Rechercher

Perspectives sur la Résurrection de Jésus

P. André Feuillet

Multiples et fort complexes sont les problèmes soulevés par la Résurrection de Jésus, qui est véritablement la base de tout l’édifice chrétien. Il serait ridicule de vouloir traiter convenablement tous ces problèmes en quelques pages. Notre ambition est uniquement d’évoquer les principaux d’entre eux. On comprendra que, dans ces conditions, nous ayons délibérément renoncé à donner une bibliographie, même sommaire, du sujet. Ce que le lecteur doit chercher dans les pages qui suivent, c’est une vue d’ensemble, en quelque sorte cavalière, sur ces questions difficiles et d’une importance vitale pour tout chrétien.

Quiconque aborde un sujet aussi vaste que la Résurrection de Jésus devrait faire un acte d’humilité : pour le traiter convenablement, il lui faudrait être à la fois historien (la place et la genèse de la foi pascale dans le christianisme primitif), philosophe (le comment de la Résurrection corporelle et glorieuse), exégète (examen des récits évangéliques), patrologue (les Pères grecs et orientaux et la liturgie, surtout peut-être la liturgie byzantine, ont magnifiquement parlé du Mystère pascal), théologien enfin, et même théologien mystique : en effet la Résurrection de Jésus n’est pas seulement un prodige, elle est un mystère auquel les chrétiens communient. Un même homme peut-il posséder à la fois tant de compétences diverses ?

Les théologiens modernes d’Occident redécouvrent le caractère salvifique de la Résurrection du Christ, alors que pendant longtemps elle avait été traitée avant tout comme un argument apologétique, le rôle de mystère du salut étant presque exclusivement dévolu à la Passion. C’est une position exactement inverse que l’on découvre dans la communauté chrétienne primitive.

La genèse de la foi pascale

Le caractère très archaïque des discours du début des Actes des Apôtres (Jésus y est appelé “ un homme accrédité par Dieu ”, le “ Serviteur de Dieu ”, le “ Saint ” et le “ Juste ”, Ac 2, 22 ; 3, 13. 14. 26 ; 4, 27. 30) nous autorise à y chercher, non certes des sténographies, mais un écho fidèle de ce que fut la prédication apostolique dans les premiers temps du christianisme. Dans cette prédication, la Passion n’est encore traitée explicitement que comme une objection à résoudre. Certes sa valeur expiatrice ne peut avoir été, même à cette époque, méconnue, puisque Jésus est identifié avec le Serviteur souffrant du Deutéro-Isaïe, mais elle n’est pas encore mise en lumière comme ce sera le cas plus tard.

Tout au contraire, dès le début, les Apôtres proclament que le salut messianique a été apporté au monde par la Résurrection de Jésus.- C’est là le fait décisif qui leur permet de proclamer que la Passion a été autre chose qu’un échec lamentable. Celui que les Juifs avaient cloué à la Croix, Dieu “ l’a ressuscité et délivré des affres de l’Hadès ” (Ac 2, 24), mettant ainsi le sceau suprême au témoignage qu’il lui avait déjà rendu en lui donnant la puissance de faire des miracles (Actes 2, 22. 3, 15 ; 4, 10 ; 5, 30 ; 10, 38-40 etc.) Au matin de Pâques,Jésus a été exalté à la droite de Dieu, ou par la droite de Dieu (Ac 2, 33 ; 5, 31 : on peut traduire des deux manières). “ La pierre que les bâtisseurs (les Juifs) avaient dédaignée, est devenue la pierre d’angle ”, explique le chef des Apôtres (Ac 4, 11), qui exploite ainsi messianiquement le Psaume 118 (v. 22), à l’exemple de Jésus lui-même (Lc 20, 17 et parallèles).

Tout le monde reconnaît que, dès les origines, la Résurrection a été la croyance fondamentale de la communauté chrétienne. Mais comment cette croyance est-elle née ? Les documents qui nous l’attestent, les quatre Évangiles et les Actes notamment, ne nous font pas assister à une lente genèse de la foi pascale ; ils la font naître tout d’un coup, non pas à la suite de l’expérience d’un seul individu qui, à la vérité, aurait eu beaucoup de mal à faire partager aux autres sa propre conviction, mais bien plutôt comme la conséquence de la rencontre singulière de nombreuses expériences exceptionnelles. Cette coïncidence d’expériences multiples demeurerait proprement une énigme si ne s’était pas réellement produit un événement : le retour du Christ à la vie, événement que plusieurs témoins indépendants ont eu le privilège de constater.

