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Pierre Teilhard de Chardin. Sa vie, son œuvre, sa réflexion. (Patrice Boudignon)

Paris, Cerf, coll. Histoire Biographies, 432 p., notes bibliog., docs, index, photos h.-t.
Paul Airiau

Que retenir de cette nouvelle exploration du cas Teilhard, qui fit couler tellement d’encre dans le catholicisme français (et états-unien) d’après la Seconde guerre mondiale ? Plusieurs points, simplement, en insistant sur des dimensions plus théologico-spirituelles qu’historiennes. C’est qu’en effet, face à cette biographie plus que classique dans sa construction et sa psychologisation du personnage (c’est un itinéraire intérieur qui est construit), l’historien ne peut qu’être dépité. Aussi passera-t-on vite sur l’absence de mise en perspective historique, tant en ce qui concerne le catholicisme que la paléontologie ou la Chine, sur la non insertion de Teilhard au sein du milieu intellectuel du premier vingtième siècle, et bien d’autres points encore.

On retiendra plutôt la mise en avant de paradoxes teilhardiens qui paraissent fondamentaux. D’abord, le Jésuite eut de très fortes amours féminines successives ou contemporaines (avec Ida Treat, Lucile Swan, Rhoda de Terra, toutes trois mariées ou récemment divorcées, sans oublier sa cousine Marguerite Teilhard de Chardin et sa légataire Jeanne Mortier), sans que jamais il ne violât la chasteté sacerdotale. Ces amours lui servirent en fait à construire sa pensée, puisque c’est souvent par le biais de la correspondance qu’il entretenait avec ses amantes frustrées qu’il teste et formule ses idées. Ensuite, dans la logique de cette chasteté conservée en acte et sublimée dans une correspondance intellectuelle et amicale (qui fit souffrir en particulier Lucile Swan), une obéissance à ses supérieurs qui lui interdisent toute publication – tout en contournant l’interdiction par la diffusion volontaire et bientôt organisée de textes ronéotypés. Bref, un paradoxe vivant, un funambule finalement.

Un point cependant, une mention qu’il faudrait sans doute creuser, et dont la seule présence peut justifier le livre. Soit p. 177 une lettre à l’abbé Gaudefroy (de juillet 1932 peut-être, à suivre le développement des pages précédentes) : « Il m’a semblé que, dans l’Église actuelle, il y a trois pierres périssables dangereusement engagées dans les fondations : la première est un gouvernement qui exclut la démocratie ; la deuxième est un sacerdoce qui exclut et minimise la femme ; la troisième est une révélation qui exclut, pour l’avenir, la Prophétie… » Comment ne pas reconnaître ici une des formes du messianisme humaniste du XIXe siècle, lointainement inspiré de Joachim de Flore et étudié notamment par le P. Henri de Lubac dans La postérité spirituelle de Joachim de Flore (1978, 1980) ? Car s’y retrouvent les trois éléments du socialisme ou de l’humanisme romantico-religieux : démocratie, femme, renouvellement à venir de la vérité. Teilhard serait alors à comprendre comme une expression, au sein du catholicisme du XXe siècle, d’une pensée messianique : une relecture spiritualiste de l’évolution matérielle, à partir de textes de l’Écriture plus particulièrement privilégiés (les doxologies des épitres pauliniennes). On comprend mieux alors la dimension gnostique de son expression (« Point Omega, Ultra Humain, Matière amorisée, Être participé de pléromisation et de convergence »…), la rigueur scientifique du vocabulaire paléontologique étant paradoxalement sans influence sur l’expression poétique de la pensée religieuse teilhardienne, affirmée telle et qui revendique pourtant en même temps sa validité métaphysique. Si cette hypothèse est bonne, le succès de Teilhard dans les années 1950-1960, outre les tensions intellectuelles à l’œuvre dans le catholicisme qu’elles révèlent, est à relier au développement de tendances gnostiques parmi les professions intellectuelles et d’encadrement supérieur, qui en France, s’exprimèrent dans Le Matin des magiciens de Jacques Bergier et Louis Pauwels, puis dans la revue Planète.

En tout cas, on est bien loin de la réduction finale de Teilhard par l’auteur à « une extraordinaire leçon d’espérance » (p. 12), à un appel à construire « une société solidaire » qui nous révèlera à nous-mêmes en correspondant à « un désir déjà présent au fond de nous » (p. 384), « cette disposition inscrite au fond de chacun de pour œuvrer ensemble à l’achèvement d’une humanité unifiée » (p. 12). Bref, une sécularisation qui, quoiqu’elle entende prendre au sérieux la pensée teilhardienne, et ce au passage contre l’Église catholique (p. 177-179), ne rend pas justice à l’ampleur de vue du Jésuite, quand bien même celle-ci, d’un pur point de vue théologique assumant l’hypothèse de l’évolution, souffre de graves déficiences, spécialement en ce qui concerne l’historicité du Christ. L’incarnation (avec ce qu’elle implique : la rédemption du péché originel) se manifeste alors bien comme l’originalité absolue du christianisme, et demeure un scandale pour les Juifs et une folie pour les païens. Indirectement, et sans doute involontairement, ce livre en témoigne à sa manière.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

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