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Penser une théologie de la paix

Mgr René Coste

Il s’agit de la découverte récente par la pensée chrétienne que la paix est au cœur de la révélation de Dieu en Jésus Christ et que, pour cela, elle doit être aussi au cœur de l’éthique et de la spiritualité : elle doit même, à travers les croyants, se répercuter à travers toutes les dimensions de la vie en société (politique, économique, rapports sociaux, culture), aussi bien que dans les rapports interpersonnels et ecclésiaux. Tel est, en effet, le sens qu’il faut donner à une expression de l’Épître aux Ephésiens dont l’importance a trop peu retenu l’attention jusqu’à nos jours : « L’Évangile de la paix » (6, 15). Comme l’a noté l’exégète allemand Hans Conzelmann, « le contenu du salut peut être défini dans tout le Nouveau Testament par la paix ». Par son expression « l’Évangile de la paix », l’auteur de l’Épître aux Ephésiens veut dire que la « Bonne Nouvelle » de la Révélation de Dieu à l’humanité, qui a culminé en Jésus-Christ, peut être synthétisée dans la paix. L’Évangile de la paix est la proposition par Dieu lui-même à tous les êtres humains de la civilisation de la paix – qui est aussi civilisation des Béatitudes et civilisation de l’amour – inaugurée en Jésus Christ, notre Frère humain et Dieu-avec-nous. L’Évangélisation de la paix doit donc être au cœur de l’évangélisation et la pastorale de la paix au cœur de la pastorale.

Cette découverte théologique s’accompagne d’une autre, elle aussi d’une grande importance : celle de l’exigence éthique et spirituelle de la non-violence, dans les dimensions collectives de la vie en société aussi bien que dans les rapports interpersonnels et ecclésiaux. Il vaut la peine de remarquer que, du moins en ce qui concerne la vie en société, cette découverte est due pour une grande part à l’expérience gandhienne (qui était de son côté, à la fois d’origine indienne et évangélique). Sous l’influence de Gandhi, des chrétiens qui n’étaient pas des théologiens – puis des théologiens – ont découvert que le Sermon sur la montagne appelait des pratiques non-violentes et qu’on devait même parler d’un commandement évangélique de non-violence. Certes, pour la grande majorité des chrétiens et des théologiens, il ne supprime pas le concept de « juste défense », mais la théologie appelle, désormais, bien plus que par le passé, à chercher et à mettre en oeuvre des pratiques non violentes de résolution des conflits. Dans le passé, on a beaucoup trop facilement justifié les guerres. Il ne peut plus en être ainsi. Quand ces convictions théologiques nouvelles auront pénétré au plus profond de la conscience des chrétiens, les conséquences positives pour l’avenir de la paix dans le monde pourraient en être prodigieuses.

Il faut partir du sens plénier du mot paix (shalom) dans l’Ancien Testament. Selon le Cardinal Etchegaray, « La paix [shalom] est le mot le plus juteux de la Bible, le seul qui puisse combler l’homme de bonheur, car il prend tout l’homme, corps et âme, le rend complet, intact, intègre, en harmonie avec Dieu, avec les autres hommes, avec lui-même, avec la création tout entière. » Selon le Grand Rabbin Kaplan, « la paix est le don suprême, le couronnement de toutes les bénédictions divines ». D’après l’Ancien Testament, il faut unir – comme dans une symphonie éthique et spirituelle – la promotion d’une gérance juste et solidaire de nos ressources terrestres ; celles de la justice, de la solidarité, des relations pacifiques, de la libération de l’injustice et de l’oppression, ainsi que celle de l’option préférentielle pour les pauvres : tout cela à la fois dans les relations interpersonnelles et dans les relations collectives. Le concept vétéro-testamentaire de paix comporte toutes ces harmoniques.

L’exégèse contemporaine a démontré que le Sermon sur la montagne – Charte du Royaume – doit être vécu par les croyants aussi bien au niveau collectif de la vie en société qu’au niveau personnel, interpersonnel et ecclésial. Ce qui entraîne la conséquence que la Paix du Christ – qui est la Paix de Dieu – atteint le croyant au plus profond de lui-même dans la plus fascinante intimité avec le Mystère trinitaire, et doit rayonner par lui à tous les niveaux de la vie en humanité.

Telle est ma thèse préliminaire. La conférence comprendra trois parties : I, l’histoire du christianisme et l’accueil de la paix biblique ; II, le tournant de la seconde moitié du XXème siècle ; III, Propositions pour la théologie et la pratique contemporaines de la paix à la lumière de la Parole de Dieu en Jésus Christ.

L’histoire du christianisme et l’accueil de la paix biblique

L’histoire du christianisme montre que, dans l’ensemble, on est loin d’être parvenu à une conception aussi profonde du concept biblique. Avec, toutefois, d’heureuses exceptions dont je ne manquerai pas de signaler les plus fécondes.

1) Spiritualité de la paix : les paradigmes monastique et franciscain

Dans l’ensemble, on s’est trop contenté d’une spiritualité personnelle et communautaire de la paix. Une spiritualité, toutefois, d’une grande portée. Le paradigme monastique et le paradigme franciscain. Le paradigme monastique se conjugue selon deux traditions, la tradition orientale et la tradition bénédictine. Au cœur de la tradition orientale, hèsychia, la « paix » et le « silence de l’oraison avec Dieu » (saint Isaac le Syrien), la Philocalie [1], saint Séraphim de Sarov, et les figures de saint Silouane de l’Athos, du Staretz Zosime, personnage des Frères Karamazov de Dostoïevski. La tradition bénédictine rassemble le sens de l’ordre et de l’organisation hérité de la romanité, le bienfait du calme dans l’espace rural, la longue méditation silencieuse quotidienne, la maîtrise de soi due à l’humilité, à la charité fraternelle et au renoncement au monde. On peut se référer à l’ouvrage du Père Bernard Ducret, La Paix du cœur [2].