Très tôt le message pascal a donné naissance à des formules traditionnelles. C’est une formule de ce genre de la tradition prépaulinienne que nous rencontrons en 1 Co 15, 3-5 : “ Je vous ai transmis tout d’abord ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu’il est apparu à Céphas, puis aux Douze. ” Le caractère traditionnel de ce passage ressort des termes même utilisés par l’Apôtre (transmettre, recevoir)  ; il découle aussi de la forme lapidaire et rythmée du morceau, ainsi que de la mention de la mort et de l’ensevelissement de Jésus, alors que l’Apôtre des Gentils ne veut traiter explicitement que de la Résurrection. L’Apôtre veut que les Corinthiens s’attachent aux termes mêmes de cet énoncé régulateur de la foi ; “ vous vous sauvez si vous retenez bien en quels termes (tini logô) je vous ai évangélisés ” (v. 2).

Ce texte est capital, car il remonte sans aucun doute aux origines mêmes du christianisme. Selon certains auteurs, (cf. par exemple H. Lietzmann, dans Festgabe A. von Harnack, Tubingue, 1921, p. 226-242), il ne ferait que reproduire le formulaire de foi reçu par Paul de la bouche d’Ananie quand il fut catéchisé en vue de son baptême, donc aux environs de 34-36. Ce qui est incontestable, c’est que le message pascal de Paul et celui de l’Église primitive ne font qu’un : “ Eux (les apôtres) ou moi, voilà ce que nous prêchons, et voilà ce que vous avez cru ” (1 Co 15, 11). Ce qui est incontestable encore, c’est qu’il est impossible de discerner des étapes successives dans la formation de ce message.

Nous venons de dire que la foi au Christ ressuscité fut soudaine. Cela ne veut pas dire qu’elle fut un fait tout simple qui pourrait être confondu avec ce fait sensoriel : la vision sensible de Jésus revenu à la vie. A propos de la scène de Jn 21, 24-29, saint Thomas d’Aquin fait cette précieuse observation : l’apôtre vit une chose et il en crut une autre ; il vit un homme et des cicatrices, et à partir de là crut à la divinité de Jésus ressuscité (Super Evangelium S. Johannis Lectura, Éd. Marietti, 1952, p. 473). Supposons que parmi les témoins des apparitions se soit trouvé quelqu’un qui, avant la Passion, avait refusé toute foi à Jésus ; il aurait sans doute vu en celui qui apparaissait un inconnu ; il n’aurait pas soupçonné la présence de Jésus crucifié, sauf si la manifestation s’était accompagnée de la grâce de conversion, comme ce fut le cas pour Paul sur le chemin de Damas. Les évangélistes ont noté que, lors des apparitions, Jésus n’était pas d’abord reconnu. Pour cette reconnaissance, certaines dispositions étaient requises. Ce fut la foi initiale des disciples, leur foi d’avant Pâques, apparemment abolie par le drame de la Passion, mais dont l’effet persistait, qui leur permit de reconnaître Jésus. Et à son tour la présence reconnue de Jésus fondait définitivement et purifiait leur foi.

Le problème philosophique posé par la Résurrection de Jésus

C’est sur la nature exacte de cet événement, ainsi que sur son caractère historique, que portent et porteront toujours principalement les controverses. La simple réflexion philosophique a ici, en guise de préliminaires, son mot à dire.

