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Pour une métaphysique de l’être en son analogie, de Heidegger à saint Thomas (Yves Floucat)

Paris, Lethielleux, 2016, 228 p.
Cyrgue Dessauce

Ce livre offre une réponse thomasienne à la critique heideggérienne de la métaphysique. Rappelons-le, celle-ci est accusée d’avoir réduit l’étude de l’Être à celle des « étants », c’est-à-dire ce qui le restreint et l’individualise. Au lieu du mystère de l’Être, on a des objets que nous percevons par nos sens, que nous manipulons et qu’étudient nos sciences empiriques. À cause de cela, la métaphysique conduirait à une conception purement utilitariste de l’être, Dieu lui-même se trouvant réduit à être un « étant » parmi les autres, infiniment supérieur sans doute, mais rangé à côté des autres. On arriverait ainsi à faire de la réalité un ensemble de choses disponibles pour la technique. Tout le reste, et en particulier ce qu’il y a dans le réel, de plus noble, serait laissé de côté, enfermant l’homme dans un rapport intéressé et stérile face au monde. Devant la domination croissante du scientisme et de l’utilitarisme sur l’esprit moderne, cette critique a eu un large écho, ce qui a porté un coup dur à la métaphysique traditionnelle, notamment en France.

Le cœur de la réponse que propose Floucat est tout simplement de remarquer que la pensée thomasienne ne commet pas l’erreur en question.

Sa manière d’aborder l’ontologie ne permet pas la réduction de cette discipline à l’étude des choses. La raison fondamentale qu’il offre est que saint Thomas pense l’être principalement au moyen de l’analogie, qui est un mode de jugement ni univoque ni équivoque. Rappelons que l’univocité confère un même attribut identiquement (Être et temps et la Somme théologique sont volumineux), l’équivocité utilise un même terme pour dire des choses en fait complètement différentes (certains fruits et certains politiciens sont rouges), mais l’analogie attribue une même qualité sous des rapports différents (un être humain et de la nourriture peuvent être dits sains).

Ainsi, saint Thomas pense qu’il y a certes un lien entre l’être des étants et le purum esse (l’Être de Dieu), car le second est l’origine des premiers, mais il n’y a pas de continuité entre l’origine divine (transcendante) et la chose créée, la créature n’est pas Dieu, ni une partie de Dieu, ni une émanation de Dieu. Ainsi, les bases mêmes de l’ontologie thomasienne empêchent de réduire l’étude de l’Être à celle des étants.

Une autre objection notable que soulève l’auteur, face à l’approche heideggérienne voulant étudier l’Être sans conceptualisation métaphysique, est qu’elle vise fondamentalement à une mystique de l’immanence. En effet, dans cette perspective, il ne faudrait pas essayer de penser l’Être, mais à en chercher l’expérience d’un contact intuitif, et, de plus, non avec une réalité transcendante mais un être immanent, au fond de soi-même. Floucat affirme que cette impulsion « mystique » est fondamentalement païenne, proche de certains hindouismes, et que si on peut trouver des formulations en ayant un air de ressemblance, par exemple chez Maître Eckhart, elle ne peut en rien être confondue avec la mystique authentiquement chrétienne. Celle-ci cherche l’expérience de l’Être dans la rencontre du Dieu personnel et transcendant. Ainsi, la motivation de fond et le but du philosophe allemand seraient diamétralement opposés à ceux de toute pensée chrétienne.

Ces considérations et d’autres sont développées en détail par l’auteur. Si il faudra être familier des débats dont traite l’ouvrage pour tirer pleinement parti de ses passages les plus techniques, les arguments principaux seront accessibles à un public bien plus large. L’ouvrage pourrait être particulièrement profitable à ceux qui ont été impressionnés par la force de la critique heideggérienne de la métaphysique, dont Floucat est soucieux de montrer la portée et les limites. Ce serait plus particulièrement le cas s’il s’agit de chrétiens. En effet, selon saint Paul « on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible » (Rm 1, 20). La possibilité étude de l’Être divin à partir des étants créés est ainsi un article de foi. Cet ouvrage nous montre comment la pensée de saint Thomas, dans ses bases mêmes, donne des outils pour mener une telle réflexion à bien, aujourd’hui comme par le passé. Il peut nous aider à comprendre comment l’intelligence, à l’instar du cœur, mais à sa propre manière, est ordonnée à la connaissance de Dieu.

Cyrgue Dessauce, né en 1989, étudiant à la Sorbonne, prépare une thèse de philosophie sur les penseurs anglo-saxons qui explorent aujourd’hui à nouveaux frais la logique aristotélicienne.

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