Le paradigme franciscain offre un fascinant faisceau des plus hautes valeurs de joie et d’humanité ; abandon filial à l’égard du Père, imitation passionnée du Christ « doux et humble de cœur », partage de la vie des plus pauvres à son exemple, oubli de soi, bienveillance débordante envers tous, souci ardent de réconciliation des personnes et des groupes déchirés par la violence et la haine, et une extraordinaire vibration pour l’univers créé, qui atteint son sommet dans le Cantique des créatures  : Frère Soleil, Sœur Lune, Frère Vent, Sœur Eau, Frère Feu, Sœur notre Mère la Terre. Il est capital de savoir qu’une strophe du Cantique a été composée pour établir la paix entre le Podestat (le Maire de la cité) et l’évêque d’Aoste :

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux

Qui pardonnent par amour pour toi ;

Qui supportent épreuves et maladies :

Heureux s’ils conservent la paix,

Car par toi ils seront couronnés.

Les intuitions et la vie de François retrouvaient la plénitude de signification du concept biblique de paix. Il a fallu attendre les dernières décennies du XXème siècle pour en percevoir la merveilleuse fécondité, en ce qui concerne l’écologie et la primauté de la création. Jamais le Poverello n’a eu autant de célébrité et d’influence que de nos jours. Il est le saint le plus connu et le plus vénéré du christianisme, à part la sainte Vierge elle-même.

2) L’impact de la paix biblique sur la vie collective dans la société

Cet impact n’a guère été perçu ni concrétisé. L’État chrétien (et d’abord l’Empire chrétien) était avant tout centré sur la profession publique du Credo. Les Églises était trop portées à s’en contenter même si le comportement des souverains était trop souvent marqué par l’oubli des orientations et des critères bibliques et éthiques les plus fondamentaux. La loi naturelle (ou droit naturel) sur laquelle on s’appuyait était essentiellement d’inspiration romaine. On acceptait facilement les conversions forcées au christianisme. Pas de théologie de la paix, mais seulement une théologie dite de la guerre juste, qui se voulait héritière de saint Augustin, mais qui n’avait en fait, hérité de lui qu’un pâle schéma théorique, en oubliant la laborieuse recherche de cet immense penseur chrétien, nourri de l’Évangile, qui avait dû créer presque de toutes pièces une éthique chrétienne (en s’inspirant de saint Ambroise, il est vrai) pour répondre aux problèmes nouveaux d’un Empire où les chrétiens étaient devenus majoritaires et qui étaient portant dévoré par des troubles internes et par les invasions des peuplades qui le cernaient de toutes parts.

Cet amenuisement de la théologie de la paix en une théologie dite de la guerre juste a duré jusqu’en la première moitié du XXème siècle. Toutefois non sans quelques heureuses ouvertures. Des Pères de l’Église comme saint Ambroise, saint Basile, saint Jean Chrysostome, ont été remarquablement ouverts à ce que nous appelons désormais « l’option préférentielle pour les pauvres ». Saint Augustin a été l’initiateur d’une ample théologie de la paix, dans la Cité de Dieu, notamment. Les grandes figures de saint Louis, roi de France, et de sainte Jeanne d’Arc constituent des exemples saisissants d’une pratique politique d’inspiration chrétienne. En ce qui concerne Jeanne d’Arc, personne peut-être ne l’a mieux comprise que Charles Péguy. Il faudrait y ajouter Jean Guitton.

Les grandes figures espagnoles des XVIème et XVIIème siècles pour lesquelles j’éprouve une grande admiration, François de Vitoria (vers 1483-1546), François Suarez (1548-1617), constituent des jalons théologiques de premier ordre. Bartolomé de Las Casas (1674-1566) : le « Père des Indiens » est, à mon avis, le plus grand nom de l’histoire de la genèse de la théologie de la paix. Retenons, du moins, cette saisissante assertion :

Le Christ est fouetté, martyrisé, souffleté et crucifié, non pas une fois, mais des milliers de fois, chaque fois que les Espagnols dépouillent et détruisent ces gens et leur enlèvent tout espace de conversion et de pénitence, les privant de la vie avant terme, de telle sorte qu’ils meurent sans la foi ni les sacrements. [3]

N’oublions pas l’humanisme chrétien d’Erasme (vers 1469-1536). Comme l’a noté Jean-Claude Margolin, il a été un « militant passionné de la paix ». N’oublions pas non plus Hugo Grotius (1583-1645), qui n’a pas seulement construit un droit de la guerre, mais aussi un droit de la paix, ni le Père Louis Taparelli d’Azeglio (1793-1862), promoteur d’une véritable organisation mondiale et dont la pensée a inspiré Benoît XV et peut-être aussi Léon XIII. Il faut aussi mentionner l’encyclique Pacem de Benoît XV (janvier 1920), modeste, mais qui a eu le mérite d’exister - la première encyclique de l’histoire de la Papauté consacrée à la paix.