Ce serait enfoncer une porte ouverte que de s’attarder à démontrer que la Résurrection de Jésus n’a pas été la simple réanimation d’un cadavre, car elle a toujours été comprise comme l’accès à une vie nouvelle et glorieuse. Le mot “ résurrection ” a certes dû être appliqué dès les origines à l’événement pascal, ainsi que le suggère 1 Co 15, 5-6, sans doute le plus ancien témoignage que nous possédions. Mais il n’est pas le seul vocable qu’emploient les textes néo-testamentaires : la présentation qu’ils font maintes fois de l’événement pascal sous l’aspect d’une exaltation céleste (à partir d’Is 52, 15), ou encore sous l’aspect d’une intronisation royale (à partir de Dn 7, 13 et du Ps 110) en manifeste toute la richesse et la complexité, que le terme de résurrection est loin d’épuiser.

Ce qui fait problème en premier lieu, c’est le comment de cette mutation extraordinaire qui fait qu’un corps puisse devenir tout autre en restant le même. Ici interviennent d’autres questions redoutables : qu’est-ce que la matière, qu’est-ce qu’un corps, et particulièrement un corps humain ? N’étant pas philosophe de profession, je n’ai pas l’intention de traiter longuement ce sujet ; je me contenterai simplement de noter en passant qu’un corps vivant, à plus forte raison un corps humain, est assurément beaucoup plus qu’un simple assemblage de molécules, puisqu’il peut se renouveler constamment et totalement sans cesser d’être lui-même. Il faut reconnaître qu’une résurrection corporelle où devraient se retrouver présents tous les éléments matériels du corps ancien est proprement un non-sens. Pour concevoir ce qu’est un corps humain et la possibilité pour lui d’une nouvelle existence après la mort, il convient de faire appel à ce mode d’organisation qui est propre à chaque corps humain, plus précisément encore au fait que chaque corps humain est le symbole et la manifestation sensible d’une âme, elle-même unique. Je ne puis que renvoyer ici à quelques pages remarquables de J. Guitton (in Œuvres complètes, Critique religieuse, Paris, 1968, p. 757-772).

Parce que très proches de l’expérience, les conceptions bibliques sont dépourvues de toute prétention philosophique ; il n’est pas sans intérêt pourtant de les rappeler ici. Chez les Hébreux, le corps et l’âme ne sont que deux aspects complémentaires d’une même personne, voulue pareillement l’une et l’autre par un même Dieu créateur. Selon une formule célèbre de J. Pedersen, le corps n’est que l’esprit sous sa forme extérieure et empirique ; chacun des deux termes, corps et esprit, désigne le sujet humain tout entier (Israël, Its Life and Culture I/II, Londres-Copenhague, 1946, p. 171).

Une autre considération doit entrer ici en ligne de compte. S’il est vrai qu’il n’y a pas de dualisme absolu entre la matière et l’esprit, ou encore entre le corps et l’âme comme la Bible nous interdit de la penser, la Résurrection glorieuse cesse d’être inconcevable. S’il est vrai que la matière, née de l’Esprit divin, est déjà pénétrée d’esprit et tend à l’esprit, il devient beaucoup plus facile de concevoir que, grâce à l’action divine, le même corps puisse revivre sous une forme en quelque sorte sublimée. Il pourra ainsi connaître un nouveau statut, où il conditionnera moins l’esprit, mais en revanche sera davantage conditionné par lui. N’est-ce pas ce que veut dire saint Paul, lorsqu’il parle d’un corps spirituel succédant à un corps animal et psychique ? L’Apôtre nous suggère lui-même une analogie lointaine, sur le plan moral, de cette singulière transformation. N’enseigne-t-il pas que la résurrection morale de tous les chrétiens, conséquence de la résurrection baptismale (vous avez revêtu le Christ au baptême, nous dit-il, revêtez le Christ, devenez toujours plus ce que vous êtes) est un prélude très réel à la résurrection glorieuse, ce qui n’empêche nullement celle-ci d’être avant tout attribuée à la toute-puissance divine ? En fait, un homme qui se convertit et accède à une vie morale très haute peut être transformé jusque dans son corps, tout en restant lui-même. Ce n’est là qu’une analogie.

Au reste, avant toute réflexion d’ordre spéculatif sur la Résurrection du Christ, nous devons constater très objectivement comment elle nous est présentée dans les écrits du Nouveau Testament.

