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Pour le réenchantement du monde : une introduction à Chesterton

Philippe Maxence, éd. Ad Solem, 2004
Sébastien Ray

Journaliste, romancier, caricaturiste, polémiste, dramaturge, critique littéraire, apologiste et poète, Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) a laissé derrière lui une œuvre immense et déroutante, qui a profondément marqué la culture anglo-saxonne du XXème siècle, mais qui reste largement inconnue du public français. C’est tout le mérite de cet ouvrage que de chercher à faire redécouvrir la pensée originale, combinant une naïveté assumée à une profondeur surprenante, de l’un des plus célèbres convertis anglais au catholicisme du siècle passé.

Sans formation universitaire, Chesterton se fait d’abord un nom dans le journalisme, en militant, à l’inverse de l’immense majorité de ses concitoyens, contre la guerre impérialiste menée pour réduire les Boers. Ce n’est que la première des innombrables polémiques qui l’opposeront aux penseurs, largement sceptiques, scientistes et progressistes, de son temps. Aux lieux communs de ce qui s’imposait déjà comme pensée unique, il oppose, dans d’innombrables articles aussi humoristiques que provocateurs, une très sérieuse défense du bon sens de l’homme ordinaire, relevée par des comparaisons, pour lesquelles il manifeste un véritable génie, et des paradoxes qui l’ont rendu célèbre. Il lance en 1905, dans un recueil intitulé Hérétiques, une série d’attaques contre la « philosophie » de certaines des figures intellectuelles les plus éminentes de l’Angleterre de l’époque, comme Kipling, Shaw ou Wells, relevant dans leurs écrits, leurs paroles ou leurs attitudes, ce qui lui paraît intolérable et lui permet de les classer, sans état d’âme, comme « hérétiques ». Sommé par les critiques de s’expliquer sur sa propre vision du monde, il publie en 1908 Orthodoxie, où il affirme la nécessité du dogme, et clame, à la stupéfaction de la classe éduquée pour laquelle la religion était une aberrante survivance du passé, que la seule « philosophie » qui puisse satisfaire le bon sens de l’homme confronté à la réalité du monde est celle du christianisme.

Chesterton allait passer le reste de sa vie à défendre et illustrer une pensée qu’il ne considérait pas comme la sienne, mais comme celle qu’il avait, après un difficile parcours spirituel, reçue de l’Église, d’abord l’Église d’Angleterre, celle de sa femme Frances, puis, en 1922, l’Église de Rome, dans laquelle il avait reconnu l’autorité de Pierre et le pouvoir de délier les péchés. Sa vision du monde était intégralement religieuse et s’appliquait partout et dans le moindre détail de cet univers sanctifié par l’Incarnation, de la défense de la famille, de la démocratie et de la propriété privée, à celle des tavernes, des boîtes aux lettres et des contes de fées. À la racine de sa pensée se trouve ce que Maxence a nommé le « réenchantement », un émerveillement permanent devant le monde pour le seul fait qu’il existe et une gratitude immense envers son Créateur. Il est ulcéré tant par l’utilitarisme que par le pessimisme, marques d’une perversion du regard sur le monde dont il voit la racine dans le péché originel. Tout le réel est poétique, et il s’attache à le montrer tant dans ses essais que dans son importante œuvre poétique, dans ses nouvelles policières et dans ses romans. Le regard qu’il faut retrouver est celui de l’enfant, qui ne réduit pas ce qu’il observe à ce qu’il croit déjà connaître, mais qui reste en permanence ouvert à l’étrangeté et à l’imprévisibilité de ce qui l’entoure.