Malgré toutes ces prémices prometteuses, la théologie de la paix était encore embryonnaire vers le milieu du XXème siècle.

Le tournant de la seconde moitié du XXème siècle

La Première Guerre Mondiale, malgré ses hécatombes de morts et de blessés, n’avait provoqué qu’un choc assez faible dans l’opinion politique mondiale. Le nationalisme étatique était demeuré très fort. La Société des Nations n’était guère qu’un forum international, auquel on n’accordait qu’une importance de façade. Même les Églises et les théologiens, à part quelques exceptions, ne s’étaient pas vraiment sentis mobilisés pour créer un monde plus pacifique. Une exception notable : Marc Sangnier [4]. J’attends la parution de la thèse d’Olivier Prat, Marc Sangnier et la paix. Une autre belle exception : l’Abbé Franz Stock qui lui était lié. On avait redécouvert Suarez et Vitoria, pour une part importante, grâce au Père de La Brière.

Il faut encore mentionner l’un des livres les plus importants de Jacques Maritain : Humanisme intégral  ; un livre capital pour l’élaboration de la constitution pastorale du Concile Vatican II, L’Église dans le monde de ce temps.

Il en a été autrement après la Seconde Guerre Mondiale. Cette fois-ci, les horreurs du nazisme (et, du moins, pour certains, celles aussi du communisme soviétique), ainsi que le lancement des premières bombes atomiques ont produit un électrochoc. Je rappelle la mise en garde pathétique de Karl Jaspers dans son grand libre : La Bombe atomique et l’avenir de l’homme (1958).

Jusqu’à présent, l’homme pouvait se suicider individuellement. Il pouvait tuer et être tué dans des combats. On pouvait exterminer des peuples. Mais maintenant l’humanité peut être anéantie en totalité par l’homme.

La Déclaration Universelle des Droits de l’homme de 1948 faisait aussi – au moins théoriquement – de leur promotion également un impératif éthique mondial. On s’était enfin rendu compte que la poursuite du chacun-pour-soi étatique et la course aux armements conduisaient l’humanité à la catastrophe et que, désormais, bien des événements étaient capables de se répercuter partout dans le monde.

Certes, ni l’individualisme national et étatique, ni les velléités d’impérialisme n’étaient disparus comme par enchantement. Mais des prises de conscience nouvelles s’étaient fait jour et commençaient en certains endroits à se concrétiser. Notamment dans les Églises et les communautés chrétiennes. Et chez les théologiens, qui commencèrent à se rendre compte qu’il fallait, enfin, prendre au sérieux le message biblique de la paix dans la vie collective de l’humanité.

Quatre points successifs :

1) Du côté de l’Église catholique

Ce fut l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII (11 avril 1963) qui déclencha le mouvement décisif, et « restitua » aux chrétiens le mot « paix », lequel avait été accaparé par le Mouvement de la Paix (inspiré et téléguidé par les communistes soviétiques), et que, d’ailleurs, la plupart jusqu’alors n’avaient guère compris dans sa portée collective. Jamais une encyclique n’avait éveillé un tel écho dans le monde. Jamais, depuis lors, une autre encyclique n’a eu un tel impact.

Certes, l’encyclique, dans sa plus grande partie, tout en étant fondamentalement d’inspiration chrétienne, s’était exprimée dans le registre d’un discours humaniste, afin de rejoindre tous les hommes « de bonne volonté » : les non-chrétiens, aussi bien que les chrétiens. Il le fallait dans ce but. C’est ce que j’appellerai le discours public de l’Église  : celui qu’elle adresse au monde pour être comprise et le mobiliser. Le discours proprement théologique – à peine esquissé – ne se trouvait que dans les deux dernières pages : c’est le discours interne de l’Église  : celui qu’elle adresse aux chrétiens pour qu’ils s’en inspirent au plus profond de leurs vies et qu’ils en fassent la motivation dernière de leurs pensées et de leurs actions. Jean XXIII avait ainsi ouvert la voie, qui a été magnifiquement suivie et développée par le Concile Vatican II et les Papes ultérieurs : Paul VI et Jean-Paul II.

Précisons les deux registres que j’ai nommés : le discours public et le discours interne de l’Église. Avec la très importante remarque que le discours interne de l’Église (c’est-à-dire la démarche proprement théologique) a été considérablement approfondie depuis lors : d’abord avec la Constitution conciliaire Gaudium et Spes, puis avec Paul VI, et encore plus avec Jean-Paul II, qui a nettement placé la théologie à la base plus explicite de l’enseignement ecclésial (cf. l’encyclique Sollicitudo rei socialis du 30 décembre 1987). C’était une évolution d’une grande importance, qui commence à peine à produire des fruits : à la fois sur le plan interne de l’Église et en ce qui concerne son rayonnement dans le monde. La théologie catholique a pris en compte cette évolution et y contribue de toute évidence. Elle l’avait même devancée.

Personnellement, dans mes premiers livres (Le Problème du droit de la guerre dans la pensée de Pie XII [5], Morale internationale [6]), j’étais resté, comme Pacem in terris, dans une problématique dominante de la loi naturelle. C’est à partir de ma Théologie de la liberté religieuse [7] que j’ai donné la priorité à la démarche proprement théologique, à partir du message biblique fondamental ; et cela, dans tous les domaines de l’éthique sociale.

