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Peut-on refonder l’école ?

Pierre-Henri Beugras

Devant la lassitude engendrée par les réformes successives de l’école, le nouveau Président de la République a dit vouloir cette fois, non réformer l’école, mais refonder l’école. Une des premières indications données dans ce sens a consisté à vouloir réintroduire un enseignement de morale républicaine.

Par ailleurs, depuis ses origines, l’Église enseigne et éduque. Le fondement des écoles de toutes sortes qu’elle a suscitées est le déploiement, à partir du Christ, d’une vision de l’homme, en tant qu’il est destiné à rencontrer Dieu. À ce titre, la question de refonder l’école catholique ne devrait pas se poser. Il n’en est pas de même pour l’école de la République, fondée à l’origine sur une synthèse philosophique censée justement remplacer celle de l’Église.

Qu’est-ce donc qui peut fonder l’école et un gouvernement en a-t-il les moyens et l’autorité ?

Une école fondée sur une utopie

Toute éducation suppose une conception de l’homme, de sa place dans l’univers et la société. Savoir comment éduquer, connaître des disciplines, des techniques, ne suffit pas. Il faut savoir en vue de quoi on éduque.

À la suite des Lumières et concrètement à la suite de la Révolution française, l’école fut fondée sur la Raison triomphante, censée dans son développement instituer une société libre, égalitaire et ordonnée – bref, parfaite. L’école de la République est fondée en vue de générer les citoyens aptes à vivre ensemble dans une « paix perpétuelle », comme l’évoque le titre de l’œuvre d’Emmanuel Kant. L’avènement d’une société meilleure, si ce n’est parfaite, est le but, donc le fondement initial, de l’école de la République.

En des temps où la notion même de morale n’était pas contestée, la morale républicaine se réduisait à une laïcisation du Décalogue, il ne s’agissait pas d’une « morale évangélique », elle était austère, élitiste, peu encline à la compassion et à la miséricorde. L’austérité et le puritanisme de la morale « républicaine » étaient le pendant du but utopique qu’on se fixait : un monde parfait et en paix, œuvre des vertueux, entendant retentir dans leur cœur le nom de Robespierre (l’« Incorruptible »).

Une première césure advint dans l’édifice avec l’émergence, la progression puis la domination de l’idéologie marxiste-léniniste. L’école de la République avait été intellectuellement fondée par les « idéologues », courant de pensée conduit par Destutt de Tracy, Cabanis et Condorcet, entre 1800 et 1830, qui anticipèrent la domination du scientisme et particulièrement du positivisme d’Auguste Comte. Le marxisme était une idéologie étrangère, de surcroît allemande, mais en fait compatible avec l’école des Idéologues français et le scientisme. Le marxisme était une variante dialectique du scientisme, plus politique mais visant en fait au fond un même but, à savoir la réalisation ici-bas des promesses célestes des religions, du christianisme en particulier.

L’école de la République peut être ainsi vue comme le négatif au sens photographique des écoles et universités catholiques, au moins jusqu’aux Trente Glorieuses.

Deux guerres mondiales et quelques génocides plus tard …

Dans la deuxième moitié du vingtième siècle, rêves et illusions tombèrent. Guerres totales, génocides, famines continentales, démentirent l’optimisme scientiste. Seule une propagande acharnée peut encore faire croire à certains que religion, Moyen Âge et Ancien Régime rimaient avec sang et obscurantisme alors que la modernité serait l’ère du Progrès et de la libération. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe se réveilla péniblement du cauchemar, hantée néanmoins par la peur de l’ombre de Staline et d’une troisième Guerre mondiale.

Les fondations de l’école de la République sont alors fissurées de toute part, la domination de l’idéologie marxiste ne résistera pas longtemps à une prospérité jamais connue et à une société de consommation éteignant dans le plaisir la flamme révolutionnaire. Mai 1968 et l’émancipation sexuelle seront le coup de grâce à l’école de la République et à ses hussards noirs. Encore quelques décennies et l’effondrement de l’Union soviétique et l’émergence de l’islamisme anéantiront les restes de l’édifice.

Restent aujourd’hui incantation et imprécation en faveur des valeurs de la République. Le mot est cité comme jamais et d’autant plus qu’il évite les questions sur son sens. De tous les rêves qu’il portait, ne reste que la tolérance, dont la République triomphante était pourtant dépourvue, comme en témoignent le slogan de Saint-Just, « pas de liberté pour les ennemis de la liberté », les têtes coupées et la répression de toutes les particularités régionales de la France.

À la tolérance correspond le pluralisme, aveu de l’impuissance d’une idéologie à dominer les autres, attiédissement des convictions par lassitude. Jules Ferry disait que la morale tenait « toute seule », qu’elle n’avait besoin de nulle religion pour exister et accorder les esprits entre eux. Il ignorait que le concept de « morale individuelle » viendrait anéantir l’édifice de la République. La séparation totale entre une sphère privée (morale individuelle) et une sphère publique allait rendre impossible l’établissement d’une morale civique.

