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Polycarpe de Smyrne, imitateur du Christ

Saint Léger Éditions, coll. La manne des Pères, 2014, 88 pp.
Jacques-Hubert Sautel

Ce petit livre (de format 20 x 13 cm) inaugure une nouvelle collection qui, dans la lignée d’une autre maintenant bien connue (« les Pères dans la foi », éditions J.-P. Migne, plus de cent titres à ce jour), vise à faire connaître au plus grand nombre l’œuvre des Pères de l’Église. L’originalité de « La manne des Pères » consiste en ce que la traduction est écrite en « français fondamental », c’est-à-dire « un ensemble de mots et de structures grammaticales simples » (p. 7). Elle s’accompagne d’une présentation et de quelques notes, de caractère lexical, biblique et surtout historique, qui donnent à quiconque sait lire notre langue et cherche à connaître la doctrine des premiers siècles de l’Église toutes les clés nécessaires pour pénétrer dans la lecture. Le projet de la collection est porté par un ensemble de communautés monastiques bénédictines et cisterciennes (p. 6-7, 85-86).

Je m’attacherai à décrire et analyser successivement le plan et la présentation ; les textes antiques traduits ; les parties explicatives (synthèses et notes).

Le plan obéit à une construction ternaire : les textes (p. 27-76) sont précédés d’une partie introductive (p. 3-26) et suivis d’une partie conclusive (p. 77-88). Ces parties du début et de la fin font alterner des éléments explicatifs sur toute la collection et des éléments relatifs à cet ouvrage précis, donc à Polycarpe de Smyrne. Ainsi, pour le début, des repères éditoriaux (p. 3-7) sont suivis de notions historiques et littéraires générales sur les Pères de l’Église (p. 8-19), puis d’informations plus précises sur Polycarpe (p. 20-26). Toutefois, cette structure ternaire n’est pas mise en valeur par la table des matières (p. 87-88), qui place au premier plan le personnage principal, selon une bonne pédagogie : « Introduction à Polycarpe (p. 23), Polycarpe et Ignace d’Antioche (p. 27), Polycarpe, l’évêque de Smyrne (p. 39), La mort de Polycarpe (p. 57) ». Ce n’est qu’un regard attentif qui peut repérer que la structure ternaire est subtilement dévoilée par la couleur de fond de l’impression — blanc pour la partie introductive, plan avec un liseré gris pour les textes, gris pour la partie conclusive….

Les textes sont au nombre de quatre et sont tous des lettres, genre littéraire dont une des notices introductives (p. 4) nous apprend qu’il est premier dans l’histoire de l’Église : une lettre d’Ignace d’Antioche à Polycarpe (p. 27-35), deux lettres de celui-ci (p. 36-55), une lettre anonyme des Smyrniotes sur le martyre de Polycarpe (p. 57-75). Le lecteur comprend bien que le thème central de ces écrits est le témoignage du martyre accepté et subi par chacun de ces deux évêques, Ignace (qui a vécu de 35 à 107) étant un maître sur ce chemin de fidélité au Christ pour son cadet Polycarpe (années 69 à 161).

La traduction met bien en évidence le souci concret que ces pasteurs ont de leurs fidèles, dans la vie fraternelle, dans la vie morale et théologale, ainsi que dans l’attachement qu’ils doivent au Christ. La mise en texte montre, par de fréquents retours à la ligne, la dimension poétique des lettres :

Comme le pilote désire le vent,
comme le marin dans la tempête désire le port,
de même les événements actuels rendent plus vif
ton désir de rencontrer Dieu (p. 29-30).

On lira sans déplaisir ces pages saturées de réminiscences bibliques (surtout des épîtres pauliniennes), dont la plupart sont signalées dans la traduction elle-même. Ainsi, dans la même lettre d’Ignace d’Antioche :

En toute chose, ‘sois adroit comme un serpent’
et toujours ‘simple comme la colombe’ (Mt 10, 16).