2) Du côté du Conseil œcuménique des Églises

Dès sa fondation et sa première assemblée (1949), il a fait preuve d’une grande ouverture aux problèmes de société, et cela dans une démarche fondamentalement théologique. Nombre de théologiens protestants d’alors (influencés par Karl Barth, au comble de son prestige) comprenaient mal la démarche de la théologie catholique de l’époque, qui était restée très attachée au paradigme du droit naturel et ne commençait qu’à s’ouvrir timidement à une démarche spécifiquement de l’ordre de la foi à propos des problèmes de société. Certes, diverses tendances n’ont cessé de se manifester au sein du Conseil œcuménique, qui est resté essentiellement, jusqu’ici un forum des Églises chrétiennes (dont l’Église catholique ne fait pas partie, tout en étant fortement associée à ses travaux). On peut regretter, notamment, une fréquente politisation et un discours théologique insuffisamment cohérent. Les théologies politiques et les théologies du tiers-monde y exercent une forte influence, ainsi que les théologies féministes, sans un discernement suffisant. En ce qui concerne le domaine de la paix, la plus importance initiative du Conseil Œcuménique des Églises a été l’appel de l’Assemblée plénière de Vancouver (1983), d’entreprendre un processus conciliaire d’engagement mutuel (alliance) en faveur de la justice, de la paix, et de l’intégrité de la création. Le grand mérite de cet appel était de faire apparaître une nécessaire interférence entre la promotion de la justice, de la paix et de notre environnement terrestre : ce qui faisait retrouver aux Églises et aux chrétiens la problématique intégrante de la paix dans l’Ancien Testament. C’est en Europe que l’Appel a eu le plus fort impact, grâce au Rassemblement œcuménique européen de Bâle et à son excellent Document final, basé très explicitement sur la foi au Dieu Trinitaire. On n’oubliera pas que l’Église catholique a participé à part entière au Rassemblement et à la rédaction du document.

3) Le dialogue interreligieux pour la paix

Il s’est peu à peu constitué à partir des années 60. La Conférence mondiale des Religions pour la Paix (WCRP) joue certainement un rôle positif pour la promotion de la paix dans le monde. Certes, elle n’approfondit jamais leurs fortes divergences, mais elle a, au moins, le mérite de favoriser une connaissance mutuelle et de créer des circuits de sympathie. Chaque religion y exprime son discours à partir de ses propres fondements sur le plan de ses croyances. Et le Conseil œcuménique des Églises et l’Église catholique encouragent fortement le dialogue interreligieux pour la paix et y participent activement. Jean-Paul II s’en est fait l’un des pionniers, comme du dialogue œcuménique pour la paix. Comment ne pas mentionner la Journée historique de prière et de jeûne pour la paix qui s’est déroulée à Assise le 27 octobre 1986 ? Avec la participation symbolique de 130 responsables religieux appartenant à toutes les communautés chrétiennes et à toutes les grandes religions non chrétiennes, répondant à l’invitation de Jean-Paul II. « L’esprit » d’Assise n’est pas seulement le symbole de « l’œcuménisme chrétien » (qui exprime la recherche, de la part des Églises et communautés chrétiennes, de l’unité voulue par le Christ pour son Église), mais aussi celui de « l’œcuménisme religieux » (embrassant toutes les religions) et même de « l’œcuménisme humain. L’humanité entière comprend enfin qu’il est vital pour elle de s’unir, pour la promotion de la paix, dans la justice et dans une gestion responsable et solidaire de ses ressources et de son environnement terrestre, toutes requêtes fondamentales de la Révélation judéo-chrétienne. Les Franciscains, Pax Christi et la Communauté San Egidio sont des promoteurs actifs de l’Esprit d’Assise.

4) Un bouillonnement théologique au niveau planétaire

Le XXème siècle a été un grand siècle théologique. Et dans ses dernières décennies au niveau planétaire, pour la première fois dans l’histoire. Ce bouillonnement théologique a, certes, été discutable dans bien des domaines. Les théologies de la libération, les théologies politiques, et les théologies du Tiers-monde ont charrié bien des apports contestables. Mais le dialogue théologique est capable d’aboutir à un discernement cohérent et positif. Un point essentiel en est ressorti : la conviction que la foi en Jésus-Christ concerne toutes les dimensions de la vie en humanité et qu’il faut aussi l’audace de lui en proposer le message et les exigences. Le dialogue œcuménique chrétien s’est révélé particulièrement fécond. Personnellement, je dois beaucoup à Karl Barth et à Bonhoeffer, ainsi qu’à des grands penseurs, comme Berdiaev, Vladimir Lossky, Boulgakov et Olivier Clément, et à ces grands théologiens catholiques qu’ont été : Karl Rahner, Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar, Marie-Dominique Chenu, Yves Congar et Bernard Häring. Evidemment, je suis aussi très redevable à des théologiens encore vivants.

Propositions pour la théologie et la pratique contemporaines de la paix

1) Articulation entre le discours public et le discours interne de l’Église.

Comme dans l’encyclique Pacem in terris et dans les messages pontificaux pour la Journée mondiale de la Paix du 1er janvier, la théologie de la paix doit contribuer activement à cette articulation. En ce qui concerne le discours public  : en dialogue avec le droit international, la science des relations internationales, la science politique, la sociologie, l’économie, etc., en vue, notamment, de promouvoir une éthique planétaire et de renforcer dans les consciences l’impératif éthique de la paix. En ce qui concerne le discours interne de l’Église, ce doit être l’effort passionné pour aider les chrétiens à découvrir et à faire leur le trésor inépuisable de la Paix biblique.

