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Portée de la doctrine thomiste de la vertu

P. Laurent Sentis

Ces bonnes feuilles sont extraites d’un ouvrage déjà publié (De l’Utilité des Vertus, Ethique et Alliance, Paris, Beauchesne, 2004, p.90-95). Nous remercions vivement l’auteur de nous avoir autorisés à les reproduire.

Le projet de saint Thomas est de reprendre la réflexion d’Aristote sur la vertu acquise, à l’intérieur de la doctrine augustinienne de la vertu infuse. Il y parvient assez facilement en ce qui concerne les vertus affermissantes. Mais en ce qui concerne les vertus modératrices, le projet est plus difficile à mettre en œuvre.

Rappelons d’abord qu’Aristote distingue les vertus intellectuelles, comme la prudence, et les vertus éthiques, comme la justice, la force et la tempérance, qui concernent la faculté de désirer. Parmi ces vertus éthiques, certaines, comme le courage et la tempérance, ont leur siège dans l’appétit sensitif (on parlerait aujourd’hui du désir corporel et l’on soulignerait que ce désir est marqué en profondeur par certaines structurations psychologiques). Sans être des habitudes au sens péjoratif du mot, les vertus éthiques sont des inclinations stables vers le bien. Elles indiquent la direction à suivre et laissent à la prudence le soin de déterminer de façon plus précise les décisions à prendre. Grâce à une bonne éducation, l’homme est devenu juste, courageux et tempérant. Il est alors spontanément tourné vers le bien et, en particulier, vers le bien de la cité. Il lui reste à prendre avec prudence les décisions précises qui lui permettront de bien vivre dans le cadre de la cité et aussi d’agir convenablement au plan politique. La prudence est une vertu intellectuelle. Grâce à elle, l’homme parvient une véritable connaissance : celle du comportement avisé et adapté aux situations concrètes. Cette connaissance sera dite vraie en raison de sa conformité avec un désir droit, c’est-à-dire orienté vers le bien par la vertu éthique [1].

Selon Augustin, en revanche, toutes les vertus ont leur siège dans l’âme, comprise comme partie spirituelle de l’être humain. Ce que nous avons appelé appétit sensitif ne fait pas partie de l’âme, mais du corps. La vertu rend l’âme capable de dominer le corps et ses désirs. Ainsi le rôle d’une vertu morale comme la tempérance est de réprimer les passions ou de les maîtriser, afin de permettre à l’homme vertueux de pouvoir en faire un bon usage.

En ce qui concerne les vertus affermissantes, les contradictions entre les deux points de vue passent inaperçues. En soulignant la beauté du courage, Aristote avait bien vu la dimension proprement spirituelle de cette vertu, qui permet à l’homme de résister à la crainte. Son analyse ressemble fort à celle qu’aurait pu développer Augustin. Avec les vertus modératrices, il n’en va pas de même. La tendance qui oriente le désir corporel est une chose, la domination de l’esprit sur ce désir corporel est autre chose. On ne saurait en effet identifier la tendance décrite par Aristote, ni à une simple soumission du corps à l’âme, ni à une simple maîtrise de l’âme sur le corps.

Nous avons vu comment Thomas a tenté de concilier les deux points de vue en disant que la vertu morale a son siège dans l’appétit et son principe dans la raison. Par suite, les vertus qui ont leur siège dans l’agressivité et la convoitise sont une « certaine conformité habituelle de ces puissances à la raison » [2]. Ainsi ces vertus sont, comme les autres vertus morales, des inclinations au bien. De ce fait, la notion aristotélicienne de vertu morale est honorée. Par ailleurs, ces vertus proviennent de la raison, elles font participer l’agressivité et la convoitise à la raison et développent dans ces puissances une docilité à la raison, et donc une soumission du corps à l’esprit. Elles se manifestent ainsi comme des « dispositions par lesquelles les forces du désir sont disposées à obéir facilement à la raison » [3]. En signalant ainsi l’obéissance du désir corporel à la raison, Thomas reconnaît la part de vérité de l’augustinisme. Mais il va plus loin que saint Augustin en voyant la vertu non pas seulement dans l’obéissance, mais dans la facilité de cette obéissance, que nous avons nommée docilité.

Avant d’examiner de façon plus détaillée comment ce type de vertu est décrit par Thomas, il convient de se demander dans quelle mesure cette conciliation nous conduit à une meilleure perception de la réalité. En effet, aussi séduisante que soit, du point de vue spéculatif, la conception thomiste de la vertu morale, il est permis de se demander ce qui nous prouve qu’elle n’est pas une pure construction intellectuelle. Correspond-elle à quelque chose de bien précis dans un être humain concret ? Examinons d’abord les arguments qui pourraient nous en faire douter.

Tout d’abord il faut bien reconnaître une grande différence entre Thomas d’Aquin, d’une part, Aristote et Augustin d’autre part. Quand nous lisons l’Éthique à Nicomaque, nous avons l’impression que Aristote cherche à cerner, de la manière la plus exacte possible, la vie concrète de ses contemporains. Quand nous lisons Les Confessions de saint Augustin, nous sommes en présence qu’un homme qui cherche à se connaître lui-même, jusque dans les plus petits détails de sa psychologie. Bref, nous avons affaire à des travaux de première main. Avec Thomas d’Aquin, il n’y a rien de tel. Ses biographes nous le présentent comme un intellectuel, sans grand contact avec la vie mondaine, et sans cesse occupé par son travail d’enseignement et de recherche. Il n’a pas connu la vie tumultueuse et la riche expérience pastorale et ecclésiale d’Augustin ; il n’avait pas, comme plus tard saint Alphonse de Liguori, une pratique assidue du ministère de la confession. Il n’avait pas la curiosité universelle et le goût de la vie sociale et politique de Platon et d’Aristote. Pratiquement il n’apparaît nulle part dans son œuvre une notation qui pourrait être tirée d’une expérience personnelle. Plus radicalement, indépendamment de ces remarques qui ne prouvent pas grand-chose, il est clair que, de façon délibérée, notre docteur a privilégié une connaissance presque entièrement livresque de l’homme. On a même l’impression que son intérêt se borne à l’homme tel que Aristote le dépeint dans l’Éthique à Nicomaque, et que la question est de savoir comment la grâce peut perfectionner un tel homme sans le mutiler.