Je me permettrai toutefois de signaler quelques traductions qui me semblent pécher par un défaut de clarté théologique.

On lit ainsi, dans la seconde lettre de Polycarpe aux Philippiens : « Celui qui l’a réveillé d’entre les morts nous réveillera nous aussi » (p. 42) ; « le Christ Jésus (…), lui que Dieu a réveillé de la mort à cause de nous » (p. 51). Ces traductions marquent certes un souci de fidélité au verbe grec egeirô, « éveiller, réveiller », mais pourquoi éviter « ressusciter », qui est couramment employé par les traducteurs du Nouveau Testament pour traduire le même mot grec et précisément dans les passages dont s’inspire visiblement le texte : « celui qui a ressuscité Jésus, le Christ, d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels » (Rm 8, 11) [1] ? On peut regretter de même, dans le récit du martyre de Polycarpe, l’expression : « Il faut en remercier Dieu ! » (p. 60), là où le lecteur attendrait : « Il faut en rendre grâces à Dieu » [2]. On objectera sans doute que le verbe « ressusciter » et l’expression « rendre grâces » n’appartiennent pas au français fondamental. Je répondrai que ce mot et cette expression véhiculent un signifié spécifique, qui n’est pas rendu par les mots ici choisis, et que ce signifié spécifique fait partie de l’annonce de la foi chrétienne ; dès lors, il faut choisir entre un principe pédagogique (l’emploi d’un niveau de langue) et une finalité religieuse (transmettre la foi en Jésus-Christ), sachant que les notes de bas de page peuvent permettre des explications fécondes pour des exceptions au principe pédagogique. Ainsi, pour « grâces » (grec charis), il est aisé de faire le lien avec le mot français usuel de « charisme », qui peut bien traduire un mot fréquemment employé par saint Paul (p. ex. 1 Co 12, 4).

Voilà qui nous conduit à la dernière partie de notre recension, l’examen des parties explicatives, parmi lesquelles les notes de bas de page ont une place importante. Ces notes sont numérotées de 1 à 31, et portent toutes, sauf la première, sur les textes traduits. Elles apportent des explications bienvenues et souvent très bien formulées. Je citerai intégralement la première, qui éclaire l’histoire des conciles œcuméniques évoquée dans la notice introductive intitulée « Les cinq premiers siècles » (p. 10-13) :

On distingue deux sortes de conciles (terme qui signifie assemblée) : les conciles œcuméniques qui réunissent les évêques de tout lieu (oikoumenê, en grec, désigne la terre habitée, l’univers connu) et les conciles particuliers, propres à une région. Depuis environ un siècle, le mot œcuménique (œcuménisme) désigne les relations entre les confessions chrétiennes, orthodoxes, protestants, anglicans, catholiques (n. 1, p. 11).

À côté de cette bonne mise au point et de beaucoup d’autres, très utiles, je voudrais signaler quelques insuffisances qui ne me semblent pas sans conséquence. J’en analyserai deux, parmi les plus importantes. Ainsi, en page 58, au début de la Lettre anonyme des Smyrniotes, le lecteur découvre les notes 22 et 24, qui parlent toutes deux du mot « martyr ». Voici ces deux notes, précédées chacune de la phrase qu’elle veut expliciter :

Tous ces témoins de Jésus sont des ‘martyrs’ (dernière phrase de la notice avant le début de la lettre) ; Martyr est en fait un mot grec qui se traduit par témoin. Pour les chrétiens, un martyr est celui qui ‘rend témoignage’ au Christ (note 22).
Frères et sœurs, nous vous écrivons pour vous parler de ceux qui ont rendu témoignage (première phrase du paragraphe 1 de la lettre) ; C’est le mot grec, martyr, signifiant témoin (note 24).

