de cette même essence, de sortir de soi. Pour bien nous représenter un tel être, continuons de songer à l’essence de la lumière.

Que le Soi ait pour essence de sortir de soi, c’est là une vérité que nous éprouvons à chaque instant et dont nous sommes, chacun d’entre nous, autant d’incarnations : la conscience a pour essence de se rapporter à un ob-jet, elle est donc pro-jet, conscience de quelque chose, protension permanente vers un autre qui lui fait face. Cette structure intentionnelle dont nous héritons au plus profond de notre âme et qui constitue la structure fondamentale de notre ipséité, nous la devons précisément à la présence en nous et nous déterminant, de la négativité de l’Esprit absolu qui est Su-jet. Cette possibilité de se tenir à l’extérieur de soi, cette inquiétude d’être soi tout en n’étant pas soi, d’être soi en se rapportant à l’autre, l’homme la tient de l’Esprit absolu dont il reçoit le souffle. Nous recevons la structure de notre moi d’une structure plus grande que nous, celle du Moi absolu, du Sujet absolu qui est un dans les trois Personnes, Trinité qui n’est rien d’autre que l’affirmation d’un même acte d’expansion, celui par lequel le Moi, en tant que Su-jet, d’abord se pose (Entaüsserung), puis s’aliène et s’oppose à soi au contact de l’altérité (Entfremdung), enfin se souvient qu’il est source de cette aliénation volontaire, ce qui lui permet d’intérioriser la scission comme appartenant à son être propre (Er-innerung). Dieu ne peut rester in-différent, il laisse donc aller son autre afin de voir, à partir de cet autre, remonter vers soi sa propre infinité : « aus dem Kelche dieses Geisterreiches / schaümt ihm seine Unendlichkeit » [15]. Notre conscience est une parcelle de ce drame infini qui se joue, dans nos têtes au-dessus de nos têtes, entre Dieu et l’altérité de l’imperfection qu’il ne se lasse pas d’accepter.

L’impassibilité de Dieu n’acquiert ainsi de sens que sur un autre plan totalement différent de celui dont nous sommes coutumiers : impassibilité n’est pas indifférence ni tranquillité, n’est pas être exempt de souffrances (ce qui voudrait dire que celles-ci ne sont pas tolérées, et dénierait ainsi inconsciemment à l’Absolu une part de sa puissance ; Dieu est passible car il est capable de souffrir), mais, comme nous l’apprend la seconde signification possible du terme, signification dont nous sommes à présent à même de saisir la portée théologique, le fait de ne pas se laisser détourner de sa volonté. L’Absolu laisse inlassablement aller son autre hors de lui, il accepte de souffrir la présence de tout ce qui n’appartient pas à la plénitude de son essence (contingence, matérialité, finitude, mal, humanité pécheresse, etc.) : la divinité, « dans l’absolue liberté d’elle-même, se résout à laisser librement aller hors d’elle-même l’altérité » [16]. Dieu tolère impassiblement la souffrance, il tolère impassiblement de n’être pas impassible, et c’est là précisément que nous prenons toute la mesure de son impassibilité. Impassibilité est ainsi synonyme de patience, d’abnégation, de fermeté devant l’altérité, et n’évoque aucune fuite devant cette dernière – fuite à laquelle revient l’indifférence d’une transcendance trop littérale.

L’ancien français nous apprend que l’origine de l’adjectif « passible » est l’adjectif, disparu en cette signification, « paisible », tous deux indifféremment issus du latin passibilis. Seule la considération du Dieu chrétien nous permet de comprendre cette curieuse parenté entre deux mots que la langue moderne persiste à opposer (a-t-elle cessé d’éprouver en sa chair la profondeur de l’amour de Dieu…). Le Père manifeste une certaine impassibilité dans la Passion du Fils : non pas qu’il ne prenne part en aucun cas au destin du monde – le simple mystère de l’Incarnation nous empêche à jamais de considérer Dieu séparé du monde –, non pas bien entendu qu’il ne souffre pas les souffrances de Jésus – quel père serait suffisamment cruel pour ne pas compatir aux douleurs de son fils –, mais impassiblement il endure la Passion  : paisibleté dans la passibilité, la véritable impassibilité s’accomplit dans la Passion, synthèse du paisible et du passible, ou plutôt retour à l’origine commune de ces deux mots, à savoir la passibilité comme acceptation volontaire et infinie, comme expression d’un impassible dessein amoureux.