Allons plus loin dans l’analyse et reconnaissons que, selon les domaines concernés, notre expérience quotidienne nous conduit à donner raison soit à Aristote, soit à Augustin. Pour la plupart d’entre nous, la sobriété est une vertu de type « aristotélicien » : l’homme sobre est celui qui est spontanément enclin à boire de façon modérée. En revanche la chasteté est plutôt de type « augustinien » : être chaste, c’est accepter par son intelligence une loi morale et imposer cette loi à sa sexualité en résistant aux pulsions non conformes à cette loi. Aussi, nous avons parfois l’impression que la conciliation tentée par Thomas d’Aquin reste assez théorique.

Malgré ces arguments, je pense que la doctrine thomiste de la vertu n’est pas une conciliation verbale et superficielle, mais qu’elle provient d’une perception extrêmement fine et exacte de la réalité humaine. Toute la question est de savoir de quel homme il s’agit. Poser la question, c’est déjà y répondre. Thomas ne réfléchit pas à partir de l’homme pécheur ou justifié, tel que nous le connaissons en nous ou chez autrui, mais à partir de l’humanité telle qu’elle resplendit dans le Sauveur. Aussi la vertu ne doit pas être envisagée à partir de notre expérience mais à partir de ce que nous pouvons connaître du Christ. Il est clair, selon une lecture croyante des récits évangéliques, que les vertus du Christ sont beaucoup plus qu’une simple soumission de son corps à son âme. La chasteté de Jésus manifeste, non seulement une grande maîtrise de soi, mais aussi une sexualité étonnamment saine et harmonieuse. La douceur de Jésus n’est pas seulement maîtrise de soi et art d’utiliser la colère à bon escient, mais rayonnement d’une énergie forte et pacifiante. Mais la vertu n’a jamais en nous et autour de nous la perfection qu’elle atteint dans le Christ (et en Marie). C’est pourquoi notre regard privilégie tantôt le point de vue d’Aristote, tantôt le point de vue d’Augustin. Voulant parler de la vertu en sa perfection, Thomas a été conduit à corriger Augustin en se servant d’Aristote.

Thomas d’Aquin a eu constamment le souci de montrer que la pensée d’Aristote pouvait être intégrée dans une théologie chrétienne. Sa volonté de toujours interpréter de façon favorable les textes d’Aristote peut parfois nous surprendre. Mais là n’est pas le plus important. Il ne s’agissait pas seulement d’intégrer Aristote, mais de se servir de lui afin de faire mieux ressortir certains points que la théologie traditionnelle toute nourrie de la pensée de saint Augustin ne mettait pas suffisamment en lumière. Or sous l’influence de saint Bernard, saint François et saint Dominique, les chrétiens du Moyen Âge avaient appris à donner davantage d’attention à l’humanité de Jésus, telle que les Évangiles nous la décrivent. On a pu parler d’un évangélisme des ordres mendiants. Dans la troisième partie de la Somme théologique, nous découvrons toute l’importance accordée à l’humanité du Christ. Cela apparaît très nettement dans les questions très belles et très originales consacrées à ce que le Sauveur a accompli et supporté dans son humanité.

La distinction trop radicale établie par Augustin entre l’âme et le corps ne permettait pas de penser de façon suffisamment fine toute la réalité concrète de l’humanité assumée par le Verbe. Présenter la sainteté de cette humanité comme une soumission du corps à l’âme ne met assez en valeur la participation de la chair du Sauveur à la vie divine. Une anthropologie comme celle d’Aristote, qui met davantage en valeur l’unité du composé humain, permet de faire progresser la perception de cette unité et conduit à mieux décrire une vertu qui semble bien être non seulement celle de l’âme, mais aussi celle du corps, ainsi que le principe de la cohésion profonde de l’un et de l’autre. C’est pourquoi l’importance de la conception thomiste de la vertu ne réside pas d’abord dans la référence aristotélicienne. Saint Thomas nous intéresse parce qu’il nous aide à concevoir la vertu à partir de sa pleine et parfaite réalisation dans le Christ.

On peut, bien sûr, lire la théologie morale de saint Thomas comme une morale philosophique, complétée par des considérations théologiques. Une telle interprétation ne saurait me convaincre de l’intérêt de cette lecture. Si elle était la seule vraie, un problème se poserait immédiatement : ne vaudrait-il pas mieux se tourner vers des philosophies plus modernes ? Quel que soit le génie d’Aristote, que nul ne cherche à contester, il reste que sa pensée ne saurait répondre à toutes les questions qui surgissent dans le monde moderne. En revanche, si nous lisons saint Thomas de façon résolument théologique, nous découvrons qu’il a quelque chose à nous transmettre : nous apprenons auprès de lui à comprendre les vertus humaines et chrétiennes à partir de la forme parfaite qu’elles ont dans le Christ.

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

[1] Ethique à Nicomaque. VI, 2.

[2] la IIae q56 a4.

[3] « Virtutes morales habitus quidam sunt quibus vires appetivae disponuntur ad prompte obediendum rationi », la IIae q68 a3.

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