Pour commencer par les maladresses de présentation, on dira d’abord que la première phrase de la note 22 serait mieux formulée ainsi : « Martyr vient d’un mot grec qui signifie d’abord témoin » et que la note 24 pourrait s’énoncer « Le verbe grec ici employé est formé sur le mot même qu’on traduit par martyr ». Mais surtout, deux éléments fondamentaux me semblent faire défaut : le premier est que le martyr chrétien rend témoignage au Christ en acceptant de perdre sa vie pour lui rester fidèle ; le second est que le don de sa vie qu’il fait ainsi est un don pacifique, qui n’entraîne pas la mort d’innocents. Ces deux éléments sont essentiels : le premier pour distinguer le martyre sanglant, qui est la première cause de sainteté pour les chrétiens, du martyre au sens courant de « souffrances vives et prolongées » ; le second pour distinguer le martyre pacifique du chrétien, témoignage rendu à la vérité par le refus de la violence face à l’agresseur, à la suite de la Passion subie par le Christ lui-même, du pseudo-martyre des kamikazes, qui certes donnent leur vie pour une cause, et même souvent une croyance religieuse, mais en sachant qu’ils vont faire directement souffrir ou mourir d’autres personnes. En 2014 ou 2015, alors que nombre de nos frères et sœurs chrétiens d’Orient souffrent, au sens proprement chrétien, le martyre, devant des persécutions sanglantes et des « attentats suicides », il n’est pas permis de taire ces deux connotations du martyr chrétien qui feront peut-être bien vénérer ces personnes contemporaines comme des saints dans quelques décennies, comme nous vénérons aujourd’hui Ignace d’Antioche, Polycarpe de Smyrne et leurs compagnons.

Je donnerai un deuxième exemple d’insuffisance historique et théologique, qui ne concerne plus le culte des saints, mais la discipline du célibat ecclésiastique. La deuxième lettre de Polycarpe déjà citée, dont des extraits importants figurent parmi les textes de l’Office des lectures [3], fait une mise au point sur une question de discipline, à propos d’un responsable de communauté, nommé Valens, soupçonné de malversations financières. Je reproduis ici le sous-titre qui précède le paragraphe 11 de cette lettre, avec la note qui s’y rapporte (p. 52) :

Valens, votre prêtre, est tombé dans un grand péché (sous-titre) ; La conduite de Valens me fait beaucoup de peine. Il a été prêtre chez vous pendant quelque temps, mais il a bien oublié la charge qui lui avait été confiée (première phrase du paragraphe) ; Polycarpe emploie le mot ‘presbytre’. Valens a été peut-être responsable de l’Église de Philippes. C’est sûrement quelqu’un d’important (note 19).

Cette note me paraît à nouveau entachée de deux manques importants : d’une part, du point de vue lexical, il n’est pas dit cette vérité toute simple que le mot grec traduit ici par « presbytre » (presbuteros) est le même qu’on traduit dans d’autres contextes par « prêtre », et qu’il signifie tout simplement « ancien ». Le prêtre ou le presbytre est « l’Ancien » de la communauté, dans une civilisation où l’ancienneté comporte naturellement une connotation d’autorité. D’autre part et surtout, la raison pour laquelle les traductions, aussi bien celle-ci que celle de l’Office romain des lectures, emploient dans ce contexte le mot « presbytre » et non le mot « prêtre » est que cette institution de l’Ancien placé à la tête de la communauté a évolué au fil des siècles, notamment en ce qui concerne la discipline de l’état de vie : le célibat sacerdotal, requis dans les communautés occidentales (« romaines ») de l’Église catholique depuis le Concile de Trente, ne s’est imposé que progressivement à partir du IVe siècle [4] et il n’est donc pas la règle à l’époque d’Ignace ou de Polycarpe.

Négliger de donner ces deux informations au lecteur introduit un halo d’incertitude sur la fonction de Valens, très certainement responsable de l’Église de Philippes (ou au moins d’une partie de celle-ci), et à détourner ainsi son attention de l’objet principal de la lettre de Polycarpe : comment se situer face à un responsable de communauté chrétienne qui a commis des malversations financières ? Que la femme de Valens, qui était donc un presbytre marié, soit complice de ces malversations, comme le laisse supposer la suite du paragraphe 11 (p. 53, début du deuxième alinéa) ne fait qu’apporter un élément de complexité supplémentaire à l’affaire, mais ne modifie pas sa nature profonde, le délit financier commis par un responsable d’Église. La note me semble donc ici égarer sur une fausse piste et rendre difficile la compréhension de l’actualité de ce passage.