La rencontre de l’amour et de la turpitude devait avoir lieu sur fond de crime et d’atrocité ; Dieu sait quand il s’incarne, quand il accepte de tendre sa main à l’homme déchu tout en sauvegardant la liberté de sa créature, qu’il s’expose du même coup à l’humiliation et au refus. Cela néanmoins ne le détourne pas de son dessein. Il accepte la Passion et rien ne le détourne de son acceptation. L’Esprit absolu est impassible à endurer les souffrances de la scission née du contact entre la perfection infinie de la vie éternelle et l’imperfection d’une nature déchue, impassible à supporter les crachats du mauvais ange, impassible à tolérer le courroux de Lucifer, et ce dans l’espérance de rendre possible par l’union des deux natures, le salut de l’homme [17]. Le Fils de Dieu, impassiblement, se fait Fils de l’homme.

Dieu accepte de n’être pas indifférent, il endosse impassiblement la Passion. Son impassibilité tient dans le fait de refuser l’impassibilité au sens obvie du terme, de refuser la retraite et la mise à l’écart, le bonheur dans l’indifférence au malheur ; la Passion révèle que Dieu est com-passion ; cette miséricorde est l’une des faces de l’amour que porte le Père à ses enfants prodigues et ingrats. Dieu est impassible, mais en aucun cas il ne l’est en marge de la Passion de son Fils : il est donc impassible dans son opiniâtreté à endurer cette Passion. Son impassibilité n’est rien d’autre que cette opiniâtreté amoureuse. Il est impassible à supporter nos atermoiements et tergiversations adultères, impassible de tolérance et de patience. Le dernier mot de Hegel sur l’essence de l’Absolu est celui d’Entlassung, c’est-à-dire l’acte-de laisser-être. Dieu laisse être l’altérité dans l’espoir que l’homme se constitue, autant qu’il le peut, par la charité – cette charité qui prolonge et reconduit sur le plan humain la pureté du don de Dieu – comme miroir de l’amour divin. « Je veux voir de la misère monter l’amour » : cette parole prononcée par Dieu dans un texte de saint François d’Assise, permet de ressaisir la totalité du projet spéculatif de Hegel.

Dieu, concept que Hegel estime trop usé par les multiples et insatisfaisantes tentatives de la métaphysique dogmatique traditionnelle, est appelé par la pensée hégélienne Esprit afin que ne soit plus écartée de la pensée de son essence la médiation, c’est-à-dire la non-indifférence, inhérente à toute vie divine digne de ce nom. Le sens courant a l’habitude d’identifier Dieu avec le Père, au détriment des autres Personnes de l’affirmation trinitaire, c’est pourquoi Hegel, pour mieux souligner la simultanéité des trois Personnes, préfère parler d’Esprit en référence au pouvoir synoptique de cette troisième Personne qui n’est autre que l’unité vivante des deux autres ou l’expression de soi de la vie absolue. Dieu est Esprit, c’est ce que la représentation oublie souvent en évoquant Dieu sans plus. Dans la notion d’Esprit se tiennent celles de médiation, de mobilité, de souffle, de rayonnement (l’Esprit n’est-il pas un feu qui investit les Apôtres le jour de la Pentecôte et les expose ensuite chacun à la Passion). L’Esprit est le Paraclet, c’est-à-dire l’avocat, et plus précisément encore le défenseur, le protecteur : il est effectivement celui qui sauvegarde ou laisse être l’altérité, qui se sacrifie à cette altérité, qui accepte la turpitude d’un monde imparfait, qui tolère impassiblement de voir son œuvre souillée par un usurpateur, et cela afin de voir progressivement se constituer sur terre la charité, le don, puis une Église au sein de laquelle ne cesse de retentir Son Appel, Église ou « sel de la terre », soutenant et justifiant par sa prière la conservation d’un monde qui l’ignore, tâchant d’épauler comme elle peut, en l’imitant, l’impassible passibilité de la médiation.

*
Hegel nous apprend donc que le Dieu qui est Esprit échappe par définition à toute compréhension trop commune de l’impassibilité ; ce Dieu, dit Hegel, c’est le Dieu chrétien, seule représentation adéquate de la divinité et dont la puissance de révélation est le contenu même de toute philosophie vraie. L’Esprit absolu est négativité, c’est-à-dire qu’il est sans cesse en dehors de soi, en expansion, qu’il n’est jamais à l’endroit (toujours fini) où l’on entend le localiser. Cette négativité révèle toute son ampleur : Dieu est passible, capable de souffrances, capable d’endurer la mort, caractère que l’ancien français exprimait également dans le mot paisible. Cette identité de la passibilité et de la paisibleté nous révèle quelles sont les exigences au sein desquelles peut être adéquatement pensée l’impassibilité de Dieu. Non pas impassibilité au-delà de la Passion, mais impassibilité dans la Passion, et même plus, impassibilité comme la Passion : il faut être proprement impassible, entêté, déterminé, opiniâtre, convaincu, résigné, fort, puissant, aimant, pour accepter de supporter une telle souffrance pour un tel motif.