Les textes évangéliques et leur témoignage

Le tombeau vide. Tandis que les apocryphes et l’imagerie populaire nous montrent Jésus sortant du tombeau, les Évangiles canoniques s’abstiennent de le faire. Ils attestent seulement d’un commun accord que Jésus a été enseveli et que son tombeau a été trouvé vide. Aujourd’hui on affecte volontiers de tenir cette découverte du tombeau vide pour secondaire, ou pour une invention tardive de l’apologétique et de la liturgie chrétiennes. Des postulats philosophiques non critiqués commandent souvent cette négation, en particulier celle-ci : l’impossibilité de concevoir une résurrection corporelle. Qu’il y ait eu progression, commandée par les besoins de l’apologétique chrétienne, dans la mise en évidence du fait du tombeau vide, nul ne le contestera. Qu’il ne soit pas en lui-même une preuve de la Résurrection abstraction faite des christophanies pascales, nous l’accorderons volontiers. Mais rapproché de ces christophanies, il revêt une grande importance : il souligne que le Ressuscité est bien le même personnage que Jésus de Nazareth crucifié et enseveli, même si les bénéficiaires de ces christophanies ne reconnaissent pas toujours immédiatement cette identité.

D.F. Strauss (Vie de Jésus, trad. par Nefftzer et Dollfus, tome II, p. 383) estimait que le témoignage du tombeau vide était le seul élément solide de nos récits évangéliques, la source de la fabulation ultérieure. A supposer qu’un reste quelconque de Jésus eût subsisté, comment aurait-on pu le proclamer ressuscité très peu de temps après sa mort ? Les Juifs incrédules auraient pu très facilement accuser les prédicateurs de mensonge. Une fois admis que le récit du quatrième Évangile se rattache à une expérience tout à fait privilégiée, celle de Jean, fils de Zébédée, son récit de la découverte du tombeau vide, qui a “ toute la saveur d’une scène vécue ” (P. Benoît, “ La Primauté de Pierre ”, Exégèse et Théologie, Paris 1961, tome II, p. 274, n. 2), est pour nous des plus précieux. C’est à cause même de cette découverte que Jean a cru. Ce n’est pas parce que ce témoignage n’a été rédigé que tardivement que l’on est en droit de le reléguer dans le domaine de la légende.

Les apparitions du Christ après Pâques. Venons-en maintenant à l’événement central, les christophanies pascales. Discordants sur maints détails, les témoignages évangéliques que nous en avons, éclairés et corroborés par les données des Épîtres pauliniennes et des Actes, s’accordent sur l’essentiel, que je vais tenter ici de synthétiser brièvement.

Loin d’être un produit de l’apologétique chrétienne, l’argument des christophanies pascales remonte à l’origine de la prédication apostolique. Il est impliqué dans le thème des disciples-témoins, qui revient comme un refrain au début des Actes : “ nous en sommes tous témoins ” (Ac 2, 32 ; 3, 15 ; 5, 32). On sait qu’avant d’avoir le sens actif de garant, caution, répondant, le mot “ témoin ” (martus) a le sens passif de spectateur ou d’auditeur, car pour témoigner il faut d’abord avoir entendu ou vu : “ nous ne pouvons pas ne pas publier ce que nous avons vu et entendu ”, disent les apôtres (Ac 4, 20). Ces mêmes apôtres affirment avoir été de la même façon témoins de “ ce que Jésus a fait dans le pays des Juifs et à Jérusalem ”, ainsi que de sa mort ignominieuse sur un gibet, et également témoins de sa Résurrection au troisième jour (Ac 10, 39-40).

Effectivement d’un bout à l’autre de nos Évangiles, les apparitions du Christ ressuscité sont présentées, non comme des visions éprouvées pendant le sommeil ou au cours d’extases, mais comme des manifestations sensibles en continuité avec celles de la vie terrestre de Jésus : nous y voyons le Ressuscité manger avec les siens, marcher avec eux, leur donner des ordres... Parmi les récits consacrés à la vie terrestre de Jésus, M. Dibelius propose de distinguer entre les paradigmes qui s’en tiennent à l’essentiel, et les novelles où s’affirme le goût pour les détails pittoresques. Une même distinction pourrait être faite à propos des récits de christophanies pascales ; la plupart en raison de leur brièveté rentreraient dans la classe des paradigmes ; quelques autres, comme le récit d’Emmaüs et l’apparition à Marie-Madeleine devraient être rangés parmi les novelles. Mais même ces dernières qui sont plus détaillées n’ont absolument pas le caractère d’enjolivement populaire, ainsi que le note fort justement C. H. Dodd.