2) Promotion de la théologie et de la spiritualité de la paix

Nous partirons de Pacem in terris. Certes, l’encyclique s’est contentée de les esquisser, dans ses dernières pages. Ne lui reprochons pas d’en être restée là. On le comprend, car elle s’adressait à l’humanité entière, et comme pour sa grande majorité, celle-ci n’est pas chrétienne, elle devait donner la plus grande place à un langage humaniste. C’est ce que j’ai appelé le discours public de l’Église et de la théologie. Mais pour leur propre réflexion et pour leur propre activité, les Églises et les chrétiens ne peuvent pas s’en contenter. Il faut aussi la pratique et le discours interne de l’Église et de la théologie. Il a fallu toutes les prises de conscience nouvelles que j’ai évoquées et la générosité d’un certain nombre de chrétiens « artisans de paix » – dans le mouvement Pax Christi ou dans d’autres – pour qu’on arrive à cette forte assertion de Jean-Paul II dans son message pour la journée mondiale de la paix du 1er janvier 2001 :

L’engagement à édifier la paix et la justice n’est donc pas secondaire pour les catholiques, mais essentiel, et il est à accomplir dans un esprit d’ouverture aux frères des autres Églises et Communautés ecclésiales, aux croyants des autres religions, aux hommes de bonne volonté, avec lesquels ils partagent la même préoccupation de paix et de fraternité.

Retenons cette directive de Jean-Paul II : l’engagement à édifier la paix est essentiel pour les chrétiens. C’était déjà bien la conviction et l’enseignement de Jean XXIII. C’est à m’efforcer d’en convaincre mes frères et sœurs chrétiens que j’ai consacré la plus grande part de mon travail théologique. Avec, notamment, ma Théologie de la paix [8] . Je vais aller encore plus loin, à partir d’une autre assertion de Jean-Paul II, toujours dans l’esprit de Jean XXIII. Cette assertion se trouve dans sa lettre apostolique, pour le nouveau millénaire (Novo Millennio ineunte) du 6 janvier 2001. Je vous la cite :

Le versant éthique et social constitue une dimension absolument nécessaire du témoignage chrétien : on doit repousser toute tentation d’une spiritualité intimiste et individualiste, qui s’harmonise mal avec les exigences de la charité, pas plus qu’avec la ‘‘logique de l’Incarnation’’, et en définitive avec la tension eschatologique du christianisme ».

En termes plus simples, je traduirai ainsi cette directive : il faut s’efforcer de vivre l’évangile dans toutes les dimensions de la vie en humanité, non seulement dans ses dimensions personnelles, familiales et culturelles, mais aussi dans ses dimensions collectives (la politique, l’économie, l’écologie, les relations sociales et la vie culturelle). C’est ce que j’appelle Les Dimensions sociales de la foi [9]. D’où l’expression que j’ai forgée comme un véritable concept théologique, celle d’Évangile social [10]. Je veux dire : l’Évangile qu’on s’efforce de vivre dans toutes les dimensions de la vie en humanité à partir des vérités fondamentales de la foi chrétienne : le Mystère trinitaire, le Mystère de l’Incarnation, l’Église, l’Eucharistie, etc. J’y soutiens notamment la thèse que les laïcs sont les premiers témoins et acteurs de l’Évangile social. C’est pour cela que, malgré ses dimensions, je souhaite qu’il soit lu aussi par eux et non seulement par les prêtres et théologiens professionnels. Certains ont déjà dit publiquement qu’il était stimulant pour eux. Je souhaite que d’autres aussi aient la bonne idée de me faire part de leurs réactions. J’ai toujours aimé le slogan de la JOC des années 30, la toute première JOC : celle du cardinal Cardjin : L’Évangile dans toute la vie. En règle générale, les slogans sont faux. Celui-là est profondément juste. Le vieux slogan a inspiré toute ma vie. C’est pour cela que je suis heureux de vous le proposer à mon tour : oui, l’Évangile dans toute la vie.

La théologie de la paix doit être située au cœur de la théologie chrétienne et elle doit être pensée et vécue comme une théologie trinitaire. Le Dieu de la paix est le Dieu trinitaire. Comme toute vraie théologie, la théologie de la paix appelle la spiritualité de la paix. Elle doit être, elle aussi, trinitaire, située également au cœur de toute spiritualité chrétienne, et bâtie sur une anthropologie de la paix. Bien entendu, le paradigme monastique et le paradigme franciscain conservent leur valeur pour notre temps. Il suffit qu’ils déploient leurs immenses potentialités à l’écoute de l’Église et du monde.

Un nouveau paradigme de spiritualité de la paix se déploie actuellement : celui des « artisans de paix ». Je connais beaucoup de nos frères et sœurs chrétiens qui le vivent, soit dans Pax Christi, soit dans le Mouvement International de la Réconciliation, ou ailleurs. Trois noms ont pour moi, sur ce plan, une grande valeur symbolique : Martin Luther King, bien sûr, mais aussi Takashi Nagai, le médecin de Nagasaki, qui est, à mes yeux, un maître spirituel de portée universelle [11]., ainsi que le P. Franz Stock [12]. J’ai consacré l’un de mes livres à la spiritualité de la paix, Il est notre paix [13].