Mais les notes ne sont pas le seul élément de commentaire présent dans ce petit livre : de façon plus globalement pertinente, les parties introductive et conclusive de l’ouvrage apportent au lecteur débutant des informations claires et substantielles. Au début, la bonne synthèse des p. 10-13 déjà citée sous son titre « Les cinq premiers siècles », et qui s’appellerait plus justement « du IIIe au Ve siècle », donne une bonne synthèse de ce tournant clé de l’histoire chrétienne marqué par le passage du statut de « religion persécutée » à celui de « religion officielle », avec toute l’ébullition théologique des premiers conciles qu’il a permis. Le tableau qui suit (p. 14-16) situe utilement les « Pères de l’Église » par rapport au monachisme et aux « courants divergents » contemporains ; sans insister sur le fait qu’il eût été sans doute été préférable d’employer le mot d’hérésies, à la place de cette dernière expression, et de l’expliquer, le lecteur peut s’étonner légitimement du liminaire du tableau (p. 14) : « il faut mettre à part trois ‘géants’ qui ne peuvent être situés sur le même plan que les autres » (Irénée de Lyon, Origène, Augustin d’Hippone). Le choix de ces pères, certes éminents, doit être justifié pour le lecteur ignorant, qui a le droit de vouloir comprendre ce choix, lequel peut d’ailleurs être contesté : pourquoi Origène serait-il plus un « géant » que Basile de Césarée, auteur d’un traité sur le Saint-Esprit que le Catéchisme de l’Église catholique cite à quatre reprises [5] ?

On conclura en souhaitant bonne vie à cette entreprise, dont les bonnes intentions sont évidentes pour faire apprécier au plus grand nombre les auteurs des premiers siècles de l’Église, et en exprimant le désir que ces bonnes intentions soient relayées par une plus grande rigueur dans le choix des traductions et dans l’élaboration du commentaire, afin de transmettre toute la plénitude de la foi en Jésus-Christ, lui qui donne sa vie chaque jour pour nous entraîner à sa suite, par sa Passion, jusqu’à la gloire de la Résurrection : « Le nouveau Testament ne nous parle pas seulement de Jésus terrestre et de sa relation concrète et aimable avec le monde. Il le montre aussi comme ressuscité et glorieux, présent dans toute sa création par sa Seigneurie universelle » [6]. Et encore : « Toutes les vérités révélées procèdent de la même source divine et sont crues avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus importantes pour exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. Dans ce cœur fondamental resplendit la beauté de l’amour salvifique de Dieu manifesté en Jésus–Christ mort et ressuscité. [7] »

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Traduction officielle liturgique de la Bible, Paris, Mame, 2013, p. 1876.

[2] Texte grec : alla charis tô theô (The Apostolic Fathers, éd. Lightfoot, t. II, vol. 3, Londres, 1889, p. 368).

[3] Deuxième lecture, du lundi au jeudi de la 26e semaine du Temps ordinaire (Office romain des lectures. Livre des jours, Paris, Desclée de Brouwer, 1976, p. 1096 1106).

[4] Voir Paul VI, Le célibat sacerdotal. Lettre encyclique, Paris, éd. du Centurion, 1967, p. 65-66, § 36.

[5] Voir CEC, § 163, 736, 2132, 2684 ; en comparaison, Origène est cité dix fois et saint Jean Chrysostome dix-huit fois.

[6] Pape François, Loué sois-tu. Encyclique sur la sauvegarde de la maison commune, Paris, Bayard-Mame-Cerf, 2015, p. 82, § 100.

[7] Pape François, La joie de l’Évangile, Paris, Salvator, 2013, p. 33, § 36.

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