Ce critique résume ainsi les caractères communs à tous le récits d’apparitions du Ressuscité, qu’il s’agisse des plus brefs ou des plus anciens, et des plus longs et des plus récents : 1) du point de vue littéraire, ils demeurent étrangers au style conventionnel des descriptions apocalyptiques ; ils ne renferment aucun détail fantastique ; ils ont donc en soi la même crédibilité que les récits du corps des Évangiles ; 2) mises à part l’apparition ou la disparition soudaines du Christ commandées par la situation, ces récits ne comportent aucun miracle, aucun fait étrange, aucune révélation sur les secrets divins, pas même dans le quatrième Évangile, dont le thème fondamental est pourtant la Révélation du monde divin apportée aux hommes par le Christ, Verbe et Fils de Dieu (cf. C. H. Dodd, More New Testament Studies, Manchester, 1968, p. 131-133).

Ce n’est pas à dire d’ailleurs que les apparitions du Ressuscité soient en tout point semblables aux expériences ordinaires. Ne voyait pas le Ressuscité qui voulait. Jésus n’est apparu à aucun de ceux qui, au cours de sa vie publique, avaient refusé de croire en lui, ce qui implique que sa Résurrection, pour être perçue comme telle, exigeait certaines dispositions ; à quoi cela lui eût-il servi d’apparaître à des gens qui, en ce domaine, n’étaient à l’avance pas décidés à voir candidement ce qu’ils verraient, ni à entendre candidement ce qu’ils entendraient ? Il y a plus : Jésus n’est même pas apparu à tous ses disciples, mais aux seuls “ témoins que Dieu avait choisis d’avance ” (Ac 10, 41). A ceux-là revenait de témoigner en vue de fonder la foi de l’immense majorité des hommes qui n’auraient pas le même privilège.

Les discordances entre les témoignages

Resterait à résoudre le difficile problème des discordances entre les témoignages. La principale d’entre elles, c’est la différence des localisations : tandis que Matthieu parle seulement d’apparitions en Galilée, et Luc seulement d’apparitions à Jérusalem, le quatrième Évangile (muni du chapitre 21, que plusieurs critiques regardent comme un appendice) unit les deux traditions. Je ne puis traiter ici longuement ce problème fameux, mais combien complexe. Sans entrer dans les détails, je voudrais dire en peu de mots l’essentiel.

D’une manière générale, les récits évangéliques manifestent une harmonie discordante (concordia discors) qui est un signe de vérité, car leurs auteurs, pleinement d’accord sur l’essentiel, n’ont pourtant pas cherché à se mettre d’accord sur tout. A supposer que, à la différence des autres récits évangéliques, ceux qui sont consacrés à la Résurrection fussent exempts de divergences, il y aurait là de quoi mettre en défiance. En fait, il n’en est rien. Et, là comme ailleurs, il convient d’expliquer les discordances avant tout, quoique non exclusivement, par les perspectives théologiques propres à chacun des évangélistes. Les préoccupations doctrinales passent chez eux avant le souci de reconstitution matérielle des faits.

Le chapitre 16 de saint Marc soulève toutes sortes de questions. Si on le prend dans son intégrité, tandis que les versets 9-14 résument les apparitions de Jérusalem à Marie Madeleine, aux pèlerins d’Emmaüs et aux apôtres, les versets 15-18, qui se rattachent mal au verset 14 (cet ordre de mission suit des reproches très durs d’incrédulité) semblent nous transporter en Galilée, car ils font songer à l’ordre d’évangéliser toutes les nations de Mt 28, 16-20. Mais, bien que canoniques, les versets 9-20 sont généralement tenus pour une addition faite après coup au second Évangile. Dans ce cas, on se demande si celui-ci a jamais pu se terminer d’une façon aussi abrupte que le verset 8 ; plusieurs critiques le contestent et pensent que la finale originale a été perdue. Mais à supposer que le verset 8 ait été la conclusion primitive de l’Évangile de Marc, peut-être faudrait-il dire alors que l’évangéliste, qui a ouvert son livre par l’évocation de la stupeur causée par l’apparition de Jésus, a voulu terminer de même, par l’évocation de la stupeur causée par sa Résurrection : la stupeur n’est-elle pas la réaction normale devant toute apparition de la Divinité ?