La vraie théologie de la paix est une théologie de foi, d’espérance et d’amour-charité ; qui se vit dans les profondeurs de l’être et en communion intense avec les « hommes de bonne volonté ». Et, pour cela, elle est hautement mobilisatrice. La théologie de la paix est tout autant une théologie de l’amour-Charité. A l’aune du Nouveau Testament, elles se comprennent et elles sont également englobantes [14]. Au niveau de l’Église, c’est à la fois l’évangélisation et la pastorale de la paix qu’il faut préconiser. Évangélisation et auto-évangélisation (comme dans l’exhortation apostolique de Paul VI, Evangelii nuntiandi).

La pastorale à travers : la prière pour la paix et la liturgie sacramentaire ; l’éducation et la formation des consciences, notamment par la prédication et la catéchèse de la paix ; ainsi que la diaconie de la paix. J’y consacre un chapitre de ma Théologie de la paix. Comment ne pas ajouter que la théologie de la paix appelle la prière pour la paix – et une prière en profondeur qui ne sorte pas seulement des lèvres ? Une théologie n’est vraie que si elle est priante.

Bien entendu, c’est dans le monde tel qu’il est qu’il faut s’efforcer de penser et de vivre la théologie, la spiritualité et la pastorale de la paix : dans un monde marqué par la violence et l’égoïsme individuel et collectif. Il faut s’efforcer de répondre aux défis du monde tel qu’il est. Comme avait essayé de le faire saint Augustin dans son temps. Suivant l’exemple de Jésus lui-même, qui a vécu et prononcé le Sermon sur la montagne dans un monde de violence, en vue de le guérir de la violence. La concrétisation qui s’efforce de prendre en compte le réel complexe d’une époque ne doit jamais oublier la nouvelle Echelle des valeurs proclamée par l’évangile.

3) Quatre dimensions capitales de la théologie et de la pratique de la paix

A - La mondialisation

On peut dire que tous les grands problèmes de ce temps – politiques, économiques, sociologiques, culturels, environnementaux et même ecclésiaux – sont désormais des problèmes mondiaux. Retenons cette remarque prophétique de l’encyclique Pacem in terris  : « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. [15] » Pour prendre un exemple, le regrettable échec de la récente Conférence ministérielle de l’Organisation du Commerce à Cancun tient à ce que ses protagonistes n’ont pas su s’élever à ce niveau du dialogue et de la nécessaire solidarité planétaire. Un autre exemple : le redoutable problème du terrorisme international islamique. Il faudrait en rechercher les causes profondes et tenter d’y remédier ; ce qu’on ne fait malheureusement pas.

La mondialisation doit, évidemment, être prise en compte aussi au niveau ecclésial. Le nouvel âge pour le monde appelle un nouvel âge pour l’Église : celui de l’Église planétaire. Que de redoutables problèmes planétaires doit affronter l’humanité contemporaine ! Combien d’autres l’attendent ! Quel grand besoin elle a de la lumière et de la force de l’Esprit Saint ! Aux chrétiens d’en prendre fortement conscience !

B - L’urgente promotion de l’écologie

La grave détérioration en cours des ressources naturelles de notre planète rend urgente la prise en main responsable de la promotion de l’environnement et de l’écologie au niveau mondial. Ne reprochons pas à Jean XXIII de n’avoir pas été lui-même une voix prophétique à ce sujet. Il nous a déjà tellement apporté ! Mais faisons nôtre son grand esprit d’ouverture en bénéficiant de l’importance vulgarisation scientifique qui s’est produite depuis les années 70, comme l’a fait le Pape Paul VI en 1972, à l’occasion de la « Conférence mondiale sur l’environnement » de Stockholm. Comme l’a fait plus tard Jean-Paul II, dans sa première encyclique (Redemptor Hominis, 1979, Le Rédempteur de l’homme), et dans son beau message pour la journée mondiale de la paix du 1er janvier 1990 ; « La paix avec Dieu créateur, la paix avec toute création ». En raison de leur foi au Dieu créateur, les chrétiens devaient être à l’avant-garde de la promotion de l’environnement et de l’écologie, comme le dit Jean-Paul II dans ce dernier document. Je cite : « Les chrétiens, notamment, savent que leurs devoirs à l’intérieur de la création et leurs devoirs à l’égard de la nature et du créateur font partie intégrante de leur foi ». Le savent-ils tous ? Beaucoup d’après leurs propos et leur comportement, n’ont pas l’air de le savoir. C’est pour favoriser cette prise de conscience chrétienne qu’en 1994, j’ai publié un livre intitulé : Dieu et l’écologie [16]., qui porte comme sous-titre : « Environnement, théologie, spiritualité ». La théologie de l’écologie – qui est fondamentalement une théologie de la création – appelle, elle aussi, une spiritualité dont saint François d’Assise peut être considéré comme un des grands inspirateurs. Les Franciscains l’ont bien compris. De sa contemplation il faut savoir passer à la créativité. Il faut apprendre à envisager un nouveau style de vie et une nouvelle ascèse. En France, la conscience chrétienne est notablement en retard en ce qui concerne l’écologie.

