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Poétique théologale du regard dans "Sous le soleil de Satan"

Philippe Richard
Et videbunt faciem eius [Dei] : et nomen eius in frontibus eorum. Et nox ultra non erit… (Ap 22, 4-5).

Dès la publication de son premier roman en 1926, Bernanos devait s’étonner de l’incompréhension générale que suscita son travail : la ‘vision’ singulière proposée par le Soleil de Satan était alors incessamment faussée, comprise comme saisie violente du réel et appréhension perpétuelle des attaques du démon, si bien que l’auteur dut en expliciter les intentions dans la fameuse interview accordée la même année à Frédéric Lefèvre [1]. Pour autant, il n’est pas encore sûr qu’une critique plus contemporaine ait toujours pris la mesure de ces précisions ; et lorsqu’il est question de vision dans le premier roman de Bernanos, c’est-à-dire d’abord, tout simplement, de regard, ce sont en effet les analyses baroques qui s’imposent le plus souvent, celles en somme où l’intérêt supposé du romancier pour la démonologie est souligné au premier chef – qu’il suffise pour cela de se reporter au texte connu de Michel Guiomar, au titre si programmatique [2], ou au présupposé liminaire de Willy Burkhard, à valeur si symptomatique : « Le premier but de l’homme Bernanos est de rendre aux hommes d’aujourd’hui la conscience de l’abîme démoniaque » [3].

En reprenant l’intuition première du théologien Hans Urs von Balthasar, discernant dans la vision narrative de Bernanos une « participation à la vision authentique de la réalité spirituelle invisible, telle qu’elle apparaît à Dieu lui-même » [4], nous souhaiterions donc nous arrêter ici sur ce qui fonde la ‘vision’ du Soleil de Satan – et qui est le regard propre des personnages du roman, fondement de toute vision globale ultérieurement élaborée –, pour montrer que cette poétique n’est en rien désespérée ou satanique mais bien plutôt enracinée dans cette certitude théologale que tout regard peut se fixer un jour en Dieu s’il s’abandonne à lui avec confiance. Certitude de l’Apocalypse que l’écrivain méditait si souvent, à l’occasion du dernier office du jour : « Ils verront la face de Dieu, et son nom sera sur leurs fronts. Et la nuit n’existera plus… » [5]. Ainsi, si les regards du roman sont souvent dans l’expectative et en attente d’un au-delà qui viendrait leur rendre une clarté perdue, leur échange réciproque est souvent fécond et leur appel entendu ; ils s’épurent alors et peuvent retrouver leur origine et leur destinée : le don de Dieu qui donne l’homme à lui-même.

L’œil écoute

En contrepoint assez radical à cette esthétique de l’excès, souvent donnée comme clé herméneutique indispensable au Soleil de Satan [6], le regard de ses personnages se révèle en effet d’une simplicité principielle remarquable, d’une unicité renvoyant d’emblée le lecteur à l’être même de l’homme au monde – dont le statut semble d’être étonné, seul et en suspens. Souvent figée dans l’attente quasi enfantine d’un dénouement imprévu de l’action, cette simplicité même du regard désarme les personnages en quête d’extraordinaire, comme c’est le cas pour Sabiroux, relatant son entretien mémorable avec le « saint » Donissan :

Je me sentais […] comme sur une cime isolée […]. Et lui, redevenu silencieux, fixait le même point de l’espace. Il avait l’air d’attendre un signe, qui ne vint pas [7].

Ne pouvant comprendre cette simplicité d’abandon et de remise de soi immobile à ce qui doit advenir, Sabiroux choisira d’ailleurs peu après d’interpréter cette fixité comme sortie du réel, poussée préparatoire à une possible échappée du monde :

Une fois ou deux, je tentai de me faire entendre sans qu’il daignât seulement baisser son regard. […] Aussi longtemps qu’il parla, je ne doutai plus d’être en présence d’un homme véritablement surnaturel, en pleine extase [8].

Mais c’est l’esprit inverse qui dirige en fait la compréhension bernanosienne de l’être droit, de l’être spirituel qui ne cherche pas à se hausser lui-même mais attend au contraire de l’être, par grâce, et l’on pourrait même dire par aventure. La fixité d’un regard n’est pas alors démission, mais humilité, recherche de ce point focal du monde dans lequel la transcendance peut se révéler. La figure du doyen Menou-Segrais illustre cette attitude tout au long du roman :

Puis, s’asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixé sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis [9].