Si l’Évangile de Matthieu parle seulement d’apparitions en Galilée, et celui de Luc seulement d’apparitions à Jérusalem, on soupçonne que c’est pour les raisons suivantes. Saint Matthieu aura voulu orienter l’attention de ses lecteurs vers un transfert de l’Évangile des Juifs aux Gentils, dont la Galilée, peuplée d’étrangers, pouvait aisément passer pour le symbole ; ce n’est pas pour rien que le même évangéliste, au début du ministère de Jésus en Galilée, cite tout au long l’oracle d’Isaïe 8, 23-9, 1, avec son expression caractéristique “ Galilée des Gentils ”.

De son côté, saint Luc a sans doute voulu que la première partie de son ouvrage en deux tomes (Évangile et Actes) se terminât à Jérusalem, où devait commencer sa seconde partie. Ne nous décrit-il pas Jésus montant de la Galilée à Jérusalem, puis, dans les Actes, la Parole (qui porte à la fois sur la personne et sur la doctrine de Jésus) partant de Jérusalem, pour se répandre, par ondes successives, jusqu’aux extrémités du monde connu ?

Même s’il est vrai que le chapitre 21 du quatrième Évangile est un appendice, la synthèse johannique est pour nous très précieuse, car elle unit les deux traditions de Jérusalem et de la Galilée. Ce n’est pas ici le lieu d’étudier cette synthèse. Disons qu’elle nous paraît interdire, soit de sacrifier l’une des deux traditions, soit de faire passer les apparitions à Jérusalem après celles de la Galilée. L’indication de Jn 21, 14 s’oppose, semble-t-il à cette dernière séquence. En outre, selon saint Jean et saint Luc, c’est le jour même de Pâques que Jésus apparaît à Emmaüs et à Jérusalem (cf. P. Benoît, Passion et Résurrection du Seigneur, Paris, 1966, p. 376). Toutefois, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, il est sage de ne pas fermer trop rapidement la porte à des recherches ultérieures. Il serait en tout cas aisé de montrer qu’au double point de vue des faits et de la doctrine, les données johanniques sur les christophanies pascales “ achèvent ” celles des Synoptiques, un peu au sens où le Nouveau Testament achève l’Ancien.

Une des discordances les plus embarrassantes entre Jean et les Synoptiques, c’est l’emploi du verbe proagein dans Mc 14, 28 (et Mt 26, 32) ; d’ordinaire, il est ainsi compris : “ une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée ”, ce qui inciterait à placer les apparitions en Galilée avant celles de Jérusalem, ou même à exclure ces dernières. Mais il est fort possible que l’on doive traduire : “ une fois ressuscité, je me mettrai à votre tête pour vous conduire en Galilée ”. Dans ce cas, Matthieu et Marc supposeraient des apparitions à Jérusalem avant celles de Galilée (cf. F. M. Braun, Jésus, Histoire et Critique, Tournai-Paris, 1947, p. 191-195). De toute façon, les apparitions en Galilée, seules retenues par Matthieu, pouvaient passer pour les plus importantes du fait précisément qu’elles étaient les dernières avant l’Ascension et qu’à elles est 1ié un envoi en mission particulièrement solennel. On est donc amené à conjecturer, avec le P. Benoît et beaucoup d’autres, que les apôtres sont retournés en Galilée après les premières apparitions en Judée et que plus tard ils sont revenus à Jérusalem (cf. Ac 1, 4 sq.).