C - L’option préférentielle pour les pauvres

Née en Amérique du Sud, dans les courants de la théologie de la Libération, elle est maintenant devenue une conviction universelle dans l’œcuménisme chrétien. Comme don Helder Camara, il faut avoir l’audace de la proclamer, même dans le discours public de l’Église. Son exemple a été très heureusement suivi. Si, à Cancun, elle avait inspiré les représentants des grandes puissances, on aurait probablement pu trouver une base d’accord international. Comme l’exégète américain Walter Brueggermann, il faut avoir l’audace de parler d’une option préférentielle de Dieu pour les pauvres. Il ne faut pas avoir peur de proposer l’option préférentielle pour les pauvres, même dans le discours public de l’Église, ainsi que l’ont fait les évêques catholiques américains dans leur bulle lettre pastorale de 1986 : Justice économique pour tous, enseignement social catholique et économie américaine.

Au nom de l’option préférentielle de Dieu pour les pauvres, il faut dénoncer avec la véhémence des prophètes de l’Ancien Testament ces grand fléaux du monde contemporain que sont le sous-développement économique et l’analphabétisme de multitudes humaines et, surtout, l’extrême misère d’un milliard environ de nos frères et sœurs humains ; ces fléaux que l’humanité elle-même a engendrés. Il faut faire l’impossible pour que des prises de conscience nouvelles et des décisions politiques les fassent cesser aussi rapidement que possible.

D - Apprentissage et promotion de la non-violence

Dès le début, j’ai parlé de la non-violence comme de l’une des composantes essentielles de la paix biblique néo-testamentaire. On peut – et on doit même – parler d’un commandement de la non-violence : mais qu’il faut articuler sur le commandement fondamental et englobant de l’amour-charité.

Au niveau personnel : Dans l’éducation et la formation spirituelle.

Mais aussi au niveau collectif : La résistance collective non-violente des pays du Centre et de l’Est européen au totalitarisme de type soviétique et sa victoire sont un fait historique d’une grande importance.

La Décennie en cours de la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde, organisée par l’UNESCO, mériterait plus d’attention de la part des communautés chrétiennes.

Je rappelle ce que j’ai dit que la très grande majorité des théologiens et des chrétiens ouverts à la non-violence maintiennent le concept de « juste défense ».

4) La promotion de la réconciliation et de la paix par capillarité

Je n’ai pas encore dit le plus important, en ce qui concerne l’actualité de Pacem in terris. A mon avis, son message essentiel est que la promotion de la paix est l’affaire non seulement des responsables politiques mais aussi de « tous les hommes de bonne volonté ». C’est-à-dire de tous les êtres humains qui veulent agir véritablement en fonction de leur dignité humaine, qui les appelle à considérer tous les autres comme leurs frères et sœurs en humanité : donc à nouer avec eux des liens de respect, d’écoute, de paix et de solidarité dans la justice. C’est ce que j’ai appelé la « promotion de la réconciliation et de la paix par capillarité », où chacun est partie prenante et peut éventuellement jouer un rôle actif.

Je prends un exemple : celui de la réconciliation entre la France et l’Allemagne, au cours de la seconde moitié du dernier siècle, alors que les deux peuples étaient animés d’une forte hostilité réciproque. Je cite d’abord, pour l’évoquer, une description de l’historien René Rémond.

Ce fut l’œuvre de quelques-uns, mais l’opinion l’a acceptée. Elle y a été préparée car dès 1945, un certain nombre d’hommes plaident en faveur de la réconciliation et réussissent à faire accepter la distinction entre le peuple allemand et le régime : il ne fallait pas condamner un peuple en raison du régime qu’il avait subi ou qu’il avait peut-être accepté. Ce fut l’effort de toutes sortes de mouvements, d’institutions. Les mouvements de jeunesse ont joué un rôle…L’oeuvre de quelques hommes d’État et la sagesse des peuples. Et depuis, l’effort pour enraciner, institutionnaliser les États apportant leur consécration, la politique rendant impossible non pas l’oubli, mais le dépassement des querelles, ainsi le geste symbolique que l’image a popularisé, pour le cinquantenaire de la bataille de Verdun où l’un et l’autre peuple se sont affrontés…La main dans la main du chancelier fédéral et du président de la république française : l’histoire, c’est aussi cela, l’histoire est faite de symboles. Voilà un symbole qui à lui seul, efface toutes sortes d’images belliqueuses [17].

J’ajouterai la mention de la rencontre historique du Général de Gaulle et du chancelier Adenauer à Reims, le 6 juillet 1962, voulue par le premier comme le symbole d’une réconciliation en profondeur des deux peuples. Je cite : « Ici, l’essentiel, c’est que les deux peuples, dans leur profondeur, exorcisent les démons du passé ; qu’ils comprennent maintenant qu’ils doivent s’unir pour toujours [18] ». De Gaulle a été effectivement l’un des grands artisans de la réconciliation franco-allemande. Il en a parlé dès 1945. N’oublions pas que le mouvement de réconciliation a largement débordé les rapports entre la France et l’Allemagne, qu’il a progressivement englobé toute l’Europe occidentale et qu’il déborde même actuellement sur l’ensemble de l’Europe, alors que l’histoire du continent a été une alternative incessante de périodes de guerres et de périodes de paix entre l’un ou l’autre État et souvent entre plusieurs.