Or cette fixité du regard plongé dans le feu au cours de la prière est remarquable à plus d’un titre : non seulement elle suggère la qualité d’abandon et de remise de soi du vieux prêtre face à la charité divine, dont le feu est ici la métaphore, mais elle suggère encore l’élancée de l’âme vers la prière mystique, dont la flamme est si souvent aussi l’analogie – sur le registre toutefois de la simplicité ordinaire, d’une expérience charnelle située à l’opposé des élans baroques vraisemblablement attendus par Sabiroux. Et il faut noter enfin que cette attitude sait encore passer de proche en proche, se communiquer comme il est juste pour la charité – bonum diffusivum sui –, et cela comme par échange de regards au sein d’un climat de prière – car le nombre de face à face entre les deux personnages est de ce point de vue très éclairant [10] :

À cette étonnante parole, l’abbé Donissan ne détourna même pas la tête. Ses yeux grands ouverts n’exprimaient aucune surprise ; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lèvres qu’il priait [11].

Ainsi, la maturité passe en Donissan par le biais d’un regard du doyen fixé sur lui. Effet de la charité, certes, mais encore faut-il noter que cette charité passe alors par l’immobilité d’un regard attentif, compatissant. Le regard figé ne signifie dès lors pas la peur chez Bernanos, on le voit, et encore moins le signe de la crispation d’une névrose ; au contraire, il est le signe de la confiance, de ce mouvement qui ne veut pas d’abord saisir mais accueillir. Et il y aurait donc des élans interprétatifs à revoir concernant notre personnage, lui que l’on réduit souvent à l’épisode unique de la résurrection manquée du petit mort, mais qui n’en est pas pour autant un être dévoré par la curiosité ou le désir de possession :

Et néanmoins, sans rien craindre, il regardait l’extraordinaire clarté avec une confiance sereine, une fixité calme, non point pour la pénétrer, mais sûr d’être pénétré par elle. Un long temps s’écoula, à ce qu’il lui parut. Réellement, ce ne fut qu’un éclair [12].

C’est ce destin qui était justement apparu si digne de considération au doyen de Campagne, dans la mesure où il fait entrer l’être dans cette soumission à Dieu qui seule le libère :

Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitôt sur l’abbé Menou-Segrais, en se fixant, parut s’éteindre tout à coup. Le doyen n’y lut plus qu’une soumission aveugle que le tragique désordre de cette âme, encore soulevée de terreur, rendait sublime [13].

En effet, c’est la compassion même de Dieu qui est mystiquement et ordinairement passée par ces plans fixes – et mystiquement parce qu’ordinairement –, par cette attente confiante, immobile et mutuelle des regards ; reflet du mystère catholique de l’expectation de la Sainte Vierge Marie, dont l’attention douloureuse est évidemment toute théologale et dont l’auteur reprend le terme même pour décrire le regard de Donissan, posé sur l’Ascension :

Pas une seconde, au cours du long récit qui suivit, le lucide et puissant regard ne se détourna de la face ravagée du vicaire. Une espèce d’attention douloureuse s’y pouvait lire, où la claire résolution se formait déjà peu à peu [14].

Pour autant, les personnages sont encore en chemin, et il faut bien reconnaître qu’ils confessent parfois l’élan de la charité, tout en étant encore submergés par la peur et le manque de confiance. Il manque une essentielle direction au regard, celle de son ouverture :

- Ne parlez pas ainsi, murmura l’abbé Donissan, les yeux sombres et fixes. Où que j’aille, si profondément que je m’enfonce, – oui – dans les bras même de Satan, je me souviendrai de votre charité [15].

