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Politique des sexes

Sylviane Agacinski, Editions du Seuil, 1998, réédition Seuil 2002
Pauline Bernon-Bruley

Avec Politique des sexes, Sylviane Agacinski aborde de façon claire la plupart des questions que pose encore la place de la femme dans la société. Sa pensée s’appuie sur des bases anthropologiques (en particulier, sur l’ouvrage de Françoise Héritier, Masculin/ féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996), sur quelques éléments de droit en France, sur plusieurs hypothèses de Freud qu’elle n’hésite pas à mettre en question. Elle fait le bilan du féminisme et esquisse une philosophie novatrice de la mixité, qui fonde ses intéressantes prises de position. Ni hiérarchisation, ni neutra-lisation, mais complémentarité féconde.

Reconnaissante aux féministes, et à Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe), Sylviane Agacinski revient cependant sur l’illusion d’un féminisme paradoxalement androcentré. On faisait alors passer l’émancipation des femmes par l’assimilation aux hommes. Contre le modèle masculin, elle développe une anthropologie de la différence, indispensable pour repenser la liberté et l’égalité de la femme face à son destin. Ainsi, c’est également la dignité de la maternité qu’elle rappelle, contre le discrédit jeté sur ce rôle féminin par celles qui se voulaient les égales des hommes. La liberté de la femme est justement d’accueillir en elle la vie, de répondre du « destin biologique », et non d’en être la victime passive. Sans nous arrêter au droit à la contraception artificielle qui constitue un acquis dans la perspective de Sylviane Agacinski, (et est donc à peine abordé dans le livre), nous voudrions ici montrer les points très constructifs de sa réflexion. A une liberté négative de refus, rêve d’autosuffisance, Sylviane Agacinski oppose l’expérience de l’amour donné à l’enfant, la reconnaissance et l’acceptation de l’autre. Cependant, faute d’ultime justification de cet amour pour l’autre, de cet « enfant injustifié », c’est bien en dernier recours à la gratuité de l’existence donnée que la philosophe recourt. Et « si les choses et les êtres existent de façon aléatoire et gratuite, hors de toute finalité ultime, il est vain de vouloir remédier à l’absence de tout fondement par la prétention de chaque être à se fonder soi-même ». Ainsi les femmes doivent-elle se libérer avec leur féminité et non contre elle. La maternité est en effet une force et une puissance. Ainsi, ce qui était dénoncé comme le lieu de l’aliénation de la femme est ici mis en évidence comme lieu de son accomplissement, de son identité proprement féminine. C’est justement la liberté de répondre pleinement à son rôle de femme. La répartition des rôles entre les sexes découle ainsi de l’interdépendance de l’homme et de la femme pour réaliser chacun leur rôle.

Or la vision de l’humanité mixte que déploie Sylviane Agacinski est d’autant plus intéressante qu’elle met en évidence la vocation de l’homme et de la femme à se réaliser dans ce qui les dépasse, par la rencontre et le service de l’autre. Non seulement, l’homme et la femme sont absolument (et vertigineusement, dira-t-elle, en se demandant si la communication entre eux est possible) différents, mais leur différence est signe de leur appel à une transcendance. Cela se manifeste dans leur élaboration d’un projet commun qui les dépasse, la filiation. Elle reprend dans cette perspective l’éthique de la différence des sexes abordée par Emmanuel Lévinas (Totalité et infini) pour montrer que « la fécondité n’est pas seulement une question anthropologique, mais bien une question philosophique fondamentale, puisque la transcendance de l’autre peut s’y révéler. Le problème n’est donc pas simplement que l’homme et la femme ne puissent exister l’un sans l’autre, encore que cette formulation doive être entendue dans toute sa force. Il est de savoir de quoi l’homme et la femme sont responsables l’un devant l’autre, et qui les dépasse l’un l’autre. C’est sûrement ce qui les dépasse, c’est-à-dire leur transcendance, qui constitue à la fois la cause de leur dépendance et l’enjeu mutuel de leurs conflits ». Au cœur de son livre, la philosophe montre comment le couple n’acquiert sa pleine signification que dans son ouverture au don, mais aussi comment cette ouverture est le lieu où il faudra le dialogue : que décider pour l’enfant, pour notre vie, pour la vie de la cité ? En effet, « si l’on oublie la relation à cette descendance, ou si l’on n’établit sur elle aucun lien social, comme le mariage et la filiation, la différence entre les hommes et les femmes n’a plus tellement de sens et l’identité sexuelle des personnes devient elle-même sans grande importance ». Elle y situe ainsi l’être homme ou femme dans une vocation, une destination. Et elle y voit, avec une lucidité aujourd’hui essentielle, le lieu du politique. Elle rappelle à cet égard la pensée d’Aristote : « Le fait d’engendrer une descendance répond, pour Aristote, à un désir très fort chez les êtres humains en général, en même temps qu’il est la condition évidente de la survie de la cité ». C’est effectivement dans l’accueil d’une vie au futur, dans le respect de la liberté de l’enfant, que s’enracine l’éthique (se pose ici la question des droits de l’enfant qui prime sur celle des droits à l’enfant), et la politique, sur laquelle on reviendra. A partir de cette remise en place salutaire, les débat actuels sur la parité, mais aussi sur la filiation, peuvent se resituer.