Que la guerre soit devenue pratiquement impensable entre les pays de l’Europe occidentale et peut-être entre les autres pays européens, c’est là un fait historique d’une sensationnelle nouveauté, proprement imprévisible jusqu’à la dernière décennie du XXème siècle. Mesurons là notre chance et notre bonheur. Voyons-y un exemple éloquent des prodigieuses potentialités de la promotion de la paix et de la réconciliation par capillarité. C’est là le grand secret de la promotion de la paix et de la réconciliation. Aucun de nous n’a le droit de démissionner de la tâche de la promotion de la paix et de la réconciliation qui lui incombe. Apprenons à devenir les « artisans de paix » que l’Évangile nous appelle à être. Ce qui s’est passé en Europe ne pourrait-il pas advenir un jour au Proche Orient, en Afrique, en Amérique du Sud, ou ailleurs ? Comme le bon pape Jean, ne désespérons jamais de l’avenir, le chrétien n’a pas le droit d’être pessimiste. Il doit s’efforcer de vivre l’espérance théologale à tous les niveaux ; cette espérance que Charles Péguy a si bien chantée, au jugement du grand théologien Urs von Balthasar.

***

Dans une brève conclusion, je partirai de l’évocation de la plus belle affiche de l’histoire de Pax Christi-France. Elle a été imaginée par le dessinateur Jean Effel. Son thème : la paix est possible. Des enfants et des petits anges ensemble construisent en grosses lettres le mot Paix, en les empilant les uns sur les autres. Le grand mérite de Jean XXIII a été d’enseigner à une humanité angoissée que la paix est possible. Comme l’a dit Jean-Paul II, c’était un enseignement prophétique . Pour les croyants, sa concrétisation dépend, d’abord, de Dieu. Qu’ils le prient avec ferveur ! Mais Dieu lui-même, dans la Révélation, nous réplique que sa concrétisation dépend aussi de nous, de chacun de nous, selon ce que j’ai appelé la promotion de la paix et de la réconciliation par capillarité : que chacun de nous prenne, donc, conscience de sa responsabilité et se mette à l’ouvrage ! Jeanne d’Arc aimait le proverbe : « aide-toi et le ciel t’aidera ». Il est d’une grande justesse théologique.

Je vais laisser le dernier mot à l’évangile de Jésus lui-même : « Heureux les artisans de paix ; ils seront appelés fils de Dieu ». Fils et filles de Dieu. Telle est la visée axiale de la théologie de la paix. Vous l’avez compris. Elle n’est pas seulement une recherche intellectuelle, même si elle doit l’être au maximum de ses capacités. Elle est d’abord un acte de foi dans les formidables puissances d’interpellation et de transformation de l’histoire qui émanent du Message biblique, accueilli au plus profond du cœur et vécu dans un engagement pratique passionné à travers les réseaux ecclésiaux et inter-humains qui s’efforcent de promouvoir la paix par capillarité. Elle se nourrit du grand rêve prophétique isaïen d’un univers pacifié par le Dieu de la Paix et le Prince-de-la-Paix – sur qui « reposera l’Esprit du Seigneur [19] » : le Dieu trinitaire dont l’Évangile nous a révélé le Mystère.

Mgr René Coste, Prêtre de Saint-Sulpice, professeur honoraire à la faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse, ancien président de Pax Christi-France et ancien consulteur du Conseil pontifical « Justice et Paix » et du Conseil pontifical pour le dialogue avec les non-croyants. Tout en restant actif dans le dialogue œcuménique et le dialogue interreligieux pour la promotion de la paix, de la justice et la sauvegarde de la Création, il poursuit des recherches fondamentales en théologie systématique.

Bibliographie  : consulter l’article et la recension en fin de numéro ainsi que la présentation ci-dessous.

Brève présentation de Théologie de la paix (Cerf, 1997) :

En se fondant sur le sens plénier du concept biblique de paix, l’auteur développe une théologie de la paix qui implique une anthropologie, une spiritualité et une éthique, se répercutant, à travers les croyants, dans toute la société, si opaque et inerte apparaisse-t-elle. Loin de toucher ici seulement à un aspect de la foi, l’Evangile de la paix apparaît bien central.

[1] 2 vol., édition de J. Touraille, DDB-Jean-Claude Lattès, 2005.

[2] 1995.

[3] Il faudrait lire à son sujet : G. Guttierez, En Busca de los pobres de Jesu Cristo. El Pensamiento de Bartolomé de Las Casas, Salamanca, Sigueme, 1998 (un grand livre).

[4] Consulter l’article d’Olivier Prat, « La position du Saint-Siège face aux conflits du XXème siècle », dans le numéro 102-103 de Résurrection, Guerre et Paix (I), p. 46-48.

[5] Aubier, 1962.

[6] Morale internationale. L’humanité à la recherche de son âme, Desclée, 1964, épuisé.

[7] Gembloux, Duculot, 1969.

[8] Editions du Cerf, 1997. Consulter la petite présentation dans ce même numéro.

[9] Editions du Cerf, 2000.

[10] Les Fondements théologiques de l’Evangile social, Editions du Cerf, 2002.

[11] P. Glynn, Requiem pour Nagasaki : Biographie de Takashi Nagai, médecin japonais, Nouvelle Cité, 1994.

[12] Raymond Coonbeek, Franz Stock, la fraternité universelle, Paris, DDB, 1992.

[13] Paris, Editions de l’Atelier, 1991.

[14] Cf. mon livre L’Amour qui change le monde. Théologie de la charité (Paris, S.O.S., 1981).

[15] N° 137.

[16] Editions de l’Atelier, 1994.

[17] Théologie de la paix, op. cit. p. 348.

[18] Id., p. 348-349.

[19] Is 2, 1-5 ; 9, 1-6 ; 11, 1-9.

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