La double visée du regard

Or ce chemin de purification nécessaire du regard, au cours duquel l’attente fixe doit également se conjoindre avec l’élévation des yeux vers leur destinée ultime, est justement très bien mis en scène par la narration. Lors de la rencontre entre Donissan et le carrier – au sein d’une relation d’intersubjectivité, ce qui ne nous étonnera plus désormais –, l’alliance entre tension d’un désir encore immature et accomplissement d’une confiance pleinement théologale, et cela toujours au sein d’une dialectique du regard, donne naissance au motif esthétique et spirituel de la ‘vision’, cette fois au sens plénier du terme et lié encore au regard. Cette vision est celle-là même que visait Balthasar, celle de l’essence même de l’homme élevée vers son Dieu. Ainsi, si le regard immobile suffisait précédemment, pour voir l’autre et se trouver soi-même, il faut à présent, dans la mission particulière qui touche le vicaire Donissan, celle de voir et de dire l’Autre, que le regard s’élève vers le Père au milieu des périls. C’est le premier moment, qui n’implique évidemment nulle agitation :

Lui, la première terreur surmontée, attendait avec soumission une nouvelle entreprise du mal, et la grâce nécessaire de Dieu. […] Il attendait la visite du consolateur avec la sécurité candide d’un enfant qui, l’heure venue du repas, lève les yeux sur son père et dont le petit cœur, même dans l’extrême dénuement, ne peut douter du pain quotidien [16].

Pourtant, cette sécurité qui va même se manifester physiquement semble recéler encore une part de crainte, un inaccessible qui résiste à l’élévation attendue du regard :

C’était, au creux de sa poitrine, une chaleur comme immatérielle, une dilatation du cœur. […] Pourquoi n’osait-il cependant lever les yeux ? Car il marchait toujours le regard fixé à terre… [17]

En réalité, il est ici question de la dilatation du cœur par la charité [18] ; Dieu est déjà là, et la peur présente n’est que cette crainte de Dieu, qui accompagne toujours son dévoilement depuis le premier péché (Gn 3, 10) [19] – elle qui est guérie par l’abandon à Dieu, cet abandon plénier qui passe d’abord par l’abandon du Fils à son Père (motif que nous retrouverons du reste dans peu de temps). Donissan doit donc encore davantage trouver son Seigneur, ce que l’analogie de l’aveugle-né signifie très adéquatement, pour une phénoménologie de ce regard nouveau :

Ainsi l’aveugle-né à qui la lumière se découvre tend vers la chose inconnue ses doigts tremblants, et s’étonne de n’en saisir la forme ni l’épaisseur […]. Il voyait devant lui son compagnon, il le voyait à n’en douter pas, bien qu’il ne distinguât point ses traits… [20]

Pour autant, le terme se dévoile déjà et ne lui est donc pas ôté :

Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste caché au plus pénétrant… […] Il avait conscience du prodige, et il était dans le ravissement que ce prodige fût si simple, et sa révélation si douce [21].

Cette mention des « yeux de chair », très incarnée et à incidence sérieuse en théologie de la grâce (Jb 19, 25-26), marque d’ailleurs la franchise du regard, qui véritablement écoute et accepte d’entrer dans une dialectique de transformation en se confrontant réellement au monde, et s’oppose en tous points au regard de professeur entomologiste qui était conféré à Sabiroux dans une description à la charge ironique violente :

Les yeux d’azur du professeur soutiennent son regard avec une curiosité candide… [22]

Et en effet, seul le regard du pécheur non repentant, celui qui n’a pas besoin de la grâce et ne s’abandonne pas à ses sollicitations, provoque l’effarement du regard bernanosien ; un effarement réel, existentiel, qui fait chanceler Donissan comme l’on sait [23] :

Mais il faut voir, il faut voir les visages où tout se peint, et les regards. Des yeux d’homme, Sabiroux ! On a toujours à dire là-dessus. Certes ! j’ai assisté bien des mourants ; ce n’est rien ; ils n’effraient plus. Dieu les recouvre. Mais les misérables que j’ai vus devant moi – et qui discutent, sourient, se débattent, mentent… [24].