Celui qui permet ce retour à l’enfance, ce renouvellement d’un monde vieux et usé par le péché, soumis inexorablement à sa propre gravité, c’est le Christ. Le créateur des cieux s’est fait petit enfant, et par ce premier paradoxe de son Incarnation, nous réapprenons à contempler la gloire de Dieu dans ce qui est petit et faible. Le respect, la déférence même, que Chesterton porte à l’homme ordinaire, provient de la conviction que cet homme partage l’humanité du Sauveur. L’humilité de Dieu rend risible l’orgueil des hommes, et c’est pourquoi la démocratie, comprise comme gouvernement de l’homme ordinaire, est pour lui la seule forme acceptable de vie en commun, où les rapports humains restent des rapports de chaleur et de proximité. La croix du Christ constitue le second paradoxe, celui qui nécessite, au plus haut point, un renversement du regard. La réalité imprévisible de la Résurrection se cache derrière l’incompréhensible impuissance du Tout-Puissant. C’est là le modèle des nouvelles policières de Chesterton, les enquêtes du célèbre Père Brown, où derrière l’évidence apparente de ce que l’on voit se cache toujours quelque chose que l’on n’attend pas, qui dépasse les habitudes de pensée de l’homme désenchanté, dont les raisonnements trop rapides et les conclusions trop faciles mènent à des erreurs judiciaires. Face à la richesse de la réalité, le prêtre et le poète sont plus efficaces que le logicien : ce qu’il y a de fou dans le monde confond les sages.

Le lecteur de Chesterton est mis en face d’un mode de pensée très éloigné des habitudes modernes, et court toujours le danger de ne pas le prendre au sérieux, de confondre ses paradoxes, ses provocations, ses boutades et ses jeux de mots avec de l’incohérence ou de la désinvolture. Mais c’est précisément là qu’il est le plus sérieux, là qu’il expose ce qu’il y a de plus important pour lui. Le détail n’existe pas, rien n’est négligeable, et ses pièces de théâtre d’un franc comique expriment aussi bien sa pensée religieuse que L’Homme éternel, livre sur la place du Christ dans l’histoire, qui joua un grand rôle pour C. S. Lewis et Graham Greene, ou son Saint Thomas d’Aquin, tant admiré d’Étienne Gilson. Homme à la pratique religieuse discrète, Chesterton voulait aussi être le Don Quichotte du Christ, le fou de Dieu, à l’exemple de son cher François d’Assise. En aban-donnant le christianisme, le monde moderne a perdu sa tête ; en refusant le surnaturel, il est devenu incapable de rester naturel et simplement vivable. Chesterton, aimant passionnément le monde que Dieu lui a donné, cherche, tout simplement, à le remettre à l’endroit pour lui rendre la joie.

Philippe Maxence tend, tout au long de son ouvrage, à mettre en évidence les différents thèmes chestertoniens. L’esprit d’enfance, la transformation du regard, la réhabilitation du merveilleux et du bon sens, tous les sujets chers à Chesterton sont abordés, en compagnie de sa surprenante défense d’une démocratie qui n’est pas celle des hommes politiques, et avec un chapitre entièrement consacré au Père Brown, personnage qui apparaît dans une cinquantaine de nouvelles entre 1910 et 1935. On peut critiquer dans ce choix une certaine sélection arbitraire des œuvres et repérer quelques défauts, avant tout formels : le livre comporte beaucoup de digressions dont le rapport avec le sujet est difficile à cerner ; le style est journalistique, très martelé dans son rythme et cédant parfois à la facilité dans les effets ; on relève nombre d’imprécisions dont certaines vont presque jusqu’au contre-sens, donnant l’impression pourtant certaine-ment erronée que les œuvres ont été lues trop vite ; on peut regretter des tentatives un peu artificielles de transposer Chesterton dans le contexte contemporain, alors que c’est un de ces auteurs assez complets pour s’actualiser d’eux-mêmes. Mais, malgré tout, le but de l’auteur est atteint : la richesse de la pensée de Chesterton est excellemment rendue, avec son principe, sa cohérence et sa finalité dans le christianisme. L’auteur, voulant donner le plus possible la parole à son héros, a pris un plaisir manifeste à insérer un grand nombre de citations dans ses chapitres, donnant au lecteur un aperçu général réussi d’une œuvre gigantesque. « Le meilleur service que nous puissions rendre à un auteur consiste à ouvrir à nouveau le chemin de son œuvre », écrit Philippe Maxence au début de son livre, et ce bel hommage à Chesterton y aidera certainement.

Réalisation : spyrit.net