C’est en toute liberté que Dieu se résout à la Passion, mais cette décision est inflexible. Et il est proprement impassible, au sens le plus noble du terme, celui qui ne se laisse pas détourner de ce qu’il a décidé, celui qui accepte sans coup férir [18] de prendre sur lui et de souffrir le péché d’un autre, celui dont l’impassible passibilité constitue l’unique sagesse et l’unique modèle qui se propose à la sainteté dont la possibilité nous est miraculeusement offerte à présent et jusqu’à la fin des temps. Telle est la leçon que nous affirmons avoir retenue de Hegel, et qui ne nous paraît pas mince [19] : « Le Père engendre le Fils, qui, fidèle au commandement d’amour que lui a donné le Père – cet amour même par lequel le Fils peut naître – réengendre le Père en mourant sur la Croix, et transmet ainsi l’amour comme source et comme fin » [20]. L’Esprit absolu hégélien s’avère ainsi comme l’impassible passibilité de la Médiation.

Maxence Caron, Maxence Caron, agrégé de philosophie, doctorant. A publié récemment Lire Hegel (Ellipses).

[1] Péguy, Ballade du cœur qui a tant battu, in Œuvres poétiques complètes, Pléiade, p. 1273.

[2] Par exemple pour les Juifs, qui, selon Hegel, ne sont pas parvenus à admettre l’existence ni la dignité d’une transcendance s’accomplissant dans l’endossement volontaire de la Croix, d’un Esprit absolu à l’épreuve de la souffrance et de la mort, soit d’un « roi sans couronne », pour reprendre une expression de Pascal.

[3] Non pas à la manière du panthéisme, c’est-à-dire se confondant tout bonnement avec ses créatures, mais à travers l’effort incessant de chaque particulier en direction du tout : l’homme se meut parce qu’il aspire à la grâce.

[4] La racine indo-européenne du mot « dieu », dei, signifie la lumière, filiation que l’on retrouve dans l’adjectif « diurne ».

[5] Prologue de saint Jean (1, 5).

[6] Cf. Pascal, La clé du chiffre, éditions universitaires, 1991.

[7] Préface de la Phénoménologie de l’Esprit, traduction Bourgeois, Vrin, 1997, p. 71.

[8] Ibid., p. 69.

[9] Prologue de Saint Jean.

[10] Phénoménologie de l’Esprit, II, traduction Hyppolite, Aubier, p. 274.

[11] Soulignons le contraste des temps grammaticaux dans le Prologue de saint Jean : la succession des verbes au passé cesse au verset 5, par l’emploi de « briller » au présent, rupture qui instaure un schéma d’avant/après et par laquelle nous est mieux suggérée la teneur de ce que le Christ, dont le début du Prologue tait le nom comme pour mieux faire éprouver sa nécessité dans l’essence même de Dieu, nous a apporté : la rédemption. Après le péché, il était prévisible que Dieu, parce qu’il est Dieu, ne laisserait rien en dehors du joug de sa lumière (même pas les Enfers où (con)descendit le Christ), et c’est pourquoi Adam pécheur a pu apparaître comme forme en creux de l’homme nouveau, forma futuri.

[12] Aufgehoben, c’est-à-dire tout à la fois supprimé et conservé, c’est-à-dire encore dépassé, ou mieux : racheté.

[13] Ibid., p. 281.

[14] Ibid., p. 304.

[15] Dernière phrase de la Phénoménologie de l’Esprit, inspirée de Schiller : « Du calice de ce royaume des esprits, écume jusqu’à lui sa propre infinité ».

[16] Encyclopédie des sciences philosophiques, § 244, traduction Bourgeois, Vrin, 1970.

[17] En un pari encore plus inouï que celui de l’homme pascalien, puisque si l’homme possède la possibilité de parier sur Dieu, c’est uniquement parce que Dieu a toujours déjà parié sur l’homme.

[18] « Penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père, qui mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges ? » (Mt 26,53).

[19] On nous dira que nous aurions pu tout autant la recevoir de la lecture d’un docteur de l’Église. Douce remontrance, car nous ne saurions nous avouer chagriné d’un tel rapprochement…

[20] Maxence Caron-Parte, Lire Hegel, Ellipses, p. 60.

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