Mais il est intéressant de noter à ce propos que le texte prend bien soin de situer cette expérience comme un lieu ordinaire, en rapport avec le travail patient de la grâce pour obtenir une bonne orientation du regard de l’homme confiant, et non comme une libéralité insigne de cette même grâce en une expérience unique d’oraison. Relisant sa vie, notre personnage se montre ainsi très attaché à en souligner le caractère ordinaire, hors de tout fantastique – cela seul qui était pourtant vu à la lecture du Soleil en 1926 :

Il me serait pénible de vous laisser croire que j’aie jamais été favorisé de… de visions… d’apparitions… enfin de tentations peu communes. Cela n’était pas fait pour moi. Non ! Ce que j’ai vu, mon ami, je l’ai vu dans ma petite sacristie, assis sur ma chaise de paille, aussi clairement que je vous vois [25].

Nous avions noté plus haut cette revendication de simplicité, mais il est notable que celle-ci se retrouve en un moment d’approfondissement et de purification du regard. Et il n’est donc pas étonnant non plus de rencontrer, en cet endroit également, la compassion déjà entrevue, désormais dépouillée de sa fixité liminairement nécessaire et à présent plus pleinement configurée au regard du Fils, toujours en dialogue avec le Père – ce que Bernanos ressaisit très habituellement par la catégorie de « mystère », ici avec le curé de Luzarnes :

Il levait sur lui son regard, tout à l’heure baissé, plein d’une tendresse mystérieuse [26].

Grande est donc la capacité du regard chez Bernanos ; d’autant plus grande que celle-ci vient très directement de la dignité supérieure du regard divin lui-même, et qu’il s’agit simplement de le désirer – et c’est l’inverse du désespoir – pour entrer dans sa richesse théologale :

Celui qui renia trois fois son maître, un seul regard a pu l’absoudre, mais quelle espérance à celui qui s’est renié lui-même ? [27]

Le vrai regard comme don de Dieu

Mais c’est le motif du don des larmes qui intervient alors dans l’économie narrative pour figurer cet échange entre regard divin et pauvre regard humain ; échange qui vaut d’ailleurs naissance, puisque le regard de l’homme est déjà contenu dans le regard de Dieu et créé en lui par grâce. On sait que le philosophe et théologien Nicolas de Cues a résumé cet acquis en une formule dense et brève : « ego sum quia tu me respicis » – je suis parce que tu me regardes [28]. La grâce illumine la conscience, et le regard même accède à la vision que tout vient de Dieu – ce qui était la grâce du Paradis, justement retravaillée par le roman lors de la rencontre entre Donissan, qui vient de fixer son regard puis de l’élever, et le carrier :

Des larmes lui vinrent aux yeux. Ainsi se rencontraient deux élus, nés l’un pour l’autre, un clair matin, dans les jardins du Paradis. […] Ce fut à ce moment que l’abbé Donissan leva les yeux [29].

Le personnage ne s’étonne même plus alors d’avoir touché comme un terme par anticipation, dans l’ordinaire de sa vie – ce qui est en un sens ‘extraordinaire’, si l’on veut, mais c’est surtout la simplicité d’abandon du personnage qui est ici l’extraordinaire – ; et l’on retrouve à cette occasion l’analogie déjà visée de l’aveugle-né :

L’aveugle, quand il a pris possession du nouveau sens qui lui est rendu, ne s’étonne pas plus de toucher du regard le lointain horizon qu’il n’atteignait jadis qu’avec tant de labeur, à travers les fondrières et les ronces [30].

Comme par différence de potentiel, si l’on peut dire, la compassion surnaturelle naît ainsi, épurée cette fois de tout retour sur soi – son inverse valant logiquement refus de la vision :

Hé quoi ! quel prêtre n’a jamais pleuré d’impuissance devant le mystère de la souffrance humaine, d’un Dieu outragé dans l’homme, son refuge !... Ils ne veulent pas voir ! Ils ne veulent pas voir ! [31]

Évidemment, cette prise de conscience profonde de l’activité de Dieu pour l’homme est le propre de l’être missionné pour la charité, ce qui est le cas de Donissan, qu’il en ait conscience ou non ; mais il est celui qui est déjà marqué du signe des élus, ce en quoi nous retrouvons littéralement notre texte source extrait de l’Apocalypse :

Il a fui sans le savoir la divine main tendue – la vision même du regard plein de reproche… […] : mais il est toujours marqué du signe que le serviteur de Dieu reconnaissait tout à l’heure sur son front [32].