« Refonder l’école », ou l’aveu de l’échec

Est-il possible de rendre compatible relativisme moral et citoyenneté ? On revient à la séparation absolue de la sphère privée et publique. Précisons la question, regardons-la sous un autre angle. Les principes moraux relatifs à la famille sont-ils d’ordre privé ou public ? La réponse est dans la question même. Il y a un droit de la famille qui implique une vision du bien et du mal concernant les rapports interpersonnels. Le mariage civil par sa nature exprime indirectement que la fidélité est un bien et que l’assistance mutuelle est impérative. Il y a de manière induite dans cette institution l’idée d’une vision du bien et du mal universelle. Les modifications apportées à cette institution, notamment en changeant sa définition comme union d’un homme et d’une femme, manifestent l’impasse de la relation entre la morale et le relativisme pluraliste. En conséquence, soit nous avons une conception générale du bien et du mal s’appliquant dans des situations concrètes soit individuelles soit collectives, soit il s’avèrera à terme impossible de prétendre à l’universalité d’un bien ou celle d’un interdit, ce qui revient au célèbre slogan de mai 1968, « Il est interdit d’interdire ». La logique de ce slogan anéantit la possibilité même du droit, donc de la citoyenneté.

Si l’école de la République veut faire des citoyens, elle doit transmettre une conception générale du bien et du mal, elle doit transmettre une anthropologie. Hélas pour elle, ceci est en contradiction formelle avec la notion de pluralisme. Fonder une morale civique sur le pluralisme, c’est accepter d’avance des principes moraux contradictoires. Remplacer le pluralisme par une hypothétique neutralité laïque est encore plus pervers. Cela suppose soit de considérer qu’au-delà de toute croyance ou philosophie existe une morale transcendante qu’on doit imposer à tous, et Jules Ferry revient en scène par la trappe du souffleur, déguisé en homme invisible, soit de considérer que les croyances que partagent des milliards d’êtres humains n’ont aucun rapport avec leur manière concrète de vivre ensemble leurs relations personnelles, ce qui est manifestement absurde. Dans les deux cas, le principe « fondateur » de l’école de la République est un mensonge.

La gêne, le flou et les reculades concernant la « morale » hypothétiquement enseignée à l’école témoignent de ce mensonge. À présent, les annonces concernant la refondation de l’école s’attardent sur les rythmes scolaires ; la semaine de quatre jours ou quatre et demi, la durée des congés, la rentrée fin août ou début septembre, les devoirs à l’école ou à la maison. Ces dernières perspectives peuvent alimenter des débats infinis et des changements réguliers donnant l’impression que l’école est au centre du débat public, alors qu’elle n’est qu’au centre des conversations de comptoir.

Échec et mat !

Une école pour le Ciel ou pour rien

La vie spirituelle et la rencontre avec Dieu sont-elles le plus grand bien des cités terrestres ? Non, répondent toutes les idéologies et tous les pédagogismes. Tout mais pas ça ! Voilà au moins un point d’accord entre toutes ces doctrines.

En fait, même pas ! Les pédagogues soupirent face à l’inculture religieuse et spirituelle des jeunes, au mieux rendant inintelligibles aux élèves les civilisations passées et, au pire, les conduisant à tous les excès possibles dans ce domaine, au point de menacer l’existence même de la civilisation.

Voilà la contradiction ultime. L’héritage de l’histoire des sciences et des arts est la tentative que l’homme a produite pour se connaître et savoir quelle est sa place dans l’univers. Elle est résumé par la sentence que Socrate emprunte au fronton du temple de Delphes et qui dans sa version intégrale est « Connais toi toi-même et tu connaîtras les cieux et les dieux ». C’est la synthèse parfaite de tout programme scolaire, c’est le fondement universel de toute école. Or c’est ce fondement qui depuis des années est rejeté, ce qui conduit désespérément à chercher une impossible autre voie.

Mais si éduquer n’est pas aider à chercher et à trouver son temple intérieur, si éduquer n’est pas transmettre cette richesse qui a édifié ce qu’il y a de plus beau dans toutes les civilisations, si nous ne sommes définitivement qu’un amas de cellules perdu dans un univers silencieux et absurde, à quoi bon éduquer, pourquoi même s’acharner à perpétuer une telle absurdité ?

Alors, oui, l’école est pour le Ciel. Ce ciel qui est en nos cœurs. L’école est là pour que, à travers tout le génie humain, chaque personne puisse rencontrer et connaître l’Auteur de toutes choses. L’école est là pour que chacun sache qu’il est unique et qu’il a une mission dans la création. Comment pouvoir vivre ensemble, travailler et créer, si nous pensons que nous ne sommes rien dans rien ? Comment s’indigner et combattre le mal, s’il n’y a ni bien ni mal ? Pourquoi empêcher le monde d’aller au néant, si il n’y a aucune espérance ?

Là est la responsabilité historique de l’Église militante et particulièrement de l’école catholique. De tout ce que nous sommes et par tous les moyens dont nous disposons, dire que ce qui fonde l’école est venu un jour rencontrer l’homme dans son histoire.

Puissions-nous, comme catholiques, éviter de faire semblant de nous interroger sur ce qui fonde nos écoles, au risque de manifester publiquement un doute sur ce qui est notre espérance.

Gardons la Foi.

Pierre-Henri Beugras, né en 1961, chef d’établissement dans l’enseignement catholique, professeur de philosophie. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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