L’examen de l’ensemble des récits évangéliques, y compris ceux qui sont consacrés aux christophanies pascales, impose l’idée d’une schématisation assez poussée. A priori, on pourrait se poser le problème du rôle de certains détails, dont la signification serait purement doctrinale. Mais il faudrait alors prouver solidement que tel ou tel trait a bien ce caractère, et par là se distingue du reste de la narration. Autrement comment s’arrêter ? De fil en aiguille, on finirait par tenir tous les détails pour des fictions didactiques. Et pourquoi pas le fait même des apparitions du Christ ressuscité ? Petit à petit, on serait infailliblement ramené à l’hypothèse de la fiction pure avec toutes ses impossibilités.

De même une trop grande part accordée gratuitement au langage de l’époque dans la présentation des christophanies pascales finit par engendrer le scepticisme en ce qui concerne le fait fondamental lui-même. S’il faut admettre que le Christ ressuscité n’était pas extérieur à ceux auxquels il apparaissait, s’il n’a donc pas réellement conversé, mangé et marché avec eux, et si toutes ces données ne sont qu’un essai de définition d’une expérience purement intérieure, c’est le témoignage même rendu par les disciples au Ressuscité qui est atteint.

Notre participation au Mystère Pascal

Nous venons d’envisager la Résurrection de Jésus presque exclusivement sous l’angle de sa réalité historique. Il nous faut dépasser ce point de vue trop étroit : la Résurrection manifeste en Jésus le Seigneur et le Roi du monde, et elle bouleverse de fond en comble notre condition humaine. C’est elle qui sert de fondement à la foi chrétienne prise dans son ensemble ; préparée par Jésus vivant sur la terre, l’Église est née sous le souffle de l’Esprit grâce à la foi des disciples au Christ ressuscité. La Résurrection du Christ sert plus particulièrement de fondement à l’eschatologie chrétienne, et elle est la réponse donnée par Dieu à l’homme qui se pose le problème angoissant de sa destinée.

Qu’il nous soit permis, en guise de conclusion, de rappeler en quelques mots la manière dont saint Paul a compris la participation des chrétiens au Mystère pascal. C’est par là que la Résurrection de Jésus intéresse le plus notre vie chrétienne de tous les jours, puisque nous sommes appelés à y communier constamment.

La donnée fondamentale, c’est que la Résurrection de Jésus est la première résurrection à avoir été glorieuse et définitive : le fils de la veuve de Naïm, Lazare sont ressuscités non glorieusement, pour mourir de nouveau. Elle est donc le commencement de la grande résurrection glorieuse des morts, que, pour ce motif, l’Apôtre voit se profiler à l’horizon ; en effet, dans la Résurrection de Jésus, Nouvel Adam, est virtuellement incluse celle de tous les chrétiens. Au baptême, nous avons été associés à la Résurrection du Christ de même que nous avons été associés à sa Passion ; avec Jésus nous sommes morts au péché pour revivre avec Jésus d’une vie toute nouvelle. Mais le baptême n’agit point comme un rite magique ; à l’indicatif de notre résurrection baptismale correspond l’impératif de notre résurrection morale ; nous sommes déjà ressuscités avec Jésus, mais par notre conduite morale, et en même temps par la vertu de l’Esprit Saint présent et agissant dans les baptisés, il nous faut ressusciter tous les jours, nous renouveler sans cesse. Moyennant quoi, nous aurons part à la grande résurrection glorieuse de la fin des temps. Bien que résultant d’une intervention divine, la résurrection glorieuse des chrétiens est en rapport avec leur existence antérieure, un peu comme la Résurrection du Christ est en relation avec sa vie terrestre, contrairement à ce que beaucoup disent aujourd’hui : que l’on songe à la Transfiguration, annonce du matin de Pâques en même temps que de la Parousie.

Mieux encore, par notre effort quotidien de renouvellement moral, nous sommes acteurs dans cette lutte gigantesque entre le Bien et Mal qui a commencé au Paradis terrestre, a reçu un premier dénouement, déjà décisif, au Calvaire, et n’aura son point final que lors de la Résurrection glorieuse, victoire définitive de Dieu sur toutes les forces du mal. Telle est la grandiose conception que l’Apôtre se fait de nos fins dernières ; nous sommes loin de l’idée étriquée et égoïste qui en a si souvent été proposée : “ je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver ! ” [1].