Or l’énoncé d’une telle révélation divine venant éclairer le regard humain ne peut faire l’économie de l’évocation du lieu par excellence de la révélation visible de Dieu, sa Croix [33]. Et il est peu dire que la narration bernanosienne ne l’élude justement pas. Reprenant le même sémantisme que Mc 15, 39, notre texte est saturé de références explicites au regard qui discerne dans la Croix, et grâce à elle, le climat de la vérité absolue qui fera naître tout regard juste sur le monde. Donissan l’exprime notamment devant Sabiroux :

J’ai prié Notre-Seigneur de m’ouvrir les yeux ; j’ai voulu voir sa Croix ; je l’ai vue ; vous ne savez pas ce que c’est… Le drame du Calvaire, dites-vous… Mais il vous crève les yeux, il n’y a rien d’autre… [34]

La croix est la kénose du Fils. L’humanité qui se donne jusqu’au bout se divinise dans le mouvement même de son abaissement. Et à ce dernier, retranscrit scrupuleusement dans l’économie narrative [35], correspond idéalement le mouvement inverse du regard qui progressivement quitte la fixité pour la confiance, s’élève, porté par la grâce, et s’unit finalement au don de soi du Fils [36]. Car si le romancier choisit de tant insister sur la Passion, c’est parce que le Christ vit à ce moment, et d’une manière frappante, son être de Fils, totalement livré et abandonné dans les mains de son Père, au paroxysme de l’expression humaine de sa filiation divine. C’est dans cette perspective qu’il faudrait reconsidérer ce que l’on nomme habituellement l’héroïsme de Donissan. Bernard Vernières l’a noté :

Nous [Donissan] le découvrirons en effet, surtout dans ses paroles et dans le spectacle de sa mort, le centre de gravité de l’existence et la source de l’apostolat du saint de Lumbres ne sont autres que la contemplation de la Croix et l’indentification au Christ crucifié [37].

Certes, cette identification est très manifeste ; mais nous ne devrons pas oublier qu’elle repose sur une considération exclusive du mystère de la Sainte Face, c’est-à-dire non du mystère de la souffrance en soi mais d’une humanité souffrante. La Sainte Face baisse les yeux pour que nous levions vers elle notre regard. En ce sens d’ailleurs, le critique, rapprochant les étapes de l’itinéraire intérieur de Donissan et les épisodes de la vie du Christ, parle bien d’ « identification », d’ « adéquation » symbolique, pour celui dont la vie s’est placée sous « le signe de l’imitation de Jésus-Christ » [38]. Mais il apparaît évident pour nous que la charité théologale attendue peut alors descendre et transformer Donissan de l’intérieur, transformer surtout son regard sur le monde ; désormais, après avoir erré et, comme le texte le rappelle bien, hésité à lever les yeux, son regard s’est glissé dans celui du Christ pour regarder les pécheurs dont il a charge – et charge de rédemption, en union à son divin Maître :

Cet homme qui regardera quarante ans le pécheur avec le regard de Jésus-Christ, dont les plus rebelles ne lasseront pas l’espérance, […] n’eut même pas la force, en ce tragique moment, de lever les yeux vers la Croix, par laquelle tout est possible. Cette simple pensée, la première dans une âme chrétienne, et qui paraît inséparable du sentiment de notre impuissance et de toute véritable humilité, ne lui vint pas [39].

Le regard devient celui du Christ. Ce qui n’équivaut pas à dire que tout est simple. En ce sens, les partisans d’un Donissan héroïque voient bien qu’il reste toujours une part de combat ; mais c’est le combat de l’abandon, pas du sacrifice. Et l’abandon est si difficile :

À certaines heures, voir est à soi seul une épreuve si dure, qu’on voudrait que Dieu brisât le miroir. On le briserait, mon ami… Car il est dur de rester debout au pied de la Croix, mais plus dur encore de la regarder fixement… Quel spectacle, mon ami, que celui de l’innocence à l’agonie ! [40]

La quête de Donissan peut alors aussi devenir celle du lecteur, et c’est pourquoi le texte bernanosien est si bouleversant – si l’on accepte du moins de le lire en toute sa dimension catholique. À lui, semble en effet nous dire le romancier, de lever les yeux à son tour, et de voir. Le travail littéraire nécessaire à la composition du Soleil ne s’est d’ailleurs pas opéré autrement, comme l’a confié Bernanos sous l’égide des deux saints du Carmel qui firent de la Sainte Face un des centres de leur méditation :