La vocation de l’homme et de la femme implique l’insuffisance de tout modèle monosexuel. Aux sources platoniciennes de la philosophie de la cité, Sylviane Agacinski reprend un des aspects du modèle de la République, où s’allient les méthodes d’une reproduction de simple nécessité, et d’une éducation sans différenciation entre les sexes. Elle revient sur la négation de l’interdépendance, qui, de fait, ne trouve son sens que dans l’amour, mais l’amour dans la cité platonicienne n’est pas fait pour la procréation. Au contraire, une telle organisation exprime une peur de la division, une préférence pour le même, dans une première utopie totalitaire. Or, dit-elle, « c’est bien la question que posent, en général, les nouvelles techniques de procréation médicalement assistée ». Ainsi, le principe de la filiation mixte, de la double origine de l’enfant est mis en question par le développement de moyens artificiels de procréation. Si ce n’est pas sur une simple affaire de cellules que la filiation peut être fondée de nos jours, il faut quand même une figuration de l’origine. En dépend pour l’enfant la conscience structurante de la singularité et de l’altérité. L’impossibilité de l’autosuffisance se révèle pleinement au moment de la structuration de l’identité de l’enfant.

Cela lui permet de réfléchir à la conception d’enfants pour des couples homosexuels. Une fois admis et reconnu ce type de choix sexuel, elle doute cependant de la légitimité d’une filiation dans ces conditions : « au-delà de la subjectivité, il faut oser d’interroger sur des normes, sur des principes ou des valeurs communes, y compris sur des valeurs capables de prévaloir sur la liberté, soit qu’elles interviennent dans la vie éthique et personnelle, soit qu’elles inspirent le législateur. Peut-on en effet renvoyer tout problème éthique, juridique ou politique au relativisme des choix individuels ? » Voilà qui constitue l’objet bien actuel d’une discussion politique engageant notre conception du couple, à partir du moment où il est défini dans sa vocation d’assumer la filiation.

Pour la politique qui naît dans la reconnaissance que l’homme et la femme ont mutuellement besoin de l’autre, Sylviane Agacinski recourt de nouveau à la pensée d’Aristote. Elle montre que le modèle hiérarchique de la cité, fondé sur la domination de l’homme, y est pourtant ouvert à la femme à partir du moment où elle aussi disposera de la parole, condition de possibilité du politique. Aujourd’hui, la femme vote et parle. Or l’histoire de la condition féminine montre bien comment il n’y a pas de définition a priori de la liberté féminine, ni de l’égalité homme-femme, mais que celles-ci dépendent des circonstances. C’est pourquoi la réflexion sur la place de la femme dans la démocratie se fera en termes de stratégie. En définissant la notion de parité comme « sens d’un partage du pouvoir entre hommes et femmes qui appelle une nouvelle définition de la démocratie », Sylviane Agacinski ne fait qu’invoquer cet exercice de la démocratie dans la perspective d’une représentativité qui tienne compte de la nouvelle condition féminine. Loin d’être une copie de la population française, la représentation démocratique est une figuration. D’où la proposition de nombre égal de candidats hommes et femmes dans les listes des partis, et non dans les sièges à pourvoir. Ainsi le problème est-il envisagé selon des bases philosophiques, et dans la complexité d’une attitude pragmatique.

Cet essai est d’un grand intérêt pour une réflexion chrétienne sur le rôle de l’homme et de la femme. D’une part, il constitue une base de questionnement anthropologique et philosophique assez simple et claire. L’énonciation d’arguments comme celui de la gratuité absolue de toute vie donnée, où s’enracine l’éthique, se fonde certes dans la philosophie de l’altérité de Lévinas. La philosophe a également développé sa réflexion à partir de la Critique de l’égocentrisme. L’événement de l’autre (Galilée, Paris, 1996). C’est à partir de cette idée de la disposition du couple humain pour l’autre que nous pouvons nous réjouir de ce qu’apporte la réflexion de Sylviane Agacinski. Elle laisse en effet ouvertes les questions auxquelles une théologie du couple humain pourra réfléchir. D’autre part, cet essai a l’avantage de nous procurer un ensemble de données indispensables pour comprendre les enjeux des discussions actuelles sur la place de la femme, et intervenir dans le débat.

Pauline Bernon-Bruley, née en 1976, mariée. A soutenu en 2005 une thèse de Lettres sur la rhétorique et le style de la prose chez C. Péguy.

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