Il y aurait encore à souligner quelle conception chrétienne de l’histoire nous est présentée par l’Apocalypse, à partir de cette conviction fondamentale : l’Agneau immolé et ressuscité est constamment présent à l’histoire et préside à son déroulement. Au moment où Jean écrit, il semble que l’existence de la religion chrétienne soit remise en question. Jean montre comment les épreuves actuelles de l’Église, qui se heurte à un État totalitaire doté d’une formidable puissance, entrent dans le même plan divin que la Passion et la Résurrection du Christ. Ce n’est pas l’empereur romain qui est le maître de l’histoire, mais le Christ ressuscité ; et les assauts terribles dirigés présentement contre l’Église ne sont que les derniers soubresauts du Dragon déjà vaincu et mortellement atteint [2].

Conclusion

La Résurrection est une réalité tout à la fois historique et transhistorique. L’aspect historique est représenté par la découverte du tombeau vide et par les christophanies, dont il appartient à l’exégèse et à l’histoire d’établir la solidité. Par le moyen de ces signes que sont le tombeau vide et les christophanies, nous pouvons passer à l’aspect transhistorique, la foi pascale, selon laquelle, le matin de Pâques, Jésus a accédé à une vie toute nouvelle et glorieuse et a de la sorte inauguré un processus de rénovation, qui doit s’étendre à l’humanité entière et même au cosmos. Comme le dit le patriarche Athénagoras : “ de tous les événements de l’histoire, la Résurrection est le seul qui englobe, en quelque sorte, toute la réalité humaine et toute la réalité cosmique. C’est la Résurrection qui donne un sens à l’histoire comme à la gravitation universelle ”. (O. Clément, Dialogues avec le patriarche Athénagoras, Paris, 1969, p. 138.)

Foi pascale et signes sont distincts, et cependant liés. Celui qui a la foi serait parfois tenté de majorer les données historiques ou d’en nier la complexité. Inversement, comme les signes sont orientés vers la foi et ne reçoivent que d’elle leur pleine cohérence, quand on se refuse à croire, ces signes risquent de se désagréger et de perdre peu à peu toute consistance. (Cf. E. Pousset, La Résurrection dans Nouvelle Revue Théologique,1969, p. 1028).

Si les signes sont orientés vers l’adhésion au Mystère pascal, le Mystère de Pâques à son tour est orienté vers celui de la Pentecôte, qui donne définitivement naissance à l’Église. Il faut dire plus encore : ce n’est que dans la lumière de l’Esprit Saint que les apôtres, et à leur tour tous les chrétiens, accèdent à la foi au Christ ressuscité. D’après l’Épître aux Romains, la vie dans le Christ instaurée par la mort et la résurrection baptismales (chap. 6) a comme corollaire et comme couronnement la vie dans l’Esprit (chap. 8).

La résurrection de Jésus donne vraiment aux chrétiens des yeux nouveaux. Elle est pour eux principe d’intelligibilité de la réalité totale : leur vie personnelle, l’histoire de l’Église, l’histoire de l’humanité, le devenir même du cosmos tout entier. Nous ne devrions pas nous lasser de scruter la Résurrection de Jésus envisagée sous tous ses aspects. Elle est la marque la plus étonnante de l’intervention de Dieu dans l’histoire des hommes. Elle est l’événement significatif par excellence, le seul qui donne à l’aventure humaine son véritable sens.

P. André Feuillet, André Feuillet, p.s.s. (1909-1998). Entré à la Compagnie de Saint-Sulpice en 1934, docteur en Théologie, licencié en Écriture Sainte, Professeur à l’Institut Catholique de Paris de 1952 à 1973.

[1] Pour un exposé plus ample de cette haute doctrine, qu’on ne saurait se lasser de méditer, nous ne pouvons que renvoyer à nos deux études : “ Le Mystère pascal et la Résurrection des Chrétiens d’après les Épîtres pauliniennes ”-, Nouvelle Revue Théologique 1957, pp. 337-354 ; "Mort du Christ et mort du Chrétien d’après les Épîtres Pauliniennes ”, Revue Biblique 1957, pp. 481-513.

[2] Cf. notre ouvrage L’Apocalypse, État de la question, Paris-Bruxelles, 1962.

Réalisation : spyrit.net