D’ailleurs, je ne voulais pas composer un poème mystique. Tout est dit là-dessus – non par les écrivains, certes ! mais par les saints. On ne refait pas le frère Jean de la Croix, ni sainte Thérèse. Non ! Je désirais simplement – mais passionnément, j’avais passionnément besoin – de fixer ma pensée, comme on lève les yeux vers une cime dans le ciel, sur un homme surnaturel, dont le sacrifice exemplaire, total, nous restituerait un par un chacun de ces mots sacrés dont nous craignions d’avoir perdu le sens [41].

Comme la Croix, qui avise l’homme avant qu’il ne la vise, l’être existe et se reconnaît parce que Dieu, d’abord, l’attend du haut de la Croix avec amour. Il est donc peu dire que l’intérêt du texte n’est pas du tout ici de cerner l’abîme satanique, mais de comprendre avant tout la grâce théologale qui peut naître dans le regard de l’homme s’abandonnant à Dieu.

Il apparaît bien ainsi que le texte du Soleil de Satan illustre à la perfection la certitude théologale de l’Apocalypse : Et videbunt faciem eius [Dei] : et nomen eius in frontibus eorum. Et nox ultra non erit… (Ap 22, 4-5). Le regard des personnages se présente bien comme une attente fixe et confiante – foi –, puis comme une élévation vers le ciel, vers cette transcendance dont ils ont besoin pour se comprendre eux-mêmes et comprendre le monde – espérance –, enfin comme dilatation d’un amour humain qui trouve sa source, sa raison, et son soutien dans la Croix expiatrice du Fils abandonné, source de toute confiance pour l’homme pécheur – charité. Plutôt qu’invitation à contempler les ravages de Satan dans le monde, le premier roman de Bernanos se veut donc avant tout hymne, hymne théologale célébrant le primat de la confiance et de l’abandon.

Philippe Richard, Membre de l’école doctorale de l’Université Paris IV-Sorbonne (Littérature française), professeur de lettres à l’Institut de la Tour (75016 Paris), et assistant en langue grecque biblique à l’Institut catholique de Paris, il travaille aussi en philosophie dans le laboratoire de philosophie médiévale du même Institut.

[1] Cf. « Interview à Frédéric Lefèvre » (1926), Essais et écrits de combat, t. I (dir. M. Estève), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 1039 sq.

[2] Michel Guiomar, Miroirs de ténèbres. Images et reflets du double démoniaque II. Georges Bernanos, Sous le Soleil de Satan ou les ténèbres de Dieu, Paris, José Corti, 1984.

[3] Willy Burkhard, La genèse de l’idée du mal dans l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, Zurich, Juris Druck Verlag, 1967, p. 17.

[4] Hans Urs von Balthasar, [Bernanos, Verlag von Jakob Heymer, Cologne et Olten, 1954], Le Chrétien Bernanos, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Seuil, 1956, p. 111.

[5] Et videbunt faciem eius [Dei] : et nomen eius in frontibus eorum. Et nox ultra non erit… (Ap XXII, 4-5 ; Breviarum romanum – Ad Completorium). Pour la fidélité de Bernanos à la prière, cf. par exemple Jean-Loup Bernanos, Georges Bernanos à la merci des passants, Paris, Plon, 1986, p. 342 : « matin et soir on le voyait, Missel ou chapelet en main, se recueillir pour un long cœur à cœur en direct avec Dieu ».

[6] Michel Estève, dans son annotation désormais classique du texte, rapproche notamment son inspiration de celles de Rimbaud, Baudelaire, Dostoïevski, et des romanciers cernant le désespoir et le dépouillement des vies psychiques ; cf. « Notes et variantes » de l’édition des Œuvres romanesques de la NRF (établies par A. Béguin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962), p. 1786.

[7] Sous le Soleil de Satan, éd. cit., p. 258.

[8] Id., p. 259.

[9] Id., p. 132-133.

[10] Cf. cette mention du doyen comme ami initiant un frère : « Son regard, sous les paupières à demi baissées, ne quittait point le visage de l’abbé Donissan. Jusqu’à alors ce visage était resté en apparence impassible » (p. 221).

[11] Id., p. 133.

[12] Id., p. 188.

[13] Id., p. 134. De même un peu plus loin : « Dans le regard, qu’il fixe toujours – sans un mot des lèvres, sans même un soupir – sur le Christ impassible, s’exprime en une fois la violence de cette âme forcenée » (p. 154).

[14] Id., p. 219.

[15] Id., p. 224. De même ces deux mentions : « la résignation désespérée de ses yeux pleins d’ombre » et « l’abbé Donissan vit ses yeux s’obscurcir et deux profondes larmes en descendre » (p. 222).

[16] Id., p. 186.

[17] Id., p. 186-187.

[18] Le terme est d’ailleurs précisé dès la page suivante : « elle [la révélation faite à Donissan] était seulement et simplement l’effervescence, l’expansion, la dilatation de la charité » (p. 188).

[19] Le thème, à son tour, est présent à la page suivante, encore une fois en la précision même de ses termes : « Et une pensée lui vint spontanément, ajoutant au respect et à l’amour une sorte de crainte… » (p. 189).

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] Id., p. 262.

[23] Ce en quoi il faudrait se demander jusqu’à quel point il n’est pas une sorte d’ego expérimental pour le romancier, cherchant à comprendre en sa vie même ce que signifie, et surtout où l’emmène, la grâce de Dieu.

[24] Id., p. 256-257.

[25]  Id., p. 256. Et l’on réalise toujours la même opération que les lecteurs de 1926 lorsque nous opposons ce roman à Monsieur Ouine, censé être le roman de la maturité face au déchaînement baroque du Soleil.

[26] Id., p. 254.

[27] Id., p. 262.

[28] De Icona, IV ; cf. en français : Le tableau ou la vision de Dieu, trad. A. Minazzoli, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 1986, p. 37.

[29] Sous le Soleil de Satan, éd. cit., p. 187.

[30] Id., p. 189.

[31] Id., p. 257.

[32]  Id., p. 143 : « … et nomen eius in frontibus eorum… » (Ap 22, 4).

[33] Cf. Mc 15, 39 : « Videns autem centurio qui ex adverso stabat, quia sic clamans expirasset, ait : ‘Vere hic homo Filius Dei erat’  » – Voyant qu’il avait ainsi expiré, le centurion qui se tenait de l’autre côté s’écria : ‘vraiment cet homme était Fils de Dieu’.

[34] Sous le Soleil de Satan, éd. cit., p. 255. L’opération provient sans doute là encore de la croisée des regards dans la charité, Menou-Segrais y initiant son vicaire avec bonté : « Lorsque le vicaire eut achevé, le doyen de Campagne se détourna sans affectation vers le Christ florentin pendu à son chevet… » (p. 219).

[35] Cf. chez Menou-Segrais : « Et encore, sur le papier aux ramages pâlis (un vrai papier d’auberge), près de l’unique fenêtre, une grande croix de bois noir sans Christ, toute nue. (Et c’est elle que M. le curé a vue premièrement, et il a aussitôt détourné les yeux…) » (p. 240).

[36] Ainsi est construite la séquence de la Messe de Donissan : « Il monte à tâtons les trois marches, s’arrête. Alors il regarde la Croix » (p. 153 ; la même dernière phrase est répétée p. 154).

[37] Bernard Vernières, Bernanos : l’aventure humaine dans « Sous le Soleil de Satan », Paris, Minard, « La Thésothèque » n°24, 1992, p. 174.

[38] Ibidem, respectivement p. 259, 256 et 180. L’identification totale de Donissan et de son itinéraire au Christ en sa Passion est montrée, avec exemples textuels à l’appui, dans les pages 229 à 241 et la Via crucis du saint dans les pages 281 à 304. L’étude est très appuyée par le texte, et en ce sens fort éclairante.

[39] Sous le Soleil de Satan, éd. cit., p. 143.

[40] Id., p. 255.

[41] Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre ; publiée dans Essais et écrits de combat (t. 1), « Textes non rassemblés par Bernanos » (1920-1928), p. 1043 – c’est nous